Scènes

Le Cahier de Césaire en Avignon

Ruddy Sylaire est un comédien d’origine haïtienne installé en Martinique, à la personnalité généreuse et au verbe majestueux. Il s’est lancé, après d’autres comédiens talentueux, dans l’interprétation en solo du Cahier du retour au pays natal, le grand œuvre de Césaire, qui demeure, presque un demi-siècle après le jugement porté par Breton, « le plus grand monument lyrique de ce temps ».

Le comédien a la carrure pour porter un tel texte, faire sentir son vibrato, exprimer sa folie, sa démesure, ses alternances entre joie et douleur. Toute l’idéologie de la négritude est là, en effet, avec ses aller-retour constants entre l’exaltation des valeurs ancestrales et l’humiliation d’une race trop longtemps méprisée. On peut se contenter de dire le Cahier, car le texte se suffit amplement à lui-même. On peut aussi le jouer et c’est ce que fait Ruddy Sylaire. Il s’agit de deux exercices très différents : le second, à l’évidence, réduit la liberté du spectateur, puisque le comédien impose bien plus qu’un lecteur son interprétation du texte. En contrepartie, il y a ce qu’ajoute le spectacle : des mouvements, des gestes, des couleurs, de la musique, des lumières. Encore faut-il que tout cela raisonne avec le texte. Tel fut l’avis des spectateurs martiniquais  – qui connaissent très bien le Cahier – lorsqu’ils ont eu la primeur du spectacle, s’il fallait se fier à la chaleur de leurs applaudissements.

Ruddy Sylaire interprète Césaire

Ruddy Silaire sait jouer de son corps pour exprimer les sentiments contrastés véhiculés par le poème. On pourrait craindre qu’il en fasse parfois un peu trop, estimer qu’il pourrait rouler moins souvent des yeux (même s’il le fait à la perfection), mais on se laisse vite emporter par son énergie : autant le suivre là où il veut nous conduire puisque c’est lui qui est le maître du plateau ! D’autant que sa mise en scène a tout pour séduire. Si les éclairages sont parcimonieux, en l’occurrence ce n’est pas un défaut. Ils apportent des touches de lumière, de couleur là où il faut, sans jamais rompre le lien intime qui s’établit entre comédien et spectateurs. Quant à la musique, c’est une trouvaille que d’avoir fait appel à Laurent Phénis, extraordinaire musicien qui construit lui-même, à partir de bambous, de calebasse et d’autres matériaux disponibles en Martinique, toutes sortes d’instruments à bouche ou à cordes et des percussions, dont il tire des mélodies prenantes. Il a par ailleurs revêtu pour la circonstance un costume d’inspiration tonkinoise, avec un masque rond qui donne une touche de mystère à l’ensemble du spectacle.

Ce dernier sera présenté en Avignon du 8 au 31 juillet à la chapelle du Verbe incarné. Gageons que beaucoup d’amateurs de théâtre découvriront à cette occasion le Cahier de Césaire et la problématique de la négritude. On dit cette dernière dépassée. En écoutant le texte de Césaire passer à travers le gueuloir de Ruddy Sylaire, nous fûmes plutôt frappé par son actualité.

Selim Lander, 22 juin 2010.