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Éléments de la mentalité française à travers la coopération France-Afrique

Résumé

Cet article analyse les évolutions de la mentalité française dans la coopération France-Afrique, depuis le mouvement général des indépendances au cours des années 60 avec la signature des accords spéciaux jusqu’à nos jours. Il se fonde sur l’essai de Franck Magnard et Nicolas Tenzer ayant pour titre La crise africaine : quelle politique de la coopération pour la France ? Pour retracer une histoire handicapante pour un partenariat sain sur les plans économique, politique, militaire et culturel. Il exploite les arguments des africanistes qui mettent le doigt sur la ruse mercantile de la France et dessine les contours du nouveau dispositif international de coopération imbibée de mondialisation qui s’esquisse à l’aube du XXIe siècle.

 

INTRODUCTION

La coopération bilatérale entre un État riche et un État pauvre est certainement la plus ancienne forme de coopération. Généralement économique, elle peut également prendre une forme politique, culturelle ou militaire. À l’observation, l’aide accordée aux pays pauvres par les pays riches n’est pas toujours aussi importante que le prévoient les accords internationaux (0,7 % du PNB) : elle est souvent intéressée et n’est pas toujours adaptée aux situations locales, bien que depuis les années 1970, on assiste à la multiplication des accords de coopérations multilatérales. Certains ayant pour objectif l’aide au développent (par exemple, accord entre l’Union Européenne et quelques 70 pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) et d’autres la création des zones de libre-échange (ASEAN, ALENA, APEC, MERCOSUR, etc.), la coopération Nord/Sud au jour d’aujourd’hui semble encore bien loin de ce stade égalitariste pour lequel militent les États pauvres. Malgré son énorme richesse naturelle, le continent africain demeure à la traîne alors qu’il aurait dû trouver une bonne partie de son salut dans la nature de sa coopération avec les pays industrialisés, au premier rang desquels la France avec qui il entretient des liens historiques particuliers. Et parlant justement de cette France qui a toujours eu du mal à traiter à égalité avec les pays africains depuis l’époque coloniale, on se demande si ce n’est pas finalement une question de mentalité. L’incapacité de la France à traiter à égalité avec l’Afrique ne relève-t-elle pas de son mode de pensée et de croyance ? L’Afrique ne gagnerait-elle pas, pour une coopération désormais plus saine avec la France, de prendre en considération les spécificités mentales de cette dernière ? Tout porte à croire que les faits historiques ont développé chez les Français une mentalité handicapante à toute relation égalitaire avec l’Afrique. Nous nous proposons ici, sur le guide de Franck Magnard et Nicolas Tenzer dans LA CRISE AFRICAINE : QUELLE POLITIQUE DE COOPERATION POUR LA FRANCE ?, de porter un regard sur cette coopération en voyant comment la mentalité française en émerge, afin d’envisager des bases nouvelles pour une meilleure coopération entre la France et les pays africains.

 

I – UNE HISTOIRE HANDICAPANTE POUR UNE RELATION SAINE

L’histoire de la France en Afrique est jalonnée par deux phénomènes majeurs qui ont formaté l’esprit français à une forte tendance hégémonique à l’égard de l’Afrique.

Tout remonte en effet au début de ce que l’on qualifie d’époque moderne avec l’esclavage, où le besoin d’une main-d’œuvre agricole et domestique déclenche une ruée de l’Europe vers l’Afrique : à la suite du Portugal qui avait ouvert le bal dès 1444 et de l’Espagne, la France, à travers le fameux commerce triangulaire au XVIIe siècle, s’investit également en Afrique. Dans cette pratique où les Africains sont soumis à des services par la force et considérés comme la propriété des Français, leurs maîtres, à la volonté desquels ils sont entièrement assujettis, rangés dans la catégorie des biens matériels et des instruments fonctionnels, vendus, achetés, négociés, offerts en cadeau ou mis en gage pour une dette contractée par leurs propriétaires, sans avoir d’ordinaire le moindre pouvoir d’objection personnelle ou légale, c’est une mentalité qui s’en est émergée. Une mentalité qui établissait toute la supériorité du Français face à l’Africain, de la France face à l’Afrique, sans le moindre soupçon d’un possible rapport égalitaire.

Plus tard, la révolution industrielle bouleverse les économies et les sociétés d’Europe. Les pays industrialisés, au rang desquels la France, entre alors dans une ère de la croissance économique avec une nécessité toujours plus accrue des matières premières et de débouchés. De cette industrialisation, le goût effréné pour le profit et le sentiment hégémonique de la France (comme pour le reste de l’Europe) ne s’en trouve que revigoré. Du coup, le tiers monde qui vadrouille encore dans un retard technique est une destination propice pour affirmer cette hégémonie, mais aussi pour l’accroître à travers l’exploitation d’une matière première là-bas foisonnante. En 1830, on assiste alors à un processus d’occupation et d’exploitation (colonisation) de l’Afrique par les Français, d’abord par l’Algérie et le Sénégal, puis par une occupation systématique de l’Afrique tropicale au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. La France se fait presque partout présente en Afrique où elle règne au mépris des intérêts des autochtones, en brandissant sous forme de paravent quelques prétextes humanitaires et civilisateurs. Ceci dit, les contextes des premiers contacts entre la France et l’Afrique ne furent pas des plus favorables à une relation de considération mutuelle. A. Césaire en 1950, alors que l’Afrique était encore sous le joug de la colonisation, disait à cet effet :

Il n’y a eu « aucun contact humain (entre l’Occident et l’Afrique), mais des rapports de domination et de soumission qui transforment l’homme colonisateur en pion, en adjuvant, en garde-chiourme, en chicote et l’homme indigène en instrument de production, (…) le grand drame historique a moins été la mise en contact trop tardive avec le reste du monde, que la manière dont ce contact a été opéré ; (…) c’est au moment où l’Europe est tombée entre les mains des financiers et des capitaines d’industrie les plus dénués de scrupules que l’Europe s’est propagée ; (…) notre malchance a voulu que ce soit cette Europe-là que nous ayons rencontrée sur notre route (…) » (1)

Même si ces réflexions sont aujourd’hui froidement analysées par Jacques Brasseul dans son article en ligne Aimé Césaire, une critique du « Discours sur le colonialisme (Mondes Francophones, 8/7/2009), c’est toujours à travers un prisme de supériorité de la France par rapport à l’Afrique que l’histoire s’est faite. Mais quels types de coopération l’Afrique a-t-elle eus avec la France après les indépendances ?

 

II – COOPÉRATION FRANCE/AFRIQUE : UNE RELATION TRÈS ANCIENNE

Les indépendances laissent derrière elles, disent Franck Magnard et Nicolas Tenzer, de jeunes États africains aux frontières héritées de la colonisation, lesquelles frontières constituent pour l’avenir de ces pays de probables foyers de tension. Ce qui nécessite pour chacun de ces derniers une armée digne de ce nom tant pour le maintien de l’équilibre intérieur que pour la défense contre d’éventuelles agressions extérieures visant à la déstabilisation du continent. Mais les jeunes États ne disposent pas encore de moyens à la taille d’un tel projet. La France se donne alors pour mission la lutte contre la déstabilisation de ceux-ci.

 

      II-1 – l’action militaro-diplomatique

Pour renforcer les États africains, la France intervient lorsqu’il le faut pour contrecarrer l’annexion d’un État africain par un État ennemi – conflit tchadien – ou pour entraver un processus de déstabilisation – Zaïre en 1977 et 1978, Togo en 1986. Mais elle se contente de jouer la carte du négociateur lorsqu’il s’agit de conflit interne entre deux groupes opposés, et s’abstient de s’impliquer directement.

L’action militaro-diplomatique consiste également à maintenir le dialogue, à renforcer la présence française dans les pays africains afin de dissuader progressivement d’une idée de resserrement des liens avec l’Union soviétique.

Mais depuis 1968, la France joue de moins en moins le rôle de « gendarme » stricto sensu de l’Afrique. Désormais, la France adopte une doctrine d’intervention très échelonnée. Seules les forces armées nationales interviennent lorsque le conflit n’est qu’à son stade primaire. Ce n’est qu’en cas d’une insuffisance avérée des forces armées nationales qu’une intervention des forces françaises stationnées en Afrique est possible. La troisième possibilité envisageable est l’intervention de la Force d’Action Rapide – FAR – stationnée en France. Suivent ces principes, la France a signé un certain nombre d’accords de défense avec les pays tels que : le Cameroun, les Comores, la République Centrafricaine, le Sénégal, Djibouti, le Gabon, la Côte d’Ivoire et le Togo. La France se propose également d’intervenir à la demande des pays africains, pour aider les États non signataires de tels accords. En plus des accords de défense, la France a signé 23 accords de coopération militaire avec les pays africains tels que : le Bénin, le Burundi, la République Centrafricaine, le Congo, les Comores, la Côte d’Ivoire, Djibouti, le Gabon, la Guinée Bissau, la Guinée Équatoriale, Madagascar, le Burkina Faso, le Mali, la Mauritanie, l’Île Maurice, le Niger, le Rwanda, le Sénégal, les Seychelles, le Tchad, le Togo, le Zaïre (actuelle R.D.C.).

En 1985, on compte 961 militaires français servant en Afrique noire au titre de l’assistance militaire technique. En 1985, 1836 places de stages militaires sont accordées à l’Afrique par la France. L’aide directe en matériel que la France accorde à l’Afrique est considérable pour les pays en guerre parfois trop pauvres pour acheter eux-mêmes le matériel militaire – le Tchad en 1985 reçoit 27 % de cette aide qui s’élève alors à 248,9 millions de francs.

 

      II-2 – Sur les plans économique, politique et culturel

Sur le plan économique, la France profite de grands enjeux de sa présence en Afrique. De fait, en matière de politique étrangère, c’est cet engagement en Afrique qui lui confère le statut de puissance mondiale. Par ailleurs, la France réalise avec l’Afrique la plus grande partie de son commerce extérieur, car elle représente pour un bon nombre de pays africains, dont elle tire l’essentiel des matières premières nécessaires à son industrie, le premier fournisseur. Dans l’entreprenariat, on note un recul des intérêts français en Afrique francophone depuis les indépendances. De 81 % dans les firmes industrielles en 1960, on est passé de 66 % en 1975. Entre 1967 et 1974, les capitaux français n’ont pris des participations que dans 44 % des entreprises nouvellement créées. Depuis 1970, les investissements directs français se sont redéployés en direction des pays industrialisés. En Afrique même, ils se sont concentrés sectoriellement sur les projets miniers et pétroliers.

« La zone franc est un moyen d’aide privilégié aux pays africains (…), une assistance que la France leur apporte dans leur gestion quotidienne des grands équilibres. » (Ibid. : 171). Elle date de la période de l’entre-deux – guerres, avec la grande crise de 1929 et la disparition du système de l’étalon-or. La physionomie de la zone franc se présente en trois sous-zones :

Les sept États appartenant à l’Union Monétaire de l’Ouest Africain – UMOA : le Bénin, la Côte d’Ivoire, le Mali, le Niger, le Sénégal, le Burkina Faso et le Togo.

–      Les six États membres de l’Union des États de l’Afrique Centrale – UDEAC : le Cameroun, la République Centrafricaine, le Congo, le Gabon, le Tchad et la Guinée Équatoriale.

–      La République fédérale islamique des Comores, qui possède sa propre banque centrale.

La zone franc – France comprise – compte ainsi 120 millions de personnes disposant d’une monnaie commune dont la gestion obéit à des règles propres. Elle fonctionne suivant les principes de mise en commun des réserves des banques centrales – les 65 % de ces réserves sont gérés par le trésor français -, de libre transférabilité des monnaies, de convertibilité illimitée des monnaies entre elles – c’est la spécificité de la zone franc.

Sur le plan politique, l’aide française est une stratégie pour rallier de plus en plus les pays africains au camp occidental au détriment du camp soviétique qui ne consacre à l’aide publique pour le développement que des ressources illimitées. L’exemple est palpable avec le Burkina Faso qui, quoique engagé dans un tiers – mondisme très militant, malgré les incertitudes provoquées par la conduite de son ancien président, reconnaît la nécessité des liens privilégiés avec la France et sait marquer les limites de son engagement aux côtés de la Libye. Il est également question pour la France de préserver le soutien de ses alliés africains lors des votes à l’ONU, pour rester membre permanent du conseil de sécurité.

Sur le plan culturel, les indépendances signent un pacte nouveau dans les relations entre la France et l’Afrique. Fini l’illusion d’une culture supérieure, d’une race ou d’un peuple détenteur de la civilisation. Il est désormais établi, grâce à la dénonciation du colonialisme par des auteurs comme A. Césaire (le Discours sur le colonialisme, Présence Africaine, 1955), que toutes les cultures se valent et que c’est un leurre de penser de la part de certains d’une mission civilisatrice auprès des autres peuples. L’expression diversité culturelle prend alors toute son importance. Et pour l’objectiver dans le vécu quotidien des peuples, une institution est créée, la francophonie ; elle s’en donne la mission.

 

III – UNE RELATION CONTROVERSÉE

En matière de coopération France/Afrique, les avis sont divergents dès lors qu’il faut analyser la promiscuité de la politique étrangère de la France en Afrique, pour la restructuration des organismes de coopération et pour affronter le « marché de développement ».

 

      III-1 – Sur la coopération militaire

Une certaine opinion soutient la thèse d’un destin français qui serait inéluctablement tributaire de la situation politique de l’Afrique. Cette thèse est perceptible dans les propos de François Mitterrand lorsqu’il déclara que « l’avenir de l’Afrique intéresse au premier chef la sécurité de la France » (Ibid. : 166). C’est une conviction qui justifierait l’engagement militaire français en Afrique. Ainsi, elle peut veiller sur la stabilité politique de l’Afrique en intervenant aussi bien dans les conflits intestins que dans les agressions étrangères ou en contrôlant l’invasion du Front Est dans les territoires africains. Une seconde opinion estime a contrario que la France a moins à gagner qu’à perdre dans sa coopération militaire France/Afrique. M. Nicolas Martin a ainsi pu écrire (Stratégies : Afrique MoyenOrient, Nº 13) : « Le contrôle des territoires immenses de l’Afrique n’offre aujourd’hui que des inconvénients et peu d’avantages. Sur le plan nucléaire, poursuivait-il, aucune base africaine n’est nécessaire au dispositif de dissuasion de l’un des deux grands. Sur le plan naval, l’ère des bases est révolue » (cité par Magnard et Tenzer : 166).

Il faut sans doute, à ce jour, prendre acte de cette contestation et concevoir une politique de containment comme une autre conception de la présence militaire française en Afrique.

 

      III-2 – Sur les effets de la zone franc

La principale critique repose sur la surévaluation des monnaies africaines de la zone franc. Il n’y pas de surévaluation manifeste du franc CFA si l’on s’en tient aux prix pratiqués à l’extérieur de la zone franc, dément Franck Magnard et Nicolas Tenzer (Ibid. : 176).

De l’avis de certains économistes africains, la zone franc favoriserait la persistance de liens commerciaux essentiellement entre la zone franc et la France ; ce qui n’est pas du tout dans l’intérêt des Africains. Là encore, Magnard et Tenzer ne semblent pas être du même avis : « S’il est vrai, affirment-ils, que la zone franc ne se conçoit que si les pays font l’essentiel de leur commerce avec la France, il reste que, de manière générale, les pays membres sont plus ouverts sur le reste du monde que les autres pays africains et qu’ils connaissent moins de velléités protectionnistes, au prix peut-être d’un endettement plus élevé, sans doute du fait des mesures de restriction à la croissance de la masse monétaire. » (Ibid. : 176). Quoi qu’il en soit, poursuivent-ils, les facteurs positifs pour l’Afrique l’emportent largement ; à savoir « l’absence d’aléas de change, la maîtrise de pressions inflationnistes, l’encouragement des échanges commerciaux sud-sud à travers l’existence d’une monnaie commune et la solidarité économique entre les pays d’une même zone » (Ibid. : 177).

 

III-3 – Sur les effets culturels de la France en Afrique

La Coopération France-Afrique est aussi importante et diversifiée et les secteurs de coopération concernent la santé, l’éducation, la recherche. La France soutient les programmes nationaux de la lutte contre le VIH/SIDA, les grandes endémies, la lutte contre la pauvreté ; elle équipe les facultés des universités et les grandes écoles, renforce les grandes bibliothèques scolaires et municipales La France encadre la jeunesse africaine et assure la promotion du sport à travers ses Alliances Francophones et les centres culturels.

Mais, il existe bel et bien une raison historique : promouvoir leur culture en français est un devoir historique. La France a eu de très bons élèves pour soutenir cette option. Un exemple est la théorie senghorienne du métissage culturel et son effort pour promouvoir la Francophonie n’était donc qu’une africanisation de la théorie coloniale de l’assimilation. Bourguiba pour sa part, se présenta comme le chef d’État le plus occidentalisé. Pour lui, la langue française était la voie royale de la modernité. Voilà ce qui explique la naissance de l’ACCT comme Agence de Coopération Culturelle et Technique en 1970 et son évolution nous mènera à la naissance de la Francophonie. La langue française perdant peu à peu son prestige en Afrique, la France en fin de compte a pour seul combat, de valoriser celle-ci par tous les moyens pour avoir un peu plus d’interlocuteurs.

Pour Dominique Wolton, « La France a construit la plus vieille politique culturelle extérieure, en constante régression, quand avec la mondialisation, il faudrait au contraire la valoriser et l’étendre. » (Wolton, 2000 : 83) Il dit encore plus loin dans son ouvrage, Demain la Francophonie, que « une langue en partage n’implique ni une seule langue, ni une seule vision du monde. » (Ibid. : 99)

Il faut ainsi noter que la langue est porteuse d’histoire, de mentalité, d’humour, d’immigration, et que les mots en voyageant sont évidemment les premières conditions de tout échange. La langue française aujourd’hui est un réflexe culturel pour la France.

Pour les nationalistes panafricains, la culture française a un effet dévastateur en Afrique. Partout où elle se parle régulièrement, la langue française est érigée en langue officielle au détriment des langues locales. Du coup, la culture africaine dont ses langues sont les supports privilégiés est en régression. On assiste à une occidentalisation des sociétés africaines et un mouvement massif des Africains pour la France dont ils admirent le modèle culturel (Manière de voir, Le Monde diplomatique, Nº 104, 2009 : 74). Mais pour d’autres, au rang desquels A. Mbembe, « le raisonnement nationaliste repose sur une série de méprise ». L’Afrique s’est approprié du français qui est devenu une langue africaine à part entière. « Les langues, religions et techniques héritées du colonialisme sont passées par un processus de vernacularisation – iconoclaste sans doute, et en bien des aspects destructeur, mais aussi porteur des ressources nouvelles tant sur le plan de l’imagination, de la représentation que de la pensée. Il n’y a qu’à voir, sur ce point de vue, la saveur littéraire d’un Sony Labou Tansi ou d’un Ahmadou Kourouma – pour ne citer que les morts »(2)

 

IV – LA MENTALITÉ FRANÇAISE DANS LA COOPÉRATION FRANCE/AFRIQUE

En effet, la controverse qui s’anime autour de la coopération France/Afrique appelle un certain nombre d’interrogations : Peut-on parler d’un véritable soutien réciproque entre la France et l’Afrique sans apprécier les attitudes devant les évidences silencieuses ? S’agit-il d’une coopération d’égale à égale ?

Pour en savoir, on peut interroger la francophonie. Cette institution vit le jour en 1970 par la volonté partagée de trois chefs d’État africain : Léopold S. Senghor du Sénégal, H. Diori du Niger et H. Bourguiba de Tunisie. Elle regroupe l’ensemble des peuples locuteurs de la langue française et se donne pour objectifs premiers le renforcement de la coopération multilatérale (économique ou culturelle) entre les pays membres, le développement de la démocratie, l’intensification du dialogue entre les cultures, le soutien de l’État de droit et des droits de l’homme, la promotion de la paix et du développement… Il faut dire qu’au sein de cette organisation, la France se présente un peu comme le membre privilégié parce qu’elle est, par la langue française, à l’origine de cette institution et qu’elle en est par ailleurs le siège. À côté d’elle, l’Afrique francophone est la plus représentée de par son effectif. Ce n’est donc pas à tort si nous y référons pour en savoir sur la coopération France-Afrique.

Revenant donc à notre préoccupation première : Existe-t-il une coopération égalitaire entre la France et l’Afrique depuis les indépendances au regard de la francophonie ?

Sur ce point, l’histoire semble se répéter. Car comme nous l’avons vu plus haut, c’est à travers le prisme d’une supériorité de la France à l’égard de l’Afrique que l’histoire s’est faite ; ce qui, comme tout fait de mentalité, perdure de nos jours dans la coopération France/Afrique. En effet, pour bon nombre d’observateurs avertis de cette coopération, la politique de la France à l’égard de l’Afrique est demeurée coloniale, d’où d’ailleurs le concept très répandu du néocolonialisme. Pour F. Luchaire dans Droit d’Outre-Mer et la Coopération, 1966, « il y a néocolonialisme lorsque, dans un État juridiquement indépendant, l’économie est organisée non dans l’intérêt des nationaux de cet État, mais dans celui d’un État étranger qui exerce une pression sur lui. » (Luchaire, 1966 : 43). Pour tout dire, cette coopération repose sur le paternalisme et sur une ruse mercantiliste.

 

      IV-1 – Le paternalisme français en Afrique

On retrouve dans l’engagement français en l’Afrique au lendemain des indépendances un esprit paternaliste qui voile mal l’incapacité de ce peuple à sortir de sa peau d’ancien maître. Officiellement comme officieusement ; la France est en effet omniprésente en Afrique. Elle est convaincue d’avoir pour mission de tenir la main des jeunes États africains dans la marche vers le développement, tout comme elle était convaincue à l’époque coloniale d’être investie d’une mission civilisatrice. « Ne s’étant guerre décolonisé – malgré la fin de l’empire colonial – »(3), elle continue de s’imposer très subtilement comme le modèle à suivre. Son avantage, ce qui fait son audience, c’est sa puissance économique en face d’une Afrique nécessiteuse, mais c’est aussi sa ruse.

 

      IV-2 – La ruse mercantile de la France

« Comment expliquer qu’un otage qui a pu se soustraire de l’emprise de son ravisseur se retourne pour lui confier son avenir ? »(4). Cette interrogation de A. Kom pose le problème fondamental de l’initiative de la création de la francophonie. Comment les chefs d’État africains ont-ils pu imaginer que leurs tortionnaires d’hier deviendraient, du jour au lendemain, leurs alter ego ? Lorsqu’on se pose cette question, on doute de ce que les Africains auraient pu prendre tout librement comme une telle initiative. Et quand on écoute Senghor, cité par A. Kom, déclarer qu’ « on oublie, trop souvent, le rôle majeur que joua le Général de Gaulle dans la naissance et l’organisation de la francophonie (…) », il y a fort à croire que la France, à travers le Général de Gaule, tira dans l’ombre les ficelles qui conduisirent à la création de cette organisation.

Le fait est que, comme nous le révèlent Franck Magnard et Nicolas Tenzer, les jeunes États que la France quitte après les indépendances sont un réservoir de matières premières : 71 % de réserves de platine, 96 % de celle de chrome, 85 % de celle de diamant industriel, 61 % de l’amiante, 50 % de l’or, etc. Consciente donc de tous ces enjeux économiques, la France n’avait pas intérêt à ce que ce continent sombrât dans une instabilité. Aussi, la création de la francophonie, tout comme ces autres engagements français d’apparence philanthropique (comme à l’époque coloniale) en Afrique après les indépendances, dissimule-t-elle ses velléités à garder la main mise sur ses anciennes colonies afin de continuer, au lendemain d’une « libération formelle du continent » (Ibid. : 7), à s’engraisser sur le dos d’un peuple qui manque du minimum vital. Mais le grand peuple n’est plus la plus dupe d’autrefois, et tout trouble en Afrique lié notamment à un chef d’État qui joue la carte du chef éternelle porte, selon lui, la main discrète de la France. Pour lui la France est tapie dans l’ombre où elle fait et défait les chefs d’État africain au gré de ses intérêts. On retrouve la France typique, avec son esprit de ruse et de mercantilisme. Pour les peuples africains, toute action de la France en Afrique ressemble fort bien à celle d’un prédateur qui ne s’éloigne jamais de sa proie, car ils ont du mal à imaginer une France égalitaire, et encore moins généreuse.

 

V – BILANS ET PERSPECTIVES À VENIR POUR UNE COOPÉRATION ÉGALITARISTE

      V-1 – Bilans

L’Afrique aujourd’hui est redevable à la France d’une attention désormais plus grande qu’on lui porte dans les instances internationales. La participation de Paris aux agences multilatérales d’aide a non seulement été accrue entre 1980 et 1986, mais Paris a également été décisif « dans la création du fond spécial pour l’Afrique dans le cadre du groupe de la Banque mondiale, dans la septième et la huitième reconstitution de l’AID, la négociation des accords de Lomé, la création d’une ligne spéciale destinée à l’Afrique dans le cadre du FIDA et la priorité donnée à ce continent dans l’affectation des ressources du fonds fiduciaire » (Ibid. : 230).

Même si le bilan de la coopération France-Afrique est encourageant de l’avis de Franck Magnard, Nicolas Tenzer et Alice Ellenbogen(5), il n’en demeure pas moins vrai qu’elle profite plus aux Nord qu’aux Sud, et qu’elle est loin de l’idéal arrêté par la charte de la francophonie.

 

      V-2 – Les perspectives à venir pour une coopération égalitariste

La France doit prendre conscience de ses moyens limités dans sa coopération avec l’Afrique et laisser libre cour à une coopération beaucoup plus étendue de l’Afrique. Ceci modifierait sans doute son rôle, mais ne l’amoindrirait pas pour autant : « car elle devrait pouvoir jouer un rôle moteur au sein des instances multilatérales, y apporter sa connaissance du continent noir et ses méthodes éprouvées » (Ibid. : 229). Aussi devrait-elle s’abstenir de poser une conditionnalité de manière bilatérale dans le cadre d’une négociation globale des projets. Politiquement, celle-ci pourrait apparaître comme la réapparition d’un lien de type colonial, et en cas d’échec elle risquerait d’être accusée d’avoir entraîné le pays bénéficiaire dans le marasme. En vue d’une amélioration de l’efficacité de son aide, elle devrait mettre sur pied des mesures d’ajustement ainsi que des procédures rigoureuses d’une évaluation du financement et du milieu des projets – ce qui exige au préalable une attention plus grande des résultats de l’aide passée. Le fait étant que, s’appliquant sur un terrain mal connu, les premières actions de la coopération font figure d’expérimentations hasardeuses que seuls l’abondance supposée de moyens, mais aussi l’espoir d’un « vrai » développement rendraient tolérables ; alors que l’idée de plus en plus « tragique » et pessimiste de l’avenir de l’Afrique ferait désormais de chaque erreur un véritable scandale. Dans le même souci d’une efficacité de l’aide concédée aux pays africains, la priorité devrait être accordée aux infrastructures de base telles que l’éducation, la santé, les routes, l’électricité…

À ces solutions d’avenir que nous proposent Franck Magnard et Nicolas Tenzer, on pourrait et on doit ajouter que la France se souvienne que l’empire colonial est terminé il y a bientôt un demi-siècle, qu’elle en prenne conscience afin d’apprendre à traiter d’égale à égale avec l’Afrique. L’interpellation va également à l’endroit des dirigeants africains qui continuent à courber l’échine face à leurs homologues du nord comme s’ils regrettaient les indépendances que nos ancêtres avaient pourtant payées aux prix de leurs vies.

 

CONCLUSION

Nous nous proposions de voir comment une certaine mentalité de la France émerge de sa coopération avec l’Afrique. Nous avons vu que cette coopération existe depuis les indépendances sur les plans militaire, économique, politique et culturel, mais qu’elle est sujette à controverse en dépit d’un bilan que Franck Magnard et Nicolas Tenzer jugent encourageant. Et pour cause, beaucoup estiment qu’elle ne respecte pas le principe d’égalité. Un fait qui peut être inhérent à l’histoire coloniale qui lie la France à l’Afrique, et qui a dû formater la mentalité française à une telle tendance hégémonique et mercantiliste vis-à-vis de l’Afrique. De par les gestes habituels des Français dans les milieux d’échanges (colloques, symposium, séminaires, rencontres de tous genres) et les clichés que nous avons inventoriés, la France s’avère incapable de penser l’Afrique comme un partenaire avec qui elle pourrait traiter d’égale à égale. 

 

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(1) Discours sur le colonialisme, Éditions Présence, 1955, pp. 19-22.

(2) Achille Mbembe, « Francophonie et politique du monde », en réaction au « manifeste des 44 écrivains pour une littérature-monde » paru dans le Monde du 19/03/2007 ainsi qu’à la réponse D’Abdou Diouf et de la tribune de Sarkozy dans le Figaro du 22//03/2007.

(3) Achille Mbembe, Ibid., p. 1.

(4) Ambroise Kom, La malédiction francophone, éditions CLE, 2000, première de couverture.

(5) Francophonie et indépendance culturelle, L’Harmattan, Paris, 2006.

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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KOM, Ambroise, La Malédiction francophone, Éditions CLE, 2009.

MAGNARD, Franck et TENZER, Nicolas, La crise africaine : quelle politique de coopération pour la France ? PUF, 1988.

MBEMBE, Achille, « Francophonie et politique du Monde », en réaction au « manifeste des 44 écrivains pour une littérature-monde » paru dans le Monde du 19/03/2007 ainsi qu’à la réponse D’Abdou Diouf et la tribune de Sarkozy dans le Figaro du 22/03/2007.

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OCDE, Coopération pour le développement, Rapport annuel du président du CAD, Paris, 1981 à 1986.

WOLTON, Dominique, Demain la Francophonie, Paris, Flammarion, 2000.

www.diplomatie.gouv.fr/fr/actions-france_830/études-recherches_3119/annuaire-français-relations…3123/IMG/…/FD001380..pdf-

http://mondesfr.wpengine.com/espaces/caraibes/critique-du-discours-sur-le-colonialisme/

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