Créations

Variation

 

Sur quatre vers de Robert Desnos :

Tu me suicides si docilement.

Je te mourrai pourtant un jour.

Je connaîtrons cette femme idéale

et lentement je neigerai sur sa bouche

Corps et biens, 1930

 

Albert de Laroche-Segonzac, dit Laroche, est tout sourire dans l’avion de Ryan-Air qui le conduit vers Marrakech. La cinquantaine bien sonnée mais portant beau, bronzé en toutes saisons, élégamment quoique négligemment vêtu, il se sent en forme physiquement comme moralement. Il est fin prêt pour profiter à fond des quelques jours à venir, couronnement attendu de longs efforts. Deux années à déployer tout son charme pour faire tomber dans sa toile la très très séduisante Gladys, une de ses anciennes étudiantes de mastère à l’Université de Montpellier, qui est maintenant en deuxième année de thèse. Sans être vraiment son directeur, car elle a choisi un sujet concernant la gestion des entreprises, trop loin de sa propre spécialité, il lui prodigue ses conseils, lit et corrige ce qu’elle écrit. Et c’est à Marrakech qu’il compte bien recevoir sa récompense. Gladys y est arrivée deux jours plus tôt, pour un colloque où elle a présenté la communication qu’ils ont préparée ensemble et dont il est – soit dit en passant – assez satisfait. Le colloque s’achève ce soir. Ils auront alors quelques jours pour eux tous seuls, sous prétexte de tourisme. Il va sans dire qu’Albert en attend aussi autre chose.

 

Contrairement à certains de ses collègues ou au héros d’Incidences, le dernier roman de Philippe Djian, le professeur Laroche n’a pas l’habitude de tomber amoureux des jeunes personnes qu’il a la charge d’enseigner. Il juge cela malsain. Être l’amant d’une étudiante est incompatible avec l’idée qu’il se fait de la relation entre le maître et ses élèves. Que les anciens Grecs se soient montrés des plus tolérants à cet égard (sous réserve, il est vrai, que l’élève et son mentor fussent du même sexe !), ne lui paraît pas un argument suffisant en faveur d’une pratique qui, de nos jours, ne sert ni la réputation du professeur (déclaré suborneur sans scrupule) ni celle de sa jeune partenaire (rouée qui use son cul en lieu et place de ses neurones). Albert ne mange point de ce pain-là : n’a-t-il pas attendu que Gladys ne soit plus son étudiante pour pousser ses pions ? Il n’a plus besoin de la noter et elle n’est plus une tendre jouvencelle sans défense. Elle est suffisamment douée par ailleurs pour pouvoir se passer de son aide. Leurs rencontres n’ayant rien de forcé, il faut qu’elles soient dictées par le plaisir réciproque, une sorte d’amitié qu’il ne reste plus qu’à transformer en quelque chose de plus tendre et, osons le mot, de plus sensuel.     

 

Albert évoque complaisamment les félicités futures. En dépit de son physique agréable, une jeunesse plus studieuse que dissolue, une certaine timidité dont il n’est pas encore entièrement débarrassé, enfin un mariage précipité par l’annonce d’un bébé, ne lui ont pas permis de connaître la même vie amoureuse que beaucoup des jeunes hommes de sa génération. S’il s’est quelque peu rattrapé ensuite, surtout depuis que son épouse semble se désintéresser de ces choses, il n’est jamais tombé jusqu’ici sur une fille aussi désirable que cette Gladys. Comme les autres professeurs il n’est pas insensible à la beauté de certaines des créatures qu’il a sous les yeux quand il fait cours. Mais la séduction de celle-ci est irrésistible, au point qu’il se forçait à ne pas la regarder, quand elle était son étudiante, de crainte de trahir son trouble. Imaginez une fille aux mensurations irréelles, un rêve érotique, assez petite pour qu’on ait tout de suite envie de la cajoler, la taille d’une finesse extrême, une stéatopygie adorablement indécente, des seins débordant du soutien-gorge, des lèvres charnues et des yeux de braise évocateurs de félicités multiples, la pureté d’un visage d’enfant, une coupe de cheveu à la garçonne ajoutant l’indispensable touche d’androgynie, enfin une peau brillante et dorée de métisse. Avec cela des tenues systématiquement provocantes comme si elle n’avait pas déjà suffisamment d’avantages pour faire chavirer les cœurs ou du moins embraser les corps de tous les mâles.

 

Que les bégueules s’abstiennent, Albert, quant à lui, ne voit rien que de désirable dans ce tableau. A l’évoquer, il sent durcir l’organe du plaisir, au point qu’il doit jeter un coup d’œil subreptice vers son bas-ventre, histoire de vérifier qu’il n’offre pas un spectacle indécent au Marocain distingué mais peut-être puritain – sait-on jamais ? – assis sur le siège voisin. En fait si ! (son voisin est puritain, bien que notre héros ne puisse évidemment pas le savoir) et si ! (son érection se traduit par une protubérance très visible sous le pantalon). Albert doit se calmer d’urgence, aussi se concentre-t-il sur le paysage qui défile maintenant sous ses yeux, une campagne pelée propre à inspirer la mélancolie dont il a, présentement, grand besoin. L’avion, au demeurant, ne tarde pas à atterrir. Attendre qu’on débloque les portes, descendre de la passerelle, marcher jusqu’au bâtiment de l’aéroport, faire la queue pour montrer son passeport, attendre les bagages, chercher un taxi, le professeur en goguette se plie sans regimber à cette routine. Ses pensées vont ailleurs. Il constate qu’il fait plutôt frais en cette saison hivernale, ce qui le prend, malgré tout, au dépourvu. Gladys est une fille du sud, faite selon lui pour des étreintes torrides, à tous (et dans tous) les sens, or le climat de Marrakech en hiver s’avère incompatible avec les scènes qu’il avait imaginées : la demoiselle faisant étalage de ses charmes en bikini au bord d’une piscine ou explorant la palmeraie dans une calèche en short et bustier minuscules.

 

Le taxi dépose Albert devant l’hôtel Méridien, où se déroule le colloque. Il est situé dans la partie moderne de la ville, celle des grandes avenues et des magasins de luxe, quartier dépourvu de charme aux yeux d’Albert, contrairement à la médina où il a retenu pour eux deux une chambre dans un riad classieux, s’il faut en croire les photos disponibles sur internet… et les tarifs. Il compte y emmener Gladys le soir même. Las ! Quand Albert finit par la repérer au milieu d’une joyeuse cohorte de jeunes gens (surtout des jeunes hommes, à vrai dire), elle lui fait savoir qu’elle ne le rejoindra pas ce soir-là, une sortie étant prévue avec d’autres participants au colloque. Bien sûr, elle restera dormir à l’hôtel où elle dispose d’une chambre pour une nuit encore. Et comme elle se couchera certainement assez tard, elle lui demande de ne pas venir la chercher, le lendemain, avant midi. Albert ne peut ni ne doit protester. Ravalant sa déception, il reprend un taxi qui le conduit à son riad. 

 

Le taxi a laissé Albert au début d’une ruelle. Il n’a qu’à moitié compris les multiples détours nécessaires avant de parvenir à bon port, en tirant son bagage. Heureusement, des flèches judicieusement placées facilitent sa progression dans le labyrinthe de la vieille ville, si bien qu’il se trouve devant la porte du Riad 72 au bout de quelques minutes.  L’extérieur est peu engageant, de hauts murs aveugles donnant sur une étroite ruelle. Quant à la cour intérieure, agrémentée d’une fontaine et de quelques palmiers, sûrement délicieusement fraîche en été, en cette saison et de nuit elle paraît glaciale. Mais l’accueil est chaleureux et la chambre, la suite plutôt qu’il a retenue, est conforme à ses attentes : vaste, haute de plafond, décoration mêlant harmonieusement le traditionnel et le contemporain, lit king size, vases géants débordant de fleurs. La salle de bains avec ses vasques et sa grande baignoire carrée en tadlak est belle aussi mais quelque peu réfrigérante, en dépit des radiateurs, ce qui n’est pas le cas, dieu merci, de la chambre réchauffée par le feu qui brûle dans la cheminée comme par les tentures en cuir fauve dissimulant portes et fenêtres.

 

Albert pourrait dîner sur place. Sans Gladys, cela manquerait par trop de charme, juge-t-il. Il quitte le riad, refait en sens inverse le trajet à travers les ruelles de plus en plus sombres, retrouve la rue où le taxi l’a déposé et se dirige vers la place Jemâa el-Fna où l’animation bat son plein. Il est submergé par la musique gnaoua, ou plutôt les musiques puisque plusieurs groupes se font concurrence. C’est une cacophonie renforcée par le son strident des  ghaitas des charmeurs de serpent. Il se fraye un chemin au hasard à travers la foule, en direction des stands à brochettes et merguez. Il voudrait manger quelque chose mais l’odeur de la viande grillée est trop forte. Puis, il ne se sent pas à l’aise au milieu de cette foule étrangère, plutôt dépenaillée. Battant en retraite, il trouve refuge dans l’un des restaurants qui bordent la place, où l’on sert aux touristes une nourriture censément plus présentable que les grillades des étals.  Seul à une table, Albert avale un couscous en vitesse, sans pouvoir détacher ses pensées de Gladys. Passe-t-elle vraiment une soirée studieuse avec d’autres chercheurs, comme elle le lui a annoncé, ou n’est-elle pas tout simplement en train de s’envoyer en l’air ? A moins qu’elle ne décide d’enchaîner : d’abord le dîner pour nouer quelques contacts utiles, ensuite la partie de jambes en l’air avec le plus charmant, ou le plus audacieux, des jeunes gens qui se pressaient autour d’elle dans le hall de l’hôtel. Albert n’a pas suffisamment d’imagination, en effet, pour se représenter Gladys en train de faire l’amour avec un homme plus âgé (il se réserve ce rôle), encore moins pour la voir participer à une orgie des congressistes (bien improbable, il est vrai, quand on connaît les mœurs académiques).

 

Rentré tôt au riad, Albert n’a d’autre parti que de se mettre au lit avec un livre dont il est censé rédiger un compte-rendu, ouvrage si savant qu’il ne tarde pas à s’endormir dessus. Il se réveille le lendemain matin, frais et dispos, prêt à offrir, enfin, à la belle Gladys l’accueil qu’elle mérite. Il se fait servir un robuste petit-déjeuner, puis se met un peu plus sérieusement à la lecture de son livre en attendant qu’il soit l’heure d’aller quérir la demoiselle.

 

Lorsque celle-ci sort de l’ascenseur du Méridien, la bouche en cœur, vêtue d’un blouson de cuir rouge agréablement bombé au niveau de la poitrine, et d’un pantalon en denim noir tombant droit dans des bottes de la même couleur, le cœur d’Albert accélère nettement. Il faut avouer que le show le mérite et Albert n’est certainement pas le seul, dans le hall de ce grand hôtel, a réagir ainsi. Sauf qu’il est, lui, celui vers lequel se dirige la charmante personne. Elle lâche la valise, lui tend la main, il prend la main, la lâche, attrape la valise et ils se dirigent de conserve vers la sortie.   

 

D’abord en taxi, puis à travers le dédale de ruelles ils arrivent jusqu’au riad. Gladys, dont c’est le premier séjour au Maroc, n’est qu’à demi rassurée par le quartier, d’autant qu’Albert s’est gardé de lui expliquer où il la menait. Un endroit assez sympa, vous verrez, il n’en a pas dit davantage.  Lorsqu’ils pénètrent dans le Riad 72, Albert constate qu’il a marqué un point. Gladys aime le luxe, les belles choses. Tout la ravit : les objets rares, le mélange audacieux de l’ancien et du moderne, les tableaux abstraits et les moucharabieh ; tout comme l’architecture du riad avec son jardin central, étroit et profond, la fontaine, les palmiers qui s’élancent vers le ciel, les escaliers étroits pour passer d’un niveau à l’autre, la terrasse ensoleillée, la vue grandiose qu’elle offre des montagnes enneigées et celle bien plus prosaïque sur les maisons voisines, habitées par des Marrakchi ordinaires, avec le linge qui sèche sur les toits.

 

Gladys est impressionnée, comme il se doit, par leur suite. Elle tique néanmoins devant le grand lit unique. Elle était préparée à ce qu’ils partagent la même chambre, « comme deux camarades », lui rappelle-t-elle, mais pas le même lit. Il lui explique – pas top laborieusement, espère-t-il – qu’ils auraient pu avoir deux chambres pour le prix de la suite mais que cela n’avait rien à voir, deux petites chambres sans charme, sans cheminée, avec une salle d’eau « ric-rac » : on ne pouvait pas hésiter ; quant au lit, il est suffisamment grand, n’est-ce pas, pour qu’ils ne se gênent pas.

 

Gladys est-elle satisfaite par cette réponse ? Le fait est qu’elle n’a pas envie de renoncer aux agréments de la suite, aussi ne discute-t-elle pas davantage. Ils décident de sortir. Albert qui a potassé son guide du Maroc propose la visite du palais de la Bahia. L’histoire de ce palais, construit par un vizir pour ses quatre épouses légitimes et ses vingt-quatre concubines, correspond tout à fait à son état d’esprit du moment. En passant d’un appartement à l’autre, plus ou moins orné en fonction du rang de la femme qui l’habitait, il imagine complaisamment ce que devaient être les félicités d’un homme important comme le vizir, qui pouvait changer de femme au gré de sa fantaisie, des pensées dont il se dispense néanmoins de faire part à Gladys. Celle-ci, par contre, ne se prive pas de critiquer le mode de vie qui se laisse deviner à qui parcourt le palais. Il s’ensuit entre eux une conversation un peu nébuleuse. Albert fait valoir que la richesse et le pouvoir sont destinées de tout temps à se procurer les biens les plus précieux, et qu’y a-t-il de plus précieux qu’une belle femme ? ajoute-t-il en souriant tout en la regardant droit dans les yeux, histoire de lui rappeler combien elle est elle-même précieuse à ses yeux. Une galanterie que Gladys ne relève même pas. Une femme, insiste-t-elle plutôt, est une personne humaine, pas un objet à marchander, heureusement que les esprits ont évolué à cet égard. Pas si nette que ça, l’évolution, argue Albert. La prostitution n’a pas disparu ; les riches et les puissants continuent de monopoliser les plus belles femmes, voir par exemple Berlusconi. Peut-être, répond-elle, mais il y a quand même du progrès : une femme, aujourd’hui, peut faire carrière en faisant usage de son intelligence, de son caractère, rien ne l’oblige à se laisser acheter. Certes, conclut Albert (pas sûr que cette conversation soit de très bon augure).

 

A la sortie du palais, ils montent dans une calèche pour rallier la Mamounia, histoire de vérifier que ce palace, censé fréquenté par des célébrités (souvent, dit la rumeur, aux frais du royaume chérifien) ne monte pas à la cheville de leur riad. L’usage d’une calèche est une idée d’Albert à laquelle Gladys a adhéré tout de suite. La calèche est à l’instar de la gondole un mode de transport aussi romantique que vieillot. Albert y voit un atout de plus dans sa campagne de séduction. Quant à Gladys, qui ne se soucie pas de l’aspect romantique – qu’elle ne contesterait pourtant pas si l’on attirait son attention dessus –  elle est heureuse comme une enfant à l’idée de se faire conduire par un cheval.

 

Ils sont tous les deux d’accord pour reconnaître que, en dehors de ses prix excessifs, la Mamounia est très en-dessous de sa réputation. Ce n’est après tout qu’un palace, dont la richesse ostentatoire ne supporte, de fait, pas la comparaison avec le dépouillement raffiné du Riad 72. Quant aux célébrités, il faut croire qu’elles sont de sortie, ou qu’elles se cachent dans quelque recoin de l’hôtel inaccessible aux vulgaires touristes, ou que les vraies célébrités ont déserté depuis longtemps un lieu désormais galvaudé, les résidents actuels n’étant que des demi-célébrités qu’Albert ou même Gladys (plus versée en la matière) sont bien en peine de reconnaître.

 

Retour au riad en calèche, Gladys de plus en plus détendue, Albert de plus en plus optimiste quant à l’aboutissement de ses projets. Une douce chaleur règne dans leur chambre. Pour attraper dans sa valise les vêtements dont elle a besoin pour se changer, Gladys s’est accroupie, elle porte un jeans à la taille si basse qu’elle offre à Albert une vue plongeante sur le bas de son dos nu et l’amorce de la fente entre les fesses. Vision dévastatrice pour Albert qui n’a qu’une idée en tête, s’approcher de Gladys, l’attraper, l’embrasser, la porter sur le lit et lui faire l’amour. Il hésite néanmoins à passer à l’acte, là, tout de suite. Alors, à défaut de Gladys il attrape son appareil photo et fait un gros plan sur la jeune femme accroupie, le bas du dos, la raie des fesses. Surprise par le flash, Gladys se retourne avec une moue désapprobatrice. Le spectacle était trop tentant, lui dit-il, il n’a pu y résister. Toujours muette, Gladys hoche la tête avec commisération et se dirige vers la salle de bains, emportant les vêtements qu’elle a choisis pour la soirée.

 

Innocente ou perverse Gladys ? Le fait est que si elle avait décidé d’émoustiller Albert, elle n’aurait pas choisi une autre tenue que celle qu’elle vient de passer après sa toilette : une robe en soie aux couleurs chatoyantes, ultra-courte, serrée à la taille et au cou, avec une fente sur le devant, qui la dénude presque jusqu’au nombril, laissant voir les deux côtés intérieurs des seins qu’elle a adorablement proportionnés. Ainsi vêtue Gladys ne peut pas porter de soutien-gorge, on repère facilement les pointes de seins saillant sous la fine étoffe. Albert n’en croit pas ses yeux. Le spectacle n’est cependant pas terminé. Lorsque Gladys s’assied sur un pouf pour enfiler des escarpins en cuir tressé bleu pétrole, avec des talons très hauts, sa robe ne dissimule plus rien de ce qu’une robe, d’ordinaire, doit cacher. Cette fois-ci, Albert attend que Gladys relève la tête vers lui pour déclencher son appareil photo. Le résultat est sublime : l’attitude de la jeune femme attachant sa chaussure, les jambes bien galbées, les taches de couleur apportées par la robe qu’on entrevoit à peine, pourtant, dans cette position, et surtout l’expression à la fois interrogative et malicieuse du personnage qui regarde l’objectif. Gladys examine le résultat avec approbation. Elle est heureuse et fière, visiblement, de se voir si belle. Et Albert sent qu’il a au moins gagné quelque chose, le droit de la photographier autant qu’il en a envie. Il sent en même temps toute autre chose, qu’il est en train de bander et de mouiller son slip comme un jeune homme. Il est temps qu’il passe à son tour dans la salle-de-bains.

 

Ils dînent dans la salle à manger du riad dont ils sont les seuls convives. Eclairage indirect, des candélabres sur la table, tapis épais, coussins profonds, grand feu dans la cheminée, on ne saurait rêver cadre plus propice pour un dîner en tête-à-tête. Albert est comblé, c’est exactement ce qu’il avait anticipé, se retrouver seul avec Gladys dans un endroit comme celui-ci. Et la jeune personne semble vouloir jouer le jeu. Certes, elle ne répond pas à ses tentatives de marivaudage, elle empêche la conversation de sortir des rails qu’elle a fixés : le colloque, comment sa prestation a été reçue, les professeurs avec lesquels elle a pu s’entretenir, ou Marrakech, ce qu’ils ont déjà vu, ce qui leur reste à visiter. Mais ses yeux brillent à travers les faux cils et elle se plie à toutes ses sollicitations quand il lui demande de prendre la pose dans ce décor, écrin disposé exprès pour sa beauté. Elle ne refuse pas les poses les plus suggestives, assise sur le tapis par exemple, bras en arrière, cambrée pour faire ressortir davantage la poitrine, jambes repliées, avec la robe en haut des cuisses, et un sourire irrésistiblement pervers. A un moment, un mouvement un peu brusque a décollé le scotch qui fait tenir la robe sur la poitrine et les deux seins ont jailli. Elle s’est rajustée aussitôt en riant. Elle est contente de s’exhiber dans l’éclat de sa jeunesse et de sa beauté, et de s’admirer, aussitôt après, sur l’écran de l’appareil photo, miroir qui gardera éternellement son empreinte.

 

Tout à sa contemplation, Albert n’a pas fait grand cas du succulent tajine d’agneau qui leur a été servi par la cuisinière du riad, petite bonne femme au sourire d’ange. Par contre Gladys a mangé avec un appétit qu’on n’aurait pas soupçonné chez une délicate jeune fille et bu sans modération le champagne commandé pour l’occasion. Ils remontent dans leur chambre de très bonne humeur, Albert de plus en plus confiant quant à la suite des événements. Gladys disparaît aussitôt dans la salle de bains dont elle ressort vêtue d’une nuisette très affriolante – quoique boutonnée du haut en bas – et se met directement au lit. C’est au tour d’Albert de passer à la salle de bains. Hélas, quand il revient dans la chambre, récuré à fond et parfumé, c’est pour constater que Gladys a tout éteint, sauf sa lampe de chevet à lui, et qu’elle est déjà acagnardée dans son côté du lit, dormant ou feignant de dormir. Albert n’a d’autre recours que de se mettre au lit à son tour, avec son livre, espérant dans les vertus soporifiques de ce dernier pour trouver rapidement le sommeil.

 

En fait il se réveille très tôt, ayant fort mal dormi, et pour cause. Comment aurait-il pu en aller autrement aux côtés d’une fille aussi désirable, qui, de surcroît, avait déployé tout l’arsenal de sa séduction, tout au long de la soirée précédente ? Il entendait le souffle régulier de Gladys, il brûlait d’envie de s’approcher, de la caresser, mais n’osait pas. Une fille comme ça, il ne fallait pas chercher à s’imposer à elle, il fallait la laisser venir.

 

Albert s’est levé sans attendre Gladys. Il est monté sur la terrasse, s’est installé au soleil avec son livre, attendant qu’elle le rejoigne pour prendre le petit-déjeuner. Elle arrive enfin, toute pimpante, sur le coup de onze heures – quand on est jeune, on dort longtemps – le gratifie d’un sourire charmeur, fait savoir qu’elle a divinement dormi dans le grand lit et sera d’attaque pour arpenter le souk, une fois qu’elle se sera sustentée. Ils déjeunent d’œufs à la coque, de crêpes à la confiture, de cornes de gazelle, de fruits, le tout accompagné d’un thé à la menthe juste assez amer pour contrebalancer la douceur parfois excessive des pâtisseries. Ils s’attardent quelques instants pour contempler la chaîne de l’Atlas qui brille dans le lointain. Albert est tout près de Gladys, il met un bras autour de sa taille, elle ne réagit pas, il serre un peu son étreinte, approche ses lèvres de la joue de la jeune femme, pour lui donner un baiser, pas un baiser d’amant, juste un baiser d’ami, mais elle refuse,  s’écarte, elle ne veut, ce ne sont pas leurs conventions, on ne se touche pas entre « camarades ». Albert ne peut qu’acquiescer, c’est lui qui a parlé de camarades, pour la convaincre de passer ces quelques jours avec lui, mais le mot était bien mal choisi, il prévoit qu’elle n’a pas fini de le lui resservir. Cela étant, elle ne perd rien pour attendre la petite garce trop jolie pour être honnête,… même si, pour le moment, c’est lui qui l’attend.

 

En fait de souk, vu l’heure, ils décident de visiter la médersa ben Youssef, ils iront au souk plus tard. L’ancienne école coranique les touche davantage que le palais de la Bahia. Il se dégage une impression de sérénité et de grandeur dès l’entrée dans la cour au grand bassin central d’un marbre immaculé. Et comment ne pas être frappé par le contraste entre l’apparat du domaine public (la cour, la salle de prière) intégralement – quoique sobrement – décorés de stucs et de zelliges, et l’austérité des quartiers privés des élèves, étroites cellules sans aucun décor. La médersa est l’occasion d’un autre de leurs débats oiseux. Selon Gladys, dieu, la religion ne sont que d’autres moyens inventés par les puissants pour asseoir leur domination sur les faibles. Elle regrette qu’on ne puisse pas visiter le logement de l’ouléma, ou quel que soit son nom, qui dirigeait cette sorte de séminaire, elle doute qu’il soit aussi modeste que les cellules des élèves. Évidemment, ajoute-t-elle, il n’y avait pas une seule femme parmi ces élèves, elles étaient trop bêtes sans doute, c’est-à-dire trop proches de l’animal (!) pour s’occuper des affaires de la religion. Et pourtant, à voir les regards que les hommes de ce pays – des boucs en rut – jettent sur elle, il y a tout lieu de croire le contraire : ils sont là les vrais animaux.   

 

Albert se garde bien de le dire mais il ne voit rien pour sa part de particulièrement choquant dans l’attitude des Marocains quand ils regardent passer Gladys ; un bouc en rut, c’est exactement ainsi que lui-même se sent en sa présence. Par contre il est prêt à discuter sur la religion. Bien sûr, il ne défend pas les islamistes, il convient plus largement que l’islam est une religion plus adaptée au Moyen Âge qu’à notre temps, il ne défend pas non plus les autres religions, il veut bien n’y voir rien d’autre que « l’opium du peuple ». Il n’empêche que, dans toutes les civilisations, c’est la foi religieuse qui a inspiré les plus beaux monuments, les plus belles œuvres d’art. Bien sûr que tout cela s’est construit sur la sueur du peuple mais rien n’aurait été possible sans la ferveur de ce même peuple, celle-là même qui fait tant défaut à l’homme moderne. Quoi ? La religion n’est-elle pas une abomination, s’insurge Gladys, la cause des guerres sans fin, entre chrétiens et musulmans, entre catholiques et protestants, entre sunnites et chiites, et les soi-disant hérétiques envoyés au bûcher, et la charia ? Certes répond Albert, mais nous ne pouvons pas juger nos ancêtres avec les lunettes (ou les préjugés ?) de la modernité. L’athéisme est une invention récente et d’ailleurs l’homme contemporain a-t-il vraiment gagné au change en remplaçant les anciens dieux par le culte des objets, la consommation sans frein, les désirs insatiables ? Cela cloue le bec de Gladys, qui est déjà, à la mesure de ses moyens encore limités (une allocation de recherche) l’incarnation de la fashion victim, heureuse chaque fois qu’elle peut s’acheter une nouvelle fringue et qui ne voit rien à redire dans son comportement. Au contraire, elle attend avec impatience le moment où, sa thèse en poche, elle gagnera vraiment de l’argent et pourra se passer toutes ses fantaisies. Toutefois, comme elle est suffisamment intelligente pour admettre qu’il puisse y avoir d’autres formes de réalisation de soi, peut-être supérieures à celle qu’elle a choisie, elle juge plus prudent de ne pas argumenter davantage.

 

Après la médersa, ils se laissent descendre doucement à travers le labyrinthe des souks vers la place Jemâa el-Fna. Albert s’intéresserait volontiers aux artisans et aux objets qui sont fabriqués ou trafiqués dans le bazar. Parce que beaucoup des produits de l’artisanat local sont beaux ; aussi parce que c’est une expérience unique, pour un économiste comme lui, de se retrouver dans un monde qui n’a pas bougé, ou si peu, depuis un bon siècle. En France, les « écomusées » tentent de restituer ce que fut la vie de nos ancêtres, comment ils travaillaient, avec quels outils. Comme tous les musées ils ne montrent que des choses mortes, des objets désormais inutiles. Alors que dans un souk, tout est vivant. A côté des marchandises destinées aux touristes, les artisans continuent de fabriquer à la main toutes sortes d’objets qui sont toujours utilisés par les gens du pays. Albert cherche à communiquer son enthousiasme à sa jeune compagne, laquelle, néanmoins, ne goûte pas comme lui cette leçon d’histoire. Pour elle tous ces biens étalés jusqu’à plus soif ne sont pas les reliques précieuses d’un passé ailleurs révolu mais de simples anachronismes. Il n’y a rien là-dedans qui soit à la mode, à part les sacs à main qui sont des contrefaçons. Or qui voudrait posséder un sac contrefait ? En outre, elle n’apprécie pas du tout l’agressivité des marchands qui, dans son cas, il est vrai, n’est pas seulement commerciale. Albert lui-même se sent obligé de reformuler son jugement : il y a en effet parmi ces hommes cachés derrière leur gandoura d’ignobles animaux incapables de réprimer leurs instincts les plus vils ! Aussi sont-ils tous les deux soulagés lorsqu’ils débouchent sur la place Jemâa el-Fna, poumon de la vieille ville, qui n’exhale pas encore, à cette heure de l’après-midi, et les odeurs de graillon écœurantes et le vacarme abrutissant qui ont fait fuir Albert deux soirs auparavant.

 

Ils sont de retour au riad plus tôt que prévu. Comme ils n’ont rien de particulier à faire. Gladys annonce qu’elle va prendre un bain et se mettre au lit en attendant l’heure du dîner. Elle s’assied pour enlever ses bottes. Albert offre ses services pour l’aider. Il est agréé. Il s’agenouille devant Gladys, attrape une première botte par le talon et tire très fort jusqu’à ce que le pied consente à sortir. Il prend ce pied, enlève la chaussette et se met à le masser brièvement, puis il fait de même avec l’autre botte, l’autre pied. On le remercie. Il répond don’t mention it, il n’y a pas de quoi, il est sincère, ce massage, pour lui, c’est une caresse, la première que Gladys lui autorise. Déjà pourtant celle-ci s’est relevée, est passée dans la salle de bains, Albert entend l’eau couler le temps que la vaste baignoire se remplisse, puis plus rien pendant un long moment. Enfin la porte s’ouvre à nouveau et Gladys paraît, vêtue seulement d’un string noir et d’un soutien-gorge assorti, le dernier justement nommé, qui soutient seulement les seins par en-dessous, laissant la plus grande partie découverte. Fugitif – Gladys se précipite aussitôt sous la couette – le spectacle du corps doré dont les parties les plus intimes sont soulignées plutôt que dissimulées par la dentelle noire est d’autant plus stupéfiant. Les vêtements que portent Gladys ne dissimulant d’ordinaire pas grand chose, Albert savait déjà qu’elle possèdait des mensurations idéales. Il le sait encore mieux maintenant : elle est faite exactement comme il convient pour damner un homme. Un homme comme lui, Albert, en particulier. Il disparaît à son tour dans la salle de bains et se plonge dans la baignoire dont l’eau, encore chaude, contient peut-être la mémoire de Gladys. Il se soulage dans cette eau. Il en avait grand besoin. Non qu’il se sente vraiment mieux après. Plutôt honteux d’avoir dû se délivrer tout seul alors que la plus belle femme du monde se trouvait dans la pièce à côté.

 

Et maintenant que faire ? Si elle est éveillée, décide-t-il, il la rejoindra dans le lit et il tentera quelque chose. Sinon, il sortira de cette chambre, il essaiera de trouver quelqu’un avec qui discuter ou au pire, il s’installera dans un salon avec son livre qu’il voudrait bien avoir terminé avant de rentrer. En attendant, puisqu’elle n’est pas gênée de se balader devant lui en sous-vêtements provocants, il décide de rentrer dans la chambre sans se rhabiller du tout. Ce qu’il fait. Il est plutôt fier de son corps qu’il entretient par des exercices assidus, aucune raison donc de priver Gladys de ce spectacle. Et c’est ainsi, dans le plus simple appareil, qu’il pénètre dans la chambre. Voyant que Gladys lève les yeux du magasine qu’elle est en train de lire, il se dirige sans se troubler vers le lit, il extirpe de sous un oreiller le caleçon qu’il a mis pour dormir la nuit précédente, l’enfile et se met au lit.

 

Gladys a repris sa lecture. Ce n’est pas gagné ! Il lui demande ce qu’elle lit. Oh rien d’important. En fait, il voit bien qu’il s’agit d’un de ces articles où l’on apprend aux femmes à vaincre le cœur des hommes. Pas étonnant qu’elles réussissent aussi bien à nous faire tourner en bourrique, se dit-il. Dommage que Le Monde (son quotidien attitré, encore qu’il s’en passe de plus en plus aisément, a-t-il constaté, au fil des ans) n’ait pas une rubrique semblable à l’usage des hommes ! Tiens, pourquoi ne pas la lancer sur ce sujet ? Aussitôt pensé, aussitôt fait. Mal lui en prend, car elle lui répond immédiatement par une évidence, à savoir que si les hommes n’étaient pas aussi obsédés, ils seraient moins facilement manœuvrables. Aïe ! Mais les femmes ne sont-elles pas obsédées, elles aussi, parvient-il à répondre, par le désir de séduire sans cesse ? Où est la différence ? Où elle est ? Elle s’étonne qu’il ne sache pas faire la différence entre le besoin animal de fourrer son sexe dans la première femelle venue et le plaisir qu’éprouve la femme à séduire, c’est-à-dire tout simplement à plaire. D’ailleurs, elle, Gladys, trouve encore plus excitant de plaire aux femmes qu’aux hommes. Il ne s’agit pas de lesbianisme, c’est tout le contraire, une femme peut porter sur une autre femme une appréciation qui ne repose pas uniquement sur l’envie de la sauter. Sans te sauter, essaye-t-il, osant, pour une fois, le tutoiement, est-ce que je peux te faire un petit baiser, tu es vraiment trop mignonne comme ça, avec ta tête adorable qui sort de l’édredon, après je te laisse, promis, j’irai travailler en bas. Vaine tentative. Elle sait trop bien comment ça se passe : on commence par un baiser et après on demande autre chose. Albert est furieux. Il se lève sans un mot, s’habille avec ce qui lui tombe sous la main, attrape son livre, son ordinateur portable et sort.

 

Quand il revient deux heures plus tard, car il est temps d’aller dîner, il constate que Gladys, déjà en habillée pour sortir, et qui ne l’a pas entendu arriver, est en grande conversation téléphonique. Elle raconte Marrakech, les monuments, les calèches, le souk avec beaucoup d’animation. Elle conclut par des protestations d’affection. Ce n’est qu’après avoir raccroché qu’elle se rend compte de la présence d’Albert. Légèrement agressive : Je parlais avec mon ami, cela vous gêne ? Lui : Pas le moins du monde, il est normal qu’une fille comme vous ait un ami. Pour tout dire, je ne vois pas pourquoi elle n’en aurait pas plusieurs. Où est la raison de réserver tout ceci à un seul homme quand vous pourriez faire tant d’heureux ? Gladys ne relève pas, sinon par un discret battement des cils.

 

Albert passe dans la salle de bains pour revêtir un costume à la hauteur de la tenue de Gladys. Ils ont repéré un restaurant plutôt chicos, comme le prouve la présence d’un chasseur en uniforme à l’entrée, à peu de distance du riad. Pour la circonstance, Gladys a passé un short en cuir noir sur des collants de même couleur, ses bottes, et pour le haut, un de ses gilets en cachemire, dans les gris, dont elle peut faire varier le décolleté en le déboutonnant ou le reboutonnant au gré de son humeur. Il est pour l’heure très sagement boutonné et, pour sortir, elle dissimule le tout sous un grand manteau de cuir en peau, au col et aux poignets agrémentés de fourrure.  Quant à Albert, il a passé sur son costume rayé de bonne coupe un manteau tout aussi bien coupé qu’il a complété par une grande écharpe blanche. Aussi font-ils une arrivée remarquée dans le restaurant, fréquenté principalement par des touristes d’un certain âge, certes vêtus avec une certaine élégance mais qui paraissent bien ternes à côté d’Albert et Gladys, glamoureux à souhait. A voir avec quelle attention Albert aide Gladys à ôter son manteau, comment il tire la chaise pour la faire asseoir, on imaginerait un couple en voyage de noce, ou à défaut deux amants très épris.

 

Sans trop savoir pourquoi, Albert se sent mieux depuis qu’il sait que Gladys a un homme dans sa vie. Il l’interroge à son sujet. Elle se livre volontiers. Il est étudiant en médecine, originaire de la même île qu’elle. Ils se sont connus en France cependant. Oui, ils habitent ensemble. Oui, cela va très bien entre eux. Non, elle n’a jamais envisagé de le tromper. Qu’est-ce qu’elle fait ici avec lui, Albert, dans ces conditions ? Non, réellement, elle ne l’aurait pas cru aussi vieux jeu ! Est-ce qu’un homme et une femme qui s’apprécient ne peuvent pas passer quelques jours de vacances ensemble sans devenir immédiatement amants ? C’était peut-être comme ça pour la génération de 68 mais celle d’aujourd’hui est plus saine, oui Monsieur (déclaration qu’elle accompagne de son sourire le plus charmeur, comme pour l’atténuer).

 

C’est au tour de Gladys d’interroger. Il lui raconte ce que devient le mariage après vingt années de bons et loyaux services, une longue habitude et finalement la lassitude qui s’installe de part et d’autre, le besoin irrépressible, non pas tant de s’envoyer en l’air avec une ou un autre, que de faire sauter le carcan dans lequel on s’est laissé enfermer. Gladys se rend-elle compte du bien qu’elle lui fait ? Se promener avec une fille comme elle, jeune, vive, intelligente, belle de surcroît, c’est pour lui comme une bouffée d’oxygène, il se sent revivre, si elle n’était pas aussi infiniment désirable il serait le plus heureux des hommes. Dans l’état actuel des choses il est à la fois très heureux et très frustré. Gladys lui conseille alors de se concentrer sur le côté clair de la force qu’elle lui procure (ce dont elle se réjouit d’ailleurs). Qu’il oublie le côté obscur : est-ce qu’ils ne sont pas mieux ainsi, deux bons « camarades », plutôt que de rentrer dans les complications d’une liaison, lui marié et elle dont le cœur est déjà pris ? Peut-être, qu’il répond. Dommage quand même qu’il n’y ait pas la place pour deux dans votre cœur, ou à défaut dans votre corps. Elle lui dit qu’il redevient impertinent et passe à un autre sujet, sa fameuse thèse qu’elle entend achever le plus vite possible, à propos de laquelle elle a toujours tant de questions à lui poser.

 

 Ils quittent le restaurant de bonne humeur : cadre agréable, bonne chère, bon vin, l’impression aussi de ne pas être passé inaperçu, tout cela contribue à les renforcer dans la conviction qu’ils ne sont pas des gens ordinaires.  Gladys elle-même, sans en avoir tout à fait conscience, n’est pas insensible à l’expérience qu’elle est en train de vivre, très différente de tout ce qu’elle a pu connaître avec son compagnon habituel. Elle ne regrette pas d’avoir prolongé son séjour à Marrakech de quelques jours à l’invitation de son ancien professeur et mentor. Il est vieux, bien sûr (du moins le voit-elle ainsi, enfin pas si vieux quand même), mais pour ce qu’elle en a à faire, cela importe peu. Et puis sa drague, à défaut d’être efficace, est parfois attendrissante. Albert, évidemment, n’est pas sur la même longueur d’onde. La soirée l’a rendu euphorique, lui aussi, mais il reste que cette fille est trop désirable, qu’il est insupportable de devoir sans arrêt résister à la tentation de lui sauter dessus. Sans compter qu’on dirait qu’elle fait exprès de l’exciter. Au fil du repas, sous prétexte qu’elle avait chaud, elle n’a cessé de déboutonner son gilet, jusqu’à devenir carrément indécente, au point qu’il était gêné autant pour lui-même que pour le serveur visiblement mal à l’aise. Albert n’arrive pas à déterminer si cette fille est la garce qu’elle paraît ou si elle est aussi innocente qu’elle le prétend. Tout ce qu’il sait c’est que la pression du désir ne fait que monter, qu’ils prendront le surlendemain l’avion pour rentrer en France et qu’il n’a aucune envie de se contenir davantage.

 

De retour chez eux, elle lui demande s’il veut bien l’aider à enlever ses bottes, puisqu’il l’a si bien fait la veille. Suit alors ce qui est déjà presque un rituel, se terminant par le massage des pieds. Puis Gladys disparaît dans la salle de bains, dont elle ressort cette fois totalement nue. Je ne vous dérange pas, n’est-ce pas ? Je n’ai pas l’habitude de dormir habillée et je sais maintenant que vous serez raisonnable. Pas très sûr quant au dernier point, Albert, en tout état de cause, n’a aucune objection à formuler. Quand, sa toilette faite, il retourne, nu lui aussi, dans la chambre, il arbore un très net début d’érection. Gladys, qui est déjà au lit, plongée dans le guide du Maroc, jette un coup d’œil rapide vers son bas-ventre et détourne aussitôt les yeux, faisant celle qui n’a rien vu.

 

Quand il se glisse sous la couette, l’érection d’Albert a pris toute son ampleur. En fait, il est dans un état d’excitation qui le ramène à ses vertes années, celles de la découverte du corps, de ses exigences irrésistibles, des pollutions nocturnes, des masturbations frénétiques devant les filles sur papier glacés de Play-Boy.  La vision du corps entièrement nu de Gladys l’a renvoyé soudainement à l’âge où les sens imposent leur empire sans que la raison y puisse rien. Gladys nue est peut-être moins érotique que lorsqu’elle fait semblant de se couvrir de quelques chiffons de luxe qui sont destinés en réalité à mettre en valeur son anatomie plutôt qu’à la cacher. Mais elle est encore plus sensuelle. Ces deux seins glorieux, ces deux fesses charnues, ces reins exagérément cambrés, cette taille de petite fille : qu’elle le veuille ou non, Gladys est faite pour baiser. Albert ne songe plus à demeurer correct. Il se colle contre elle, l’enlace, lui raconte qu’il l’aime depuis le premier jour où il l’a aperçue dans sa classe, qu’il la veut, qu’il va la prendre.  Elle, cependant, se débat, d’abord gentiment, essayant de lui rappeler leurs conventions, puis, comme cela n’a aucun effet, violemment. Elle mord ce qui se présente, le gras de l’épaule, aussi fort qu’elle peut, puis tente de crier pour alerter quelqu’un. Albert ne rigole plus du tout. Il attrape un bout de drap et le fourre dans la bouche de Gladys. Réduite au silence, celle-ci continue à résister, elle griffe, elle donne des coups de pied, dans le but de faire aussi mal que possible. En vain car Albert est anesthésié par le désir, toute sa sensibilité concentrée dans son phallus qui n’a peut-être jamais été aussi gonflé qu’en ce moment. Il s’est couché sur Gladys. Comme celle-ci, en se débattant, a commis l’erreur d’écarter les jambes, il lui est facile de glisser une main entre les cuisses de la jeune femme, jusqu’au sexe, de l’ouvrir et d’y faire pénétrer sa verge  d’un coup de rein.

 

Tout cela a été facile, trop facile ! De fait, Albert constate que Gladys mouille abondamment. Elle continue à gigoter sous lui, comme si elle voulait le désarçonner, mais on dirait un jeu plutôt qu’une vraie bagarre. Alors Albert ôte le drap de la bouche de Gladys qui se met aussitôt à l’injurier – espèce de salaud, brute épaisse, bachi bouzouk, sale type – puis, l’attrapant par la nuque, elle fait venir sa bouche jusqu’à la sienne, colle ses lèvres aux siennes pour une morsure, pour un baiser. Les lèvres d’Albert saignent, il fait rentrer sa langue dans la bouche de Gladys, ils s’embrassent, deux possédés, elle labourant de ses griffes le dos musclé de l’homme qui l’écrase de tout son poids. Albert est dans Gladys, dans son vagin, dans sa bouche, il la besogne dans une sorte d’ivresse triomphante, il gémit, elle gémit elle aussi, elle a relevé les jambes pour les nouer autour de la taille d’Albert, leur lèvres se décollent, elle l’insulte – violeur, suborneur, pédophile, je te déteste – il lui répond – sale pute, tout ce que tu sais faire c’est m’exciter, ça te fait jouir, hein, de voir un homme qui crève de désir pour toi, hein, c’est ça que tu aimes – elle l’attrape à nouveau par la nuque, c’est elle maintenant qui glisse sa langue dans sa bouche.

 

Albert est heureux, heureux comme jamais, on ne vit un évènement semblable qu’une fois dans sa vie, et encore, si on a de la chance. Gladys est satisfaite, elle aussi, elle ne savait pas ce qu’elle voulait au départ, mais finalement tout est bien. Il baise bien, elle se concentre sur son plaisir, elle jouit bientôt, très fort, aussitôt suivi par Albert qui n’attendait qu’un signal pour se libérer de la sève qui débordait déjà de sa queue.

 

Merci, mon dieu, pour ce cadeau, dit-il en s’allongeant à côté d’une Gladys pantelante. Tu te rends compte comme ce serait plat une vie privée de sexe ? Gladys ne répond pas mais le laisse faire quand il pose une main sur ses seins pour les flatter. Elle est, momentanément du moins, vaincue. Elle se serre contre lui, l’enlace, met sa tête sur son épaule, ils s’endorment. Ils se réveillent, ils font l’amour, ils se rendorment. Ils se réveillent, ils font l’amour, ils se lèvent, ils passent dans la salle de bains, contemplent les égratignures, les bleus dans le miroir. Ils rient. Ils font couler un bain, se prélassent dans l’eau, refont l’amour. Ils ont faim, ils s’habillent, montent sur la terrasse ensoleillée du riad. Ils mangent, ils se regardent les yeux dans les yeux comme deux amoureux. Ils sortent, ils prennent une calèche, Albert photographie Gladys dans le jardin Majorelle, dans la palmeraie. Quelquefois c’est Gladys qui prend l’appareil et qui tire le portrait d’Albert. Elle refuse que le cocher les photographie ensemble. Elle n’a pas vraiment changé, pense Albert, toujours aguicheuse et mystérieuse.

 

Ils retournent au riad. Ils ont faim. Ils demandent qu’on les serve dans leur suite, n’importe quoi ça n’a pas d’importance. Dès qu’ils sont enfermés, Albert se précipite sur Gladys pour la déshabiller. Elle proteste. Il n’écoute pas, dégraffe le jeans de Gladys, le fait descendre sous les fesses, il la plaque contre un mur, ouvre sa braguette et la pénètre violemment par derrière, elle mouille, elle a cambré ses reins, elle lui dit qu’il n’est qu’un vieux salaud, il lui dit qu’elle est sa pute d’amour, il regarde son braquemart qui rentre et qui sort, chatouillé par le string. Il la fait jouir, ou plutôt ils se font jouir. Il voudrait qu’elle le prenne dans sa bouche mais il est trop excité. On frappe à la porte. Elle se dégage, disparaît dans la salle de bains, il se rajuste et va ouvrir. C’est la nourriture qu’ils ont demandée.

 

Dernière nuit. Ils ne font pas l’amour, Gladys en a décidé ainsi, elle ne veut plus d’Albert, il est trop vieux, trop marié, elle ne se voit pas du tout dans le rôle de la petite étudiante qui se laisse mettre le grappin dessus par le professeur Laroche, elle veut retrouver son copain, avoir une vie normale. Pourtant Albert lui plaît. Il est comme elle rêve les hommes, attentif, respectueux, amoureux mais capable de faire savoir ce qu’il veut et de l’avoir. Alors regrets. Albert a accepté sans discuter le dictat de Gladys. Il la connaît suffisamment désormais pour deviner qu’elle ne changera pas d’avis. Et puis, au fond, il n’est pas en désaccord avec elle. Trop vieux, trop marié, oui. Il ne se voit pas remettre tout en cause, son mariage, la maison, les enfants, enfin tout ce qu’il a construit avec sa femme pour inventer avec Gladys une nouvelle histoire qui ne les mènerait de toutes façons pas bien loin. Elle a l’âge d’être sa fille, ça ne marcherait pas. Et puis, lui aussi, il n’est pas prêt à endosser devant ses collègues le rôle du barbon qui détourne son étudiante, surtout quand elle s’avère aussi sexy que Gladys. Albert serait partant, évidemment, pour la poursuite d’une liaison discrète avec, de temps en temps, des escapades comme celle-ci, Gladys n’en veut pas, pour elle, elle le lui a clairement fait comprendre, leur histoire n’était qu’un one night stand. Rideau.

 

Leurs corps néanmoins ont appris à se connaître, ils brûlent encore l’un pour l’autre. Leurs mains, leurs lèvres se cherchent, le bâton d’Albert se dresse, la fleur de Gladys s’ouvre sans qu’on leur commande quoi que ce soit. Dans le grand lit de leur dernière nuit aucun des deux ne parvient à s’endormir. Albert a passé un bras sous la taille de Gladys, il la serre contre lui, elle a posé la tête sur sa poitrine, une main agrippe une cuisse. Il lui dit des mots tendres, des mots qui ne veulent rien dire mais qui sortent tout seul, qu’il l’aime quoi qu’elle dise, qu’il l’a aimée, qu’il l’aime, qu’il l’aimera, il pleure, elle essaye de le consoler, elle comprend, elle l’aime beaucoup elle aussi, mais ce n’est pas possible, qu’il le sait bien, ils ont vécu des jours formidables, elle n’oubliera jamais, elle pleure aussi, elle approche son visage du sien, leurs larmes se confondent qu’ils essuient avec la langue. C’est salé. Une main d’Albert cherche le sexe de Gladys, c’est une marre dans laquelle il rentre un doigt, puis deux, puis trois, il les ressort, les lèche, les lui donne à lécher, sa verge veut rentrer aussi, mais Gladys dit non, alors il revient avec les doigts, il veut la faire jouir une dernière fois mais ça ne marche pas, elle essaye de l’aider, décidément non, elle ne veut pas, elle ne veut plus. Il voudrait au moins qu’elle s’occupe de lui, enfin de sa verge tumescente, qui lui fait mal, il prend une main de Gladys et l’enroule autour, elle amorce un va et vient et s’arrête aussitôt, elle ne veut pas, elle ne peut plus. Il sanglote, elle le supplie de se calmer, se relève à demi, pose les deux mains sur ses épaules, embrasse ses yeux, il sent la caresse des seins sur son thorax, il se calme, ses larmes se tarissent, ils finissent par s’endormir dans les bras l’un de l’autre, elle est couchée sur lui.

 

Le lendemain dans l’avion, bien qu’assis à côté l’un de l’autre, on croirait deux étrangers. Ils débarquent à Marseille, ils attendent leurs bagages de part et d’autre du tapis, leurs regards se croisent, ne se lâchent pas. Ils quittent la salle des bagages séparément. On les attend. Albert se dirige vers son épouse, Gladys vers son copain l’interne en médecine. Rideau.

 

9.11.10