Créations

Destin

               Petite elle rêvait d’être une grand-mère fourneaux, une grand-mère gâteaux, enfin la mamie tradition, mais une mamie jeune, chez qui les petits enfants aiment à se réfugier, venir jouer sans avoir à ranger et à se faire gronder, venir goûter en s’empiffrant de tarte au chocolat trempée dans de la crème anglaise, de pain d’épices ou de cookies dont elle aurait le secret, ou simplement de petits pains dégoulinant de confiture, des confitures ayant bouilli des heures durant dans un chaudron de cuivre avec des fruits qu’ils seraient tous ensemble allés voler, au détour des chemins ou même dans les jardins, les uns épiant les regards indiscrets pour prévenir à temps les autres d’une chasse impromptue, cela aurait occasionné des aventures épiques, quelques jeux de cache-cache, embusqués sous une bâche ou planqués contre un mur, mais on les aurait eu, les fruits et leurs propriétaires et on serait partis, rien que pour se faire peur, en courant vite pour échapper aux éventuels poursuivants, dans des éclats de rire mémorables et d’une année sur l’autre on aurait raconté, rappelé ces histoires, en ajoutant à chaque fois un détail pittoresque faisant imaginer une aventure rocambolesque où rien de ce qui s’était vraiment passé, finalement ne subsistait, et pourtant les enfants y croiraient jurant à leurs parents, dans des récits animés et mimés, la voix des uns couvrant celle des autres, qu’un homme fort comme un ogre les avait poursuivis une hache à la main. Elle serait aussi une grand-mère drôle, « marrante » auprès de qui les enfants viendraient oublier leur mère un peu autoritaire, avec qui on pourrait chahuter, se chamailler, bouder jusqu’à ce qu’elle cède, une grand-mère dynamique que les enfants n’excluraient pas de leurs jeux au contraire et le soir elle serait une mamie tendresse, racontant des histoires du bon vieux temps d’avant, d’avant avant où on circulait à cheval, où on travaillait dans les champs, il n’y avait pas de tracteurs, où l’on vivait avec les bêtes, les cochons pour la viande, les moutons pour la laine, les vaches pour le lait les poules pour les œufs et les jeunes habitant à la ville ouvriraient des yeux ronds posant plein de questions et puis elle parlerait des premières voitures, de la modernité de cette époque et les enfants n’y croiraient pas ayant toujours pensé que leur monde était de toute éternité le monde et même s’ils apprenaient à l’école l’histoire du temps qui passe, ce n’était justement qu’une histoire, une chose qu’on raconte mais on pourrait raconter autre chose, sauf que mamie, elle avait vécu ça, ils la regarderaient alors avec un air bizarre comme on regarderait un être fantastique, venu d’ailleurs, d’un autre temps mais sans rapport au nôtre, d’un temps inconcevable, bien trop lointain pour être imaginé, mais si leur dirait-elle pour les émerveiller, les étonner, on peut y retourner mais il faudrait une fusée pour nous y transporter, une fusée ça va vite et loin très loin jusqu’aux extra terrestres. Vaguement troublés par ces histoires ayant à leur insu marqué leur imagination, ils s’endormiraient en rêvant à un monde d’avant où hommes et animaux cohabitaient, où on n’allait pas à l’école, où il suffisait d’aller dans la bergerie pour choisir toutes prêtes de chaudes vestes en laine, et des écharpes aussi de toutes les couleurs. Et lorsqu’à la fin des vacances ils reprendraient l’école, ils raconteraient les récits de mamie, sa fabuleuse vie d’avant et comment c’était mieux mais cela cependant resterait mystérieux.

       Elle rêvait aussi d’avoir toute sa vie le même mari, et même si possible de n’avoir qu’un seul homme, ce mari auquel toujours et par amour elle serait fidèle. Elle se voyait grand-mère auprès de ce mari, devenu le grand-père un peu bourru mais bon enfant pour ses petits enfants. Plus tard elle ajouta qu’il serait un bel homme, encore vaillant pour les choses du corps, l’honorant très souvent pour son âge, d’ailleurs l’œil allumé, il ne manquerait pas de l’interrompre pour émailler ses histoires de princes ou de fées, de croustillantes allusions, de détails un peu verts faisant pouffer de rire les plus grands des enfants. Enfin il serait doux ce futur temps de la vieillesse, on se regrouperait l’hiver au coin du feu, se réchauffant d’un bol de chocolat au lait fumant surnageant d’une mousse d’où les lèvres sortiraient barbouillées, ce serait le moment de nouvelles histoires, de « Blanche neige », de « Cendrillon » mais fatigués les plus petits s’endormiraient souriants dans la confiance d’une infinie tendresse.

       Comme tous les rêves, ils ne tenaient pas compte du destin et peut-être s’étaient ils construits pour supporter ce qui à l’horizon des songes de l’enfance se pressentait, immonde et innommable.

       Elle avait grandi dans l’ombre d’une mère qui ne l’ayant pas désirée, la détestait,  l’humiliait avec un plaisir malsain. Elle l’appelait secrètement « Madame Mac Miche », à cause de la ressemblance avec le personnage principal d’un récit des « Malheurs de Sophie ». C’était une mère méchante à en devenir laide, dont le mari, poltron, satisfaisait tous les caprices, terrorisé presque autant que leur fille. Plus tard elle comprit qu’en outre il avait dû être frustré, ce qui expliquait, malgré la peur qu’il avait d’elle, ses beuveries et ses écarts certaines nuits où fou de rage et de désir il osait s’absenter, Mac Miche se taisait, reconnaissant que pour la bagatelle elle n’était pas douée et même y répugnait, mais elle tenait ses comptes, deux ou trois fois par mois seulement et si il dépassait, il était au pain sec et à l’eau trois jours durant. Autant dire qu’il rentrait épuisé des nuits de permission, épuisé et repu, jusqu’au prochain désir dont il disputait le plaisir avec celui de bons repas dont il risquait d’être privé. Sans travail, il était en effet entièrement à sa merci. Elle aimait bien son père et le plaignait d’être comme elle victime, victime de cette femme haineuse, avide avare, sournoise et folle finalement. Mais elle ne pouvait rien pour lui, ni lui pour elle. Un jour fatiguée d’étouffer entre ces deux adultes pathétiques malgré leur différence, elle fit une fugue, – enfin, pas tout à fait puisqu’elle avertit ses parents – c’était l’été, les vacances, et sac au dos, quelques économies en poche, elle prit la route, pomponnée comme une jeune fille qu’elle commençait à devenir, maquillée, presque trop, elle avait juste quinze ans. Pour imiter les grands elle s’amusa à faire du stop et sans tarder, une voiture s’arrêta, elle y monta allègrement. Deux hommes l’occupaient, le conducteur, blond, élégant, il devait bien avoir trente ans et pour elle c’était déjà un vieux et son passager un autre homme, un très brun au contraire, un barbu un peu plus jeune mais qui lui faisait peur. Ils la mirent à l‘aise en bavardant et en lui proposant de l’emmener dans une auberge sympathique, très sympathique. Au bout d’une heure ils s’arrêtèrent à la campagne dans un endroit charmant. Le blond, celui qu’elle préférait lui prit la main, l’autre suivait, tranquillement. Au détour d’un buisson, il l’allongea, et entreprit de la dépuceler, doucement. Il défit son corsage, mit la main sous ses jupes fit valser sa culotte, glisser sa jupe, elle était nue, honteuse sous leurs yeux enfiévrés. Nous n’aimons que les vierges dit-il brutalement, mon compagnon viendra après, une fois, que tu seras plus accueillante. Terrorisée elle s’évanouit mais il attendit qu’elle reprenne conscience, voulant goûter à ces émois, à ces premières sensations, voulant voir ses yeux  s’étonner se demander ce qui lui arrivait, prendre plaisir après avoir marqué la peur. Il la caressa tant et tant, avec ses doigts très fins, des doigts d’expert qu’il ne lui fit pas mal, et qu’elle eut même du plaisir. Elle découvrait son corps, ses chairs plissés qui s’ouvraient s’attendrissaient, ses lèvres et en haut cette boule mollissant et s’épanouissant qui faisait monter le désir quand on s’y attardait. Elle se sentit mouillée, elle en était gênée ne sachant pas ce qui lui arrivait, elle essayait de retenir mais ça coulait par saccades entre ses jambes, elle s’entendit gémir, il s’allongea sur elle tremblante de peur de douleur et de plaisir mêlés, et quand enfin elle l’accueillit ce fut dans un cri de souffrance auquel firent écho des râles de mâle satisfait. Le brun barbu les regardait, congestionné, les mains sur son sexe tendu et sans attendre assouvit son désir sauvagement en une seule pénétration. Elle suffoquait, mais sans pitié ils s’amusèrent ensuite quelques instants à la lécher, lécher sa plaie, son sang qui avait coulé en la traitant de chienne mais en lui assurant qu’elle n’aurait aucun mal si elle savait être gentille, très gentille. Ils l’emmenèrent ensuite dans un petit château en plein milieu des bois faisant office de boite de nuit et de bordel : en un mois on lui apprit à boire et à fumer afin que sans broncher elle puisse même avec volupté se faire violer. Un matin, ici on dormait le matin, elle parvint à s’échapper, marcha pendant deux jours et arriva enfin à l’orée d’un village. Elle avait encore quelque argent, et malgré sa terrible déconvenue, malgré aussi la haine de sa mère elle prit le train vers la maison d’où, son père, qui pour une fois brava les foudres de sa femme, sut éviter qu’elle soit chassée.

       Trois mois après, son ventre s’arrondit, elle voulut « le garder » malgré les insultes horrifiées de sa mère apprenant la nouvelle, mais il n’y avait pas lieu de s’effrayer, enceinte ou pas elle avait toujours été rejetée, aussi il y avait désormais une raison d’être bannie, alors elle l’aurait ce bébé, ce serait sa revanche elle aurait quelqu’un, rien que pour elle, quelqu’un qu’elle aimerait et elle lui montrerait ce que c’était, d’aimer.

      Elle avait chéri cet enfant autant qu’on l’avait détestée, elle lui avait parlé autant qu’on l’avait enfermée dans sa tête par le silence imposé jusqu’au vertige ou au délire de soliloques pathétiques. Le père absent, évaporé dans la nature, après la nuit d’amour, enfin, de sexe, qui l’avait rendue mère, elles avaient vécu dans une complicité affectueuse comme deux amies et quand l’enfant avait grandi, les rôles s’étaient quelquefois inversés, la mère se faisant sermonner par sa fille pour ses amours volages, ses fiancés d’un soir, ses nuits passées à boire et à fumer mais ils ne valent rien ces hommes là ces amants là, tu le sais mon enfant qu’avec eux je me venge d’avoir été niée, je fais semblant de ployer sous leur charme, semblant de succomber puis je m’en vais, il faut qu’ils payent pour ce que d’autres ont fait. Et elle lui raconta un jour son absence d’enfance, son égarement esseulé, la mère hautaine et sèche, c’est-à-dire sa grand-mère, cette grand-mère avare, tu te souviens ma fille, « oh oui je me souviens, elle me faisait pleurer ne voulant me payer qu’un seul tour de manège, et des bonbons jamais» et par la suite son adolescence gâchée, et puis plus tard aussi, ses salissures ses meurtrissures, une manière inconsciemment inversée de se faire caresser, d’être choyée, câlinée sans savoir par quels mains par quel corps, mais des caresses, se faire toucher, s’abandonner dans le creux d’une épaule ou la chaleur d’un ventre pour réparer l’enfance, dormir au lit des grands, des hommes mûrs, se faire toute petite, docile et chaude entre leurs mains comme pour chercher le plaisir de la chaleur du lit de ses parents dans les moments de cauchemar, leurs mots de réconfort malgré l’obscénité et c’était mieux, même si c’était pire, que le silence, que rien du tout et sa fille comprit que sa conception remontait au temps de ces jeunes désordres où le sexe l’avait emporté sur l’amour. Elle ne lui avait en effet rien caché de son initiation à un âge où elle était encore bien innocente au point de croire un certain temps que le sexe des hommes était toujours comme un gros morceau de bois dur, au point de croire que le sexe était fait pour le plaisir des hommes et les femmes pour le lui offrir, n’ayant que le droit de souffrir, de dire oui, par devant par derrière quand tu veux où tu veux ou même quand ils veulent où ils veulent, à la sauvage, après quelques insultes odieuses. Du jour de ses révélations la jeune adolescente apprit à taire ses reproches se rapprochant plus encore de sa mère qui s’efforça de son côté d’être plus raisonnable. Elles formaient un tandem « à la vie à la mort » on aurait cru deux sœurs, elles se promenaient gaiement main dans la main, riaient ensemble dès qu’elles croisaient un homme dont le regard gourmand allait de l’une à l’autre sans pouvoir les départager, jouant parfois à tour de rôle la coquette, tournant la tête en souriant, mélancoliquement, l’air de dire, désolée, je suis avec maman ou au contraire, je suis une maman mais quel dommage, vous êtes séduisant. Il leur arrivait, évidemment, de se fâcher, pour des broutilles sans pouvoir supporter longtemps de rester ennemies. C’était le plus souvent la mère qui cédait, elle avait tant souffert, elle, de l’ignorance maternelle, du sentiment blessant de n’occuper aucune des pensées de sa mère qu’elle s’inquiétait aux moindres bouderies de sa fille, au point de ne pas la lâcher jusqu’à ce que les chamailleries oubliées, elles se soient réconciliées se dorlotant comme des enfants fatigués de s’être inutilement disputés.

       Les récits de sa mère l’avaient à jamais dégoûtée du sexe pour le sexe et la jeune fille sauta aisément la période obligée des essais juvéniles pour voir comment ça fait. Comment ça fait, elle le savait, sa mère le lui avait décrit sans pudeur, lui expliquant aussi que le bonheur peut être faux des extases du plaisir ou enfin que le plaisir c’est immense comme « ils » disaient mais ce n’est pas grand-chose, qu’on peut se le donner seul ou ensemble et qu’on reste aussi seul. Sa fille se retrouva ainsi sentimentalement et sensuellement aussi armée qu’elle avait été démunie mais aussi et surtout aussi pétrie d’amour que la haine l’avait endurcie. A vingt cinq ans elle fit de son ami d’enfance son amant, et puis enfin son compagnon prince charmant jusqu’à ce jour et sans doute le restera t’il pour toujours. Quand elle s’installa avec lui, la mère s’éloigna gardant avec sa fille des relations complices, mais ce n’était plus tout à fait comme avant. C’est à ce moment là que jeune encore, la quarantaine à peine elle s’offrit une deuxième vie, une vie de femme émancipée, libre de ses amours ou tout au moins de ses désirs.

       Elle aurait pu refaire sa vie comme on dit, ou enfin se faire une vie à elle, pour elle, mais la voix de sa mère toujours la dénigrait, elle l’entendait qui sans parler la culpabilisait, et sa fille partie, elle n’eut guère d’autre choix que de devenir ce que Mac Miche lui disait qu’elle était, une traînée. Elle se prostitua quelque temps dans un bordel de bas quartier où les hommes venaient parfois par deux martyriser son corps, le désarticulant dans toutes les positions, à quatre pattes, la croupe en l’air ou sur le dos, jambes relevés mais fesses ouvertes et sexe humide toujours sinon on y fourrait des doigts poisseux qui écartaient à faire crier, à faire hurler à faire tuer. Pour oublier, le soir elle buvait elle fumait, drogues « douces » et puis très vite ce fut l’opium en compagnie d’un vieux qui l’aimait sincèrement, puis fatiguée de ses rides et de son impuissance elle s’entoura de jeunes qu’elle retrouvait le soir. Ils s’aimaient comme on peut aimer dans ce désœuvrement déboussolé.

       Elle fut bientôt grand-mère : une fille, elle en était ravie, c’est ce qu’elle souhaitait, l’autre sexe ayant pour jamais défiguré son âme après avoir martyrisé son corps. L’amour qu’elle avait porté à sa fille ne fit pas de celle-ci une mère aussi câline, aussi proche, aussi complice, ce fut une mère aimante mais raisonnable et parfois trop au goût de son enfant qui souvent se réfugia chez sa jeune grand-mère, pauvre grand-mère.

       Elle passait son temps devant la télé sans pour autant la regarder, captivée par l’écran de ses songes de jadis et de naguère, droguée aux images d’anciennes amours d’où s’exhalaient des parfums d’encens ou d’opium, inhalé ou fumé à en perdre la tête, à s’envoler hallucinée vers des nuages rouge orange où des serpents de cuivre tortillaient comme des aspics vous jetant leur venin de leur langue mortelle, elle en avait des visions d’enfer qui la faisaient hurler, zébrées d’apparitions bleutées et des cloches sonnaient, lointaines comme pour annoncer l’entrée au paradis où des mains d’ange vous accueillaient, vous happaient, elle s’enfonçait comme dans du coton sans pouvoir respirer, mais légère, plus légère que l’air, alors elle riait souriait et chantait même quelquefois, dérivant telle une comète millénaire, avant de s’effondrer sur la planète terre. Elle fumait à longueur de journée une herbe séchée de mauvaise qualité et ne quittait jamais cet univers en demi-teinte, ce réel opaque à la fois sombre et lumineux où défilaient sans prévenir des créatures diaboliques pleurant des larmes de feu, vociférant des cris ténébreux ou bien c’était des angelots bienheureux aux ailes blanches déployées, noyés dans une lumière de cristal ou de diamant. Elle était un peu folle et si elle fatiguait sa fille chez qui finalement elle s’était installée ou qui plutôt l’avait reprise à ses côtés, elle ravissait sa petite fille, une jeune adolescente à l’affût, comme tous les jeunes de son âge, de tout ce qui est étrange. Après l’école elle venait souvent s’asseoir auprès d’elle, qui en cachette lui accordait quelques bouffées de son herbe interdite, lui racontant des morceaux de sa vie, sa triste vie mais tellement décalée, et surtout avec une imagination si délirante qu’elle en émerveillait l’adolescente.

       Il n’y avait  ni tartes au chocolat, ni pain d’épices ni cookies, ni petits pains dégoulinant de confiture, ni bol de chocolat fumant autour d’un feu de cheminée, ni frères et sœurs pour sa petite fille, et encore moins un mari prévenant, le destin en avait voulu autrement, mais on se souviendrait pourtant de la grand-mère.