Episode 51
Diversions provoquées par une fille épatante
Je regardais Line être Line. Les filles intelligentes qui ont le sens du chagrin d’amour comprennent toujours beaucoup plus de choses que les autres. La mer semblait partager cet avis et hésitait à redescendre de la plage où le flux du matin l’avait amenée (tout l’intérêt des mers à marées).
En ce moment, Line avait, en plus de son bikini orange et des grains de sable sur son ventre, le regard voilé d’une histoire qui tardait à commencer ou qui avait mal fini. C’est le genre de regard qui rend les garçons friables et généralement les entraine à commettre un lot de bêtises très au-dessus de la moyenne. Par exemple se mettre à écrire des poèmes lénifiants à la Musset un jour de pluie sur le Grand Canal ou écouter en boucle Ray Charles dans I Can’t Stop Loving You. Et il y a encore pire. Comme se saouler au rhum-coca ou se laisser aller à penser que le monde ne tournera jamais plus rond…Bon, ça c’est déjà en cours.
La mer n’était toujours pas sûre de la conduite à tenir, Line étendait ses jambes très au-delà de son bikini, le soleil en fichait plein la vue aux mouettes qui, éblouies, se rentraient dedans en catastrophe. Je priais pour qu’aucune autre fille de la bande même mes préférées, ni surtout ces teignes de Jules et Jim, ne viennent briser ma contemplation silencieuse et égoïste de Line.
Enfin j’espérais que cela ne finisse pas. Et puis Line a dit, un peu comme si elle se parlait à elle-même :
– Alexander, as-tu déjà connu des chagrins d’amour ?
– Petits ou grands ?
– Hum, hum, disons entre les deux,
– Et tu faisais comment alors ?
– J’écrivais une chanson désespérée, j’étais certain que ma vie s’arrêtait là ; ou pour faire le dur, je me passais en boucle Niagara de Julien Clerc…
– Et la cuite au rhum-coca ?
Line était au courant
– Et toi ?
– C’est un peu différent.
Cette fois-ci la mer commença à se retirer pour de vrai. Line conserva ses secrets. Comme le disent les cartomanciennes aguerries : l’amour reste un sujet aléatoire.
Episode 52
Le grand calme
Ce qui me fatigue et m’accable, me désorganise, ce sont les péripéties. Et il faut reconnaître que la vie, le monde, les scénaristes et les romanciers en rajoutent. Comme si on allait être en manque, comme si on allait sombrer dans l’ennui s’ils ne nous brinquebalaient pas de droite et de gauche sans arrêt.
J’aime bien les films où il ne passe rien ou pas grand-chose. Par exemple dans La collectionneuse d’Eric Rohmer, les hommes – ils ne sont que deux – parlent, pas mal, boivent ou petit-déjeunent, se baignent ou ne font rien, (pas comme Ulysse ou James Bond), Haydée Politoff, elle, fait l’amour assez souvent, sans en faire tout un plat, le seul incident notoire est qu’elle casse un vase ; exprès / pas exprès ? On ne sait pas. La journée, le soleil chauffe la terre et l’eau ; la nuit, on entend les grillons. C’est à peu près tout. On passe un moment merveilleux ensemble.
Dans La grande bellezza,, Toni Servillo – alias le célèbre écrivain Jep Gambardella – croise des complices ou des personnages étranges, dîne avec sa bande de jeunesse, se balade dans Rome et dans son appartement face au Colysée ; cela ne compte pas comme péripéties : tout juste des jours et des nuits qui passent. Ça suffit, non ?
Ces temps-ci, l’océan n’était pour ainsi dire pas là : il ne se faisait pas petit ou lointain, il se faisait absent : amplitudes minimales, ressac assourdi. Les autres paramètres – l’air, la lumière – se contentaient de presque rien. Le phénomène avait déteint sur les mouettes qui évitaient de se faire remarquer et cancanaient en sourdine.
C’était ce que les météorologues, et parfois les poètes, appellent le calme.
Je crois que je vais m’en contenter…
Episode 53
Paul McCartney m’a dit
Vent insignifiant. Mer ondulée. Le soleil éclairait le sable comme une rangée de projecteurs illumine la scène quelques instants avant que les musiciens n’y fassent leur entrée. Lumières ! Si, Madame, Monsieur, je plante ce décor, prends le micro et monte les amplis, c’est pour vous annoncer, ainsi qu’au reste du monde, qu’un numéro collector de Rolling Stone est récemment paru : 100 pages entièrement consacrées à la vie et à la musique de Paul McCartney (publicité non payée). A vous de voir si votre marchand de journaux au coin de la rue est un gars à la hauteur ou si son commerce est dévoyé à la distribution de ragots et pronostics hippiques truqués.
Evidemment, la tentation est grande d’en recopier de larges extraits comme le font les critiques paresseux dans les magazines spécialisés et savants. Ici, le sujet est trop sensible pour céder à ces mauvaises manières. Macca – diminutif affectueux de Paul McCartney – est le gars qui a écrit Hey Jude (la chanson a bien failli s’appeler « Hey Jules » : dans la voiture en allant voir Cynthia Lennon, il fredonnait un bout de chanson qui faisait « hey Jules » en pensant au fils de John et Cynthia, Julian, un gentil gamin qu’il aimait bien. Puis il se dit que Jude conviendrait mieux : ça sonnait plus country.
Pour avoir écrit Hey Jude et Ibony Ivory, et rien que pour ça, Sir Paul mérite bien la reconnaissance de la Couronne britannique et des peuples du Commonwealth.
Leslie raconte qu’elle connaît toute ces histoires par cœur et prétend que si elle était née à Liverpool, Paul l’aurait sans doute épousée pour son deuxième ou troisième mariage. Leslie charrie un peu parfois. Le titre préféré de Line est Silly Love Songs. Louise de V est sceptique.
L’après-midi était déjà épuisée, Georges préparait les dry-martini du soir…
Ah oui… A la fin d’un long interview, Paul dit : « Sois cool, et tout ira bien. Ainsi en va-t-il dans la religion du rock’n’roll. »
(Ce n’est pas Kant qui aurait pu inventer un truc pareil)