Chroniques Créations

L’apesanteur et la grâce

                                    

Il y a dans la vie des moments de totale plénitude, où l’on se sent particulièrement heureux, pas une seule douleur corporelle, un niveau intellectuel décuplé, dans une vraie béatitude.

Cet état de quasi apesanteur peut être assimilé à un état de grâce.

Comme dans une station orbitale, on a le sentiment de planer.

Ces moments sont rares, et il faut savoir les identifier, pour en tirer un profit maximum, car ils sont généralement de courte durée.

On se retrouve dans une sorte d’euphorie, sans recourir aux moindres hallucinogènes (la cortisone peut avoir ce genre d’effet, c’est le seul dopant que j’ai utilisé, et uniquement sur prescription médicale).

L’extase n’est pas loin.

L’état de grâce est bien réel.

J’ai la chance d’avoir récemment atteint 4 fois cette situation :

– au cours de la visite de la Villa Lenbach à Munich, devant les toiles des Expressionnistes

– pendant un bain de mer à Pramousquier dans des conditions climatiques exceptionnelles

– sur la plage de Cavalière, devant le plus beau paysage du monde

– durant une soirée, seul à Levallois où je me suis gavé d’opéra, musique à fond

Peut-être est-ce dû, à l’âge, le temps qui passe nous amène à être plus réceptif aux moments de bonheur, à mieux les identifier, et à les optimiser.

1 Les Tableaux Expressionnistes Villa Lenbach Munich

Le 21 août 2022, en fin de matinée, nous pénétrons dans la villa Lenbach, dans le quartier des musées de la belle ville de Munich.

Cinquante ans auparavant, j’y avais découvert la peinture des Expressionnistes Allemands, et notamment ceux du Blaue Reiter (Le Cavalier Bleu). Ce fut un choc spirituel, qui me laissa bouleversé et définitivement converti à la peinture moderne.

Allais-je, un demi-siècle plus tard, et avec toutes les connaissances culturelles acquises pendant ce long temps, retrouver cette divine surprise (Überraschung) ?

Une immense déception allait-elle se produire ?

Et bien non, à peine entré dans la première salle d’exposition, face aux toiles de Kandinsky, Marc, Jawlensky et Macke, je me retrouvais dans le même état d’euphorie, impressionné par l’harmonie de l’ensemble, la force du dessin, la violence des couleurs, qui caractérisent si bien le style Expressionniste.

1913 August Macke – Promenade sur le Pont

Abasourdi par tant de beauté, et ayant achevé la visite, je fis, chose inhabituelle, une deuxième visite pour bien m’imprégner de tous ces chefs d’œuvre.

«Che bellezza !» 

2 Le Bain de Mer à Pramousquier

Quelques jours plus tard, rentrés en France, nous nous trouvons sur la plage de Pramousquier (Var).

 C’est la fin de la canicule, il fait très beau, avec cette lumière de septembre, si particulière, déjà un peu voilée.

La mer est plate comme un miroir, en cette matinée du 8 septembre.

Il y a peu de monde, et l’eau est encore relativement chaude, 26°, ce qui est rare à cette époque.

Le mistral glaçant n’est prévu que pour le lendemain où la température va tomber à 20°.

C’est donc le dernier jour avec des conditions aussi optimales.

Tout est calme, « l’aria e serena », je rentre dans l’eau sans appréhension, le liquide est « al dente », et je m’immerge progressivement, lentement, profitant de ces instants hors du temps.

Je m’allonge sur le dos, la mer me porte, sans que je fasse le moindre effort.

Je suis quasiment immobile, bougeant à peine les bras pour rester à la surface.

Mon corps se détend, mon esprit s’envole, mon regard enveloppe cette côte si belle, où la plage de sable doré est sertie dans un écrin de plantes méditerranéennes, avec au fond le massif des Maures. Les couleurs sont vives, comme dans un tableau expressionniste.

Immobile, je baigne littéralement dans la mer, où je me retrouve dans un état de béatitude, heureux de ces instants de bonheur parfait, faisant corps avec cet élément naturel.

Et je perds la notion du temps, avançant lentement au gré d’un léger courant, pour parcourir quelques centaines de mètres, sans le moindre effort, presque sans respirer, avec un cœur qui ne force pas…

La grâce de l’apesanteur.

La plage de Pramousquier, dans cette belle lumière de septembre

3 Sur La Plage de Cavalière : Le plus beau paysage du monde

Admirer le paysage, allongé sur un transat, sous un parasol, en plein milieu de la plage de Cavalière, est l’un des plus grands plaisirs dont l’on puisse jouir.

Il suffit de s’installer sur la plage des Canetons, c’est là que la vue est la meilleure, avec le Cap Nègre à gauche, en face, d’est en ouest, les îles du Levant, de Port Cros et de Bagaud, à droite la pointe du Layet.

Pas la peine d’apporter de la lecture, on est captivé par ce paysage, le clapot incessant et lancinant des petites vagues sur la grève.

Et vers le soir, quand les plagistes refluent, que le bruit de fond diminue, et que le bruit du clapot s’estompe, avec des vagues de plus en plus fines, le silence tombe progressivement alors que la lumière du couchant exacerbe les couleurs. Quelque rare voilier vient animer ce paysage merveilleux et enchanteur.

On ne peut que rester muet d’admiration devant un tel enchantement.

C’est ce que je fais, en souhaitant faire durer le plus longtemps possible ce moment où le temps s’arrête et où il faut prolonger au maximum cet état de grâce.

La Plage de Cavalière, les îles du Levant, de Port Cros et de Bagaud

Ô temps suspends ton vol !
et vous, heures propices, suspendez votre cours !
Laissez-nous savourer les rapides délices
des plus beaux de nos jours.
 (Lamartine)

4 En Tête à Tête avec Puccini et Mirella Freni

Il y a quelques jours, le 30 septembre, suite à un concours de circonstances, je me retrouvais seul pour la soirée dans notre appartement de Levallois.

Ce qui me rappelait le temps où je travaillais encore et où je passais la semaine à
Paris avant de rentrer pour le weekend à Bouillargues.

Je décidais alors de me faire une soirée opéra, j’étais seul, et je pouvais mettre le son au maximum acceptable dans un immeuble avec des voisins.

Je m’installais dans mon fauteuil confortable, mis sur la chaîne audio le CD Deutsche Grammophon consacré aux airs d’opéra de Puccini et Verdi chantés par la grande soprano, Mirella Freni, sous la direction de Giuseppe Sinopoli.

Je me souvenais que, en 1992, écoutant un CD Deutsche Grammophon, j’étais tombésur des airs d’opéra chantés par l’immense soprano italienne, sous la direction de Herbert von Karajan.

Cela avait été une révélation, pour la première fois de ma vie, j’étais tombé sous le charme de l’opéra, à travers deux airs de Puccini:

-le premier « Un bel di, vedremo » de Madame Butterfly

-le second « Mi chiamano, Mimi » tiré de la Bohême 

Mirella Freni avec l’orchestre de la Philarmonie

Et surtout la voix enchanteresse de Mirella Freni, pour moi la meilleure soprano avec la Tebaldi et Montserrat Caballé. Sa finesse et sa puissance en font une Mimi et une Cio-Cio-San exceptionnelles.

Emporté par la musique, bouleversé par les envolées lyriques de la chanteuse, je suis transporté dans la création de Puccini. C’est une vraie communion laïque. Bien loin de la grâce spirituelle évoquée par Simone Weil dans son recueil de pensées et réflexions, sous le titre « La Pesanteur et la Grâce », livre m’avait fortement impressionné lors de mes deux années de classe préparatoire.

J’écoute 2 fois le CD, en profitant de l’occasion pour apprécier également les grands airs de Turandot, Manon Lescaut et quelques airs de Verdi extraits de Don Carlos et Aïda. Cette grande et belle musique permet de m’élever jusqu’à l’État de Grâce.

La pesanteur est oubliée…

Message d’Espoir

Ces moments de grâce, extatiques, il ne faut pas les manquer, bien au contraire chercher à les provoquer.

Il n’y a pas que la peinture, la musique, la beauté des paysages et l’accueil matriciel des éléments pour y parvenir.

D’autres domaines offrent aussi des richesses, notamment les rapports humains.

La vie a donné beaucoup de coups, et elle continue à en distribuer.

Ce n’est pas une raison pour baisser les bras et capituler.

Il faut continuer le combat, et profiter des belles choses.

Pour conclure, je paraphraserai Brassens :

« J’ai 78 ans mon vieux Corneille,
Et j’en profite allègrement ».