C’est le rocher le plus haut de la plage. Rouge face aux verts de l’océan Indien, il domine la plage de sable jaune d’Anjuna. Le soleil vient juste de se lever et filtre ses rayons au travers de la palmeraie. Les verts sombre des palmes jouent avec les ocres des coprahs. Un crabe de terre rouge fuit de travers. La forêt est tout de suite là, une promesse grouillante de vie. Je l’ai vue de bon matin dans l’œil du cochon impatient et j’ai voulu y fuir. Les oiseaux ne sont pas encore réveillés. Puis un oriol rose à bec jaune traverse le ciel bleu comme un signe prémonitoire et les odeurs, les parfums, les fragrances d’un coup se lèvent et étirent leurs senteurs comme autant de tentacules entrecroisés : le frangipanier étrangle le jacquier, les marais luttent contre les épices, la cardamome infuse le moisi, le cajou s’acoquine au zébu, le charbon de bois se marie au santal… Chaque plante bruisse d’un langage ordurier et obscène. Les végétaux se passent de sous-entendus et leurs racines crèvent les maisons de papier des humains, leurs stolons broient les certitudes qui les closent, leurs fleurs enfin assassinent les peurs qui les hantent encore. Il faut progresser en faisant juste assez de bruit pour effrayer les serpents. Lorsque je me retourne, je ne vois plus mes traces. De toute façon, les singes ont déjà signalé l’intruse. Leurs cris se rapprochent, volant dans les cimes au-dessus de ma tête, taches vert sombre, éclats de lumière dure, le soleil m’éblouit, tout tourne. Heureusement posée au creux d’une branche, une orchidée Catleya: les singes me voient occupée par ce végétal, reconnaissent cette attitude, l’identifient comme normale et aussitôt le vacarme cesse. Seul un mâle alpha secoue encore une branche. Si la peur m’avait poussée à la fuite, les singes m’auraient poursuivie et peut-être griffée. Un rayon de soleil tombe sur ma catleya : la forêt sait donc que je ne me trompe pas. J’irais du côté de l’ombre, au passage je caresserais le tronc de ce fromager sacré et je suivrais la courbe de ses racines tortueuses jusqu’à l’humus. La terre est noire de souvenirs décomposés et je m’y roule comme un cochon sauvage, ma peau est encore trop rose. A présent, je sens la forêt, je suis en elle. Le soleil darde la canopée, de ses rayons de mort naissent des phasmes aux ailes nacrées qui dansent entre les arbres étranglés par les lianes des ficus meurtriers. Ceux qui peuvent fuient l’étreinte létale, les racines déroulent leurs anneaux, les branches touchent terre pour mieux repartir, échapper à la force constrictrice de la liane, qui grave les troncs à la pointe sensible de ses pousses. Chaque plante bruisse d’un langage ordurier et obscène et le tout forme un dense velours qui imprègne jusqu’aux coussinets de mes doigts. J’ai perdu mes chaussures. Sous la plante de mes pieds le sol est chaud et mou. Je cueille un fruit de cajou d’un arbre marron échappé d’une plantation et ôte délicatement la peau rouge qui enveloppe la petite virgule de noix pendant au-dehors du fruit. Sur mon bras, mes doigts rouge carmin dessinent des signes. Le fruit a le goût d’une poire trop mûre et le vacarme de la jungle soudain s’apaise. Je me souviens brusquement des poiriers et d’où je viens et de ce que je suis venue faire ici.
Je dois tourner le dos au soleil, abandonner la forêt, traverser le champ de cajous et retrouver l’océan au-delà de la falaise. La jungle a essayé de retenir mon élan de toute la force de ses rampantes mais j’ai finalement crevé ses remparts à quatre pattes dans le champ de cajou. Tout d’abord surprise par le silence de la plantation, j’ai cligné des yeux sous le soleil délivré de la canopée enfin j’ai couru jusqu’à la corniche, guidée par le roulis de l’océan. Droit devant les eaux vertes s’évaporaient en une brume indistincte jusqu’au bleu du ciel. La plage d’Anjuna trente mètres plus bas. De petits groupes se sont installés près du cap pour y jouer de la musique. Bongos, flûtes, guitares et maracas. Pour l’instant ils se passent le shilom. Boum shankar. A ma gauche, se trouve le rocher rouge le plus haut de la plage. J’y grimpe, en décrochant des petits paquets de succulentes installées dans ses fissures. Le sommet du rocher est relativement plat mais le silence me surprend, il doit y avoir des courants ascendants très puissants qui lèchent ce rocher pour qu’on y entende plus les hommes. Il y a tout de même un petit arbre entêté au pied duquel je m’y installe les jambes croisées, en position du lotus. Je suis venue méditer, après avoir épuisé mes sens dans la forêt, après avoir parlé le langage ordurier et obscène des végétaux, après m’être perdue dans les racines et retrouvée dans la plantation, face à l’océan Indien. Vert jusqu’à l’horizon qui se fond dans le ciel bleu. Se concentrer sur la zone brumeuse à la limite, je ne suis plus que l’air, le souffle qui m’emplit et court toute la plage d’Anjuna jusqu’à être aspiré par la cheminée de mon rocher vers de plus hautes sphères. Je suis le fer de lance de la roche, son cri, sa pointe sensible qui s’élance au rugueux de l’infini, qui perce le reflet du ciel jusqu’au grand vide entre les étoiles. Je suis cet œil mordoré qui étincelle dans le courant ascendant à quelques mètres de moi.
C’est un aigle roux à tête blanche. Je pourrais tendre la main et toucher son aile mais nos regard fusionnent, j’entre dans sa vision indicible, dans son monde sans structures où les choses se maintiennent sans efforts dans les courants ascendants. J’y lis aussi en marge des tentations de vitesse, de basculement total, de goût du sang tiédi. Mais il n’en fera rien, par notre échange, il a pris conscience de son immobilité. Sans doute les gens du coin amènent-ils leurs morts, les hommes ou le bétail, sur ce rocher. .