Chroniques Critiques

Tardi le Modiano de la BD – Du Rififi à Ménilmontant avec les Personnages de Léo Malet

Comment ne pas s’imaginer en suivant les déambulations de Nestor Burma dans les rues du XXème arrondissement que l’on est sur les pas d’un héros modianesque ?
Tous les paramètres concordent :
-L’action se déroule en 1957, quand Modiano était enfant. Toutes ses pérégrinations dans le Paris actuel visent à lui remémorer cette période.
-Le héros détective privé, Nestor Burma, marche inlassablement dans les rues du quartier, à la recherche des indices qui lui permettront de résoudre son affaire. Les héros de Modiano marchent inlassablement dans les rues de Paris à la recherche d’indices leur permettant de retrouver leur passé.
-Modiano se livre à une description précise des rues parcourues, Tardi dessine les rues parcourues par le privé.
-Sur les 192 pages de la BD, format comics, plus du tiers sont consacrées à des dessins de rues, maisons, édifices, cafés, sites célèbres. Le 20éme arrondissement est le vrai héros de la BD. Tout comme le Paris et sa banlieue des années 50 sont l’objet des recherches modianesques.
-Tardi aide le lecteur à suivre sa démarche en lui fournissant un plan du 20éme et l’emplacement des principaux lieux où se déroule l’action. Dans ses livres, Modiano ne fournit pas de plan, mais il suffit d’en avoir un à proximité ou de se reporter à sa mémoire, si on a eu la chance de vivre dans la capitale, pour suivre le parcours du héros.
Tardi par le dessin et l’image, Modiano par l’écriture, nous dépeignent les mêmes lieux à la même époque.
D’où cette évidence, Tardi est bien le Modiano de la BD.


Cette impression est confirmée par le fait que c’est Tardi lui-même qui a écrit le scénario de l’histoire « Du Rififi à Ménilmontant ». Léo Malet n’y est pour rien, Tardi ayant utilisé la franchise dont il dispose sur les enquêtes de Nestor Burma. Le titre précise bien, écrit en tout petits caractères, « d’après les personnages de Léo Malet », ce qui peut échapper, évidemment, au lecteur non averti.
Léo Malet avait envisagé une enquête de son héros dans chacun des arrondissements parisiens. Mais il n’a pu en réaliser que 15, le 20ème n’ayant pu être traité. Il y avait donc une opportunité pour Tardi, qui y demeure depuis 20 ans, rue des Pyrénées.
Le XXème arrondissement lui appartient viscéralement, il était normal qu’il en fasse le vrai héros de cette histoire. L’enquête molle et peu inspirée du détective privé lui permet une visite lente et totale du quartier de Ménilmontant pendant les quelques jours que va durer l’enquête, du vendredi 20 décembre au vendredi 27 décembre 1957. Le plein hiver, avec pluie et neige, va accentuer l’image de tristesse et la sombre ambiance hivernale de ces lieux.
Pour reconstruire ce quartier, qui a beaucoup changé en 67 ans, Tardi s’est livré à un remarquable travail de fourmi :
-il a photographié tous les lieux repris dans son histoire
-il a consulté les d’archives photographiques de l’époque, revu des films, et effectué un grand nombre de repérages à partir de son domicile.
-il a analysé les photos de Willy Ronis et Robert Doisneau.
– et dans ses dessins il a remplacé les MacDo et autres magasins de vente de téléphones par les boutiques de l’époque, cordonniers, quincaillers, épiciers, pharmaciens, etc.

La 203 de Burma faisant demi-tour devant la cordonnerie rétablie

Il a même réintroduit le cinéma de l’époque, le Ménil Palace, disparu depuis longtemps et remplacé par un supermarché.
C’est ce qui explique cette atmosphère « indéfinissable » et « réaliste » que l’on ressent à la lecture de son œuvre, et qui vous saisit à tel point que vous ne pouvez arrêter sa lecture.
Indéfinissable n’est pas le mot le plus approprié, car l’analyse du style de Tardi nous permet d’en établir les grandes lignes.
Ce n’est pas la finesse du trait qui caractérise l’art de Tardi. Bien au contraire, son style est volontairement assez grossier, le trait épais, noir, et les personnages plus esquissés que dessinés. Les bistrotiers et les clients des bars n’ont pas un visage, mais une trogne. Une noirceur persistante et poisseuse s’en dégage, comme s’il voulait communiquer au lecteur la laideur de la vie urbaine.
Trois bars sont fréquentés par les protagonistes de cette histoire, « chez Marcel », « chez Albert » et « chez Léon ».
Cette laideur concerne autant les bistrotiers quel les poivrots, comme le fameux « La Biture », ancien employé des abattoirs, devenu alcoolique par désespoir et protecteur des chats en guise de rédemption, et par ailleurs principal indic de Burma.


La Biture avec ses chats sauvés du labo et le traditionnel verre de blanc de couleur jaune à la main

Ne cherchez pas le jaune ou le bleu Bonnard dans son œuvre.
La couleur y est très rare, ce qui en renforce sa puissance.
On ne trouve jamais d’à-plats, mais un fond tramé qui vient encore plus atténuer et griser les couleurs.
Le rouge est rare, mais il explose quand il l’utilise, notamment pour les 3 pères Noël maléfiques, ou le fameux ballon rouge qui vient heurter la tête de Nestor Burma, en hommage à Albert Lamorisse, le metteur en scène du film éponyme, sorti en 1956.


Le jaune (pâle) vient colorer les verres de blanc sec, que consomment en quantité les protagonistes de l’histoire, et même le chien Ziquet, un box-terrier, qui carbure au guignolet-fraise (page 83).
On trouve du vert et du bleu pour distinguer les automobiles d’époque, la 203 Peugeot de Nestor Burma en bleu, la vedette verte des méchants patrons, les 4CV sont grises, et le corbillard Citroën noir.
Et le vert triomphe dans les déjections nasales de Nestor Burma, atteint d’un rhume « carabiné », page 21 !


Le père Noël rouge et le corbillard noir devant le passage Choiseul

Et pour trouver plusieurs couleurs simultanément sur une même case, il faut tomber sur l’affiche du film « du Rififi chez les Hommes », de Jules Dassin (1955), page 108, avec du rouge du vert et du jaune, joué au cinéma Ménil Palace.
A noter que ce film noir se termine dans le XXème arrondissement.
La référence à ce film rappelle l’atmosphère des policiers français des années cinquante, et fournit une clef pour bien ressentir le climat de la BD.
Chez lui dans ce 20ème qu’il aime particulièrement, l’auteur s’amuse à oser quelques clins d’œil, en glissant au fil des pages son coiffeur, son libraire préféré, ses voisins et même Daniel Pennac et le photographe Willy Ronis !
Laissons au futur lecteur le soin d’identifier ces protagonistes, en faisant une recherche personnelle au sein même d’une enquête policière…
Si le XXème arrondissement est de facto le vrai héros de ce livre, Tardi n’en oublie pas moins d’évoquer ses thèmes favoris surtout celui de la maltraitance animale, qui est le sujet sous-jacent de l’histoire.
En exergue du livre, une chanson de Dominique Grange, son épouse, traite ce sujet, sous le titre « Nous sommes tous des Animaux » :
« mais pour nous révolter, nous n’avons pas les mots…
Nous sommes les animaux ! »
Sachez que l’intrigue s’articule autour d’un sordide trafic d’animaux qui servent de matière à d’abjects industriels enrichis par la collaboration pendant la guerre, et qui fabriquent des produits pharmaceutiques.
Je n’en dirai pas plus, vous saurez tout en lisant cette BD consacrée à l’enquête nonchalante d’un Nestor Burma peu inspiré.
L’essentiel demeure la balade du détective privé à travers ce fameux vingtième, le vrai héros, dessiné de main de maître par un Jacques Tardi plus inspiré par le quartier que par l’intrigue policière.
Tardi est bien le Modiano de la BD.

Roger Séguéla
Bouillargues le 07 12 2024

“Du rififi à Ménilmontant ! Nestor Burma dans le 20e arrondissement” de Tardi d’après les personnages de Léo Malet. Éditions Casterman. 25 euros.
Format 19,1×26,5cm (comics)