Créations

Le bar de la plage – 45, 46 et 47

Episode 45

Le matin des magiciennes

La beauté calme d’un jour qui émerge en venant de si loin, succédait doucement à la révérence de la nuit. Filtre bleuté sur l’ensemble du panorama. Caro porte toujours la même robe noire chic en soie mate, parfaitement décolletée qui l’habillait en début de soirée ; boucles brunes en cacade sur les épaules ; Jules égaré en penseur mélancolique remettait en question la mode et la logique : l’effet Caro By Night.

On avait connu le meilleur de nous-mêmes entre 3 heures et 5 heures 30 de la nuit – regards et dialogues incandescents, musique enveloppante comme un solo de Jimmy Hendrix, moiteur et pénombre – nous restait le pire : bientôt affronter cette lumière crue –soleil ardent pâle – venue de l’Est de la planète comme un projecteur blafard braqué sur le visage d’un suspect cueilli à son réveil, (Scène beaucoup vue au cinéma pendant la Guerre froide).

Pour l’instant… Leslie sortait de l’eau dans le simple appareil d’une déesse … (chant antique), elle avait dû perdre ses vêtements au poker ou les avait-elle confiés à une escouade de méduses qui en avait profité pour s’enfuir incognito ? Line promenait une myriade d’étoiles dans ses yeux, même Lauren Bacall qui s’y connaissait en regards extraordinaires n’avait jamais réussi un aussi joli tour, propriété privée des filles trop sensibles pour jouer la comédie. Au bord de l’eau, Marie sautillait avec des grâces de chat sauvage faussement effarouché que Gilbert tentait d’apprivoiser (remake d’Anna Karina).

– Alexander, je me meurs…

C’était Louise de V. en mode Bal à Versailles légèrement chiffonnée

– Je me meurs de bonheur…

Julien Clerc chantait les paroles d’Etienne Roda-Gil :

Sonnez crécelles, jouez violons
Si cette chanson vous rappelle
Le temps où vous étiez si belle
Où vous faisiez de vos jupons
Les voiles d’un bateau fanfaron

On ne demande jamais aux jolies femmes pourquoi elles ont l’air heureuses.  Un matin, c’est si fragile.

 

Episode 46

Courts contes de la condition humaine en territoires incertains

 Et Louise de V. annonça toute fière :

Je suis enceinte.

Décidemment, cela devenait une manie. De l’annoncer ou de l’être ? On verrait bien. Caro lui fit remarquer que tomber enceinte n’était en rien une obligation, que Simone de Beauvoir ne l’avait jamais été, Cléopâtre non plus, et que pour la fameuse Marie de Nazareth, l’affaire était encore très discutée. Précision, toujours selon Caro : « Dans la pratique, seules les femmes en charge de prolonger une lignée pour des raisons de protocole ou de fortune y sont astreintes »

Le ciel était si gris, la mer aussi, que la seule chose à faire était d’attendre. Que le jour se lève, que le nuit tombe, ou l’inverse, que l’ennemi arrive ou que Leslie décroise les jambes. Une langueur lisse, presque tiède, imprégnait l’atmosphère, on ressentait comme une sorte de renoncement – ou d’adaptation ultime de la volonté de l’homme à celle des éléments. Autrement dit, on était dans le même état d’esprit dépressionnaire que les habitants de la deuxième moitié du XXème siècle en Angleterre avant l’avènement d’Elvis Presley, de la minijupe  et des Beatles.

On se désintéressa progressivement de la gloire à venir de Louise de V. et de ses causes. Et du reste également (activité pour laquelle, c’est vrai, on disposait déjà d’une certaine virtuosité).

Dans Médium (Ed. Gallimard 2014) Philippe Sollers prévient que le monde est frappé de folie, qu’il est peuplé de fous et de folles furieuses qui s’agitent, dictent, dirigent ; il en signale quelques spécimens particulièrement toxiques : petite bourgeoise fréquentant les artistes, « elles parlent sans arrêt, toujours d’elles-mêmes » ; journalistes, radiophoniques et télévisuelles les pires ; psychanalystes à décolleté

(viennoises ou non, il ne précise pas). Pour y survivre il préconise de développer une contre-folie personnelle ; par exemple dire du mal des philosophes en place, blasphémer, raconter n’importe quoi et dans le désordre sur l’être et le néant ; surtout le néant : effet de stupeur garanti. Et encore et encore feinter la folie des autres ; faire semblant d’être là en restant dehors. Ne le répétez pas, j’ai essayé, cela marche assez bien.

En fin d’après-midi, le ciel vira au gris-beige, Jim revint à lui : Louise de V. n’était pas enceinte, elle s’était seulement trompée sur les signes avant-coureurs. Un phénomène assez fréquent depuis la plus haute Antiquité.

Georges installa une ligne de dry-martinis, le courant se remit à circuler dans nos cerveaux.

 

Episode 47

Le jour de gloire est un samedi

On ne peut pas toujours se tromper. Sauf à désespérer de la cartomancie et des bienfaits des sacrifices ancestraux.

Hier. Leslie avait été disqualifiée à l’élection de Miss Bikini sous prétexte qu’elle avait (encore) oublié d’en mettre une moitié ; finalement ses supporters la portèrent en triomphe comme les copains de Belmondo lorsque le jury du Conservatoire lui avait refusé le prix de comédie.

La veille. Caro et Jules s’étaient fait sortir au premier tour du concours de rock organisée par la Municipalité et le journal du coin.

Il était temps que ces malédictions s’épuisent.

Aujourd’hui. La mer produisait une parfaite houle à surfeurs, des galets s’embrouillaient joyeusement dans les remous du ressac, les mouettes enjouées cancanaient entre elles, comme à leur habitude indifférentes aux tribus voisines. Rien que pour contempler l’harmonie de ce moment à leur aise, les nuages avaient provisoirement suspendu leur trajectoire Sud-ouest / Nord-est. On est samedi :

. Au stade de Lansdowne Road à Dublin, dans quelques minutes l’équipe de rugby d’Irlande va affronter les Anglais, et peut-être les battre ; le public chante The Soldier’s Song.

. Les politiques font relâche. Dieu aussi ?

. Françoise Hardy écrit La maison où j’ai grandi, Mozart compose Cosi fan tutte (C’était aussi des samedi)

. Line reçoit un bouquet de fleurs d’un inconnu

. Le prochain 29 février, jour bonus octroyé par la Création et les approximations des supercalculateurs, tombera-t-il un samedi ?

Je me demande à quoi peuvent bien ressembler les dimanche…