Le Photographe de Ritesh Batra (Inde)
Par le réalisateur de The Lunch Box (2013), un nouveau bijou cinématographique tissé de sentiments pudiques coulés dans de belles images tendrement poétiques. Chez un autre cinéaste l’environnement où est situé le film aurait pu pourtant se prêter à un tout autre traitement : d’un côté des travailleurs pauvres entassés dans un grenier, de l’autre une famille bourgeoise plutôt sinistre, il y avait tous les ingrédients pour inventer une histoire sur la lutte des classes. Mais tel n’est pas le style de Ritesh Batra. Si ses prolétaires se moquent gentiment les uns des autres, ils sont trop occupés à gagner leur vie pour contester le système établi. Et les bourgeois sont gentils, même s’ils trouvent normal de laisser leur bonne dormir entre deux placards sur un matelas déroulé la nuit. Dans ce film la critique sociale n’est que suggérée. Si elle est immédiatement perçue par le spectateur occidental, il est vraisemblable qu’elle puisse passer complètement inaperçue chez nombre des spectateurs des pays dits « en développement » (ou « émergent » dans le cas de l’Inde) qui ont intégré comme faisant partie de l’ordre normal des choses l’existence d’une différence de mode de vie abyssale entre les riches et les pauvres. Ici donc, tout le monde est gentil. Même celui qui pourrait être considéré comme le méchant de l’histoire, le professeur de l’héroïne, apparaît plus frustré et maladroit que malintentionné.
Soit donc Miloni, une jeune demoiselle de la moyenne bourgeoisie de Mumbay (Bombay), major de sa promotion d’étudiants experts-comptables. On peut penser que le choix de cette profession n’est pas innocent. Les experts-comptables que l’on imagine assommés par des montagnes de chiffres ne sont pas réputés bons vivants et Miloni ne trahit pas cette réputation. Timide, renfermée, s’exprimant avec économie, elle semble à des années-lumière de la jeunesse dorée qui se démène en Inde comme ailleurs. Or il fallait un tel caractère pour rendre le scénario crédible. Car Miloni va s’intéresser à un prolétaire qui gagne sa vie en photographiant les touristes. Tout aussi timide et réservé que Miloni, Rafi est harcelé par sa grand-mère villageoise qui tient absolument à le marier. Pour la calmer, il lui envoie la photo d’une passante en la présentant comme sa fiancée. Lorsque la grand-mère décide de venir se rendre compte sur place, Rafi est obligé de retrouver Miloni et de la convaincre de jouer la fiancée. Elle accepte, bien sûr, puisque sans ça il n’y aurait pas de film. Commence alors une partie à trois dans laquelle la grand-mère, bien plus dégourdie que les deux jeunes gens, ne tient pas le plus petit rôle.
Ritesh Batra filme cette histoire avec une délicatesse infinie. Les images sont toujours belles. L’atmosphère est celle d’un conte pour grandes personnes avec une fin ouverte qui permet à chacune de continuer à rêver.
Noura rêve de Hinde Boujemaa (Tunisie)
De rêver, il est encore question dans le film suivant. Noura est l’épouse de Sofiane dont elle a eu trois enfants. Sofiane est en prison. Noura tombe amoureuse de Lassad. Sofiane sort de prison. C’est à ce stade que commence le film. Sofiane veut recommencer la vie comme avant. Noura n’est pas intéressée. Elle a vainement essayé de divorcer pendant que Sofiane était en prison. Lassad lui demande de quitter son mari. Ce dernier ne tarde pas à savoir que sa femme a une liaison.
Sur cette trame qui pourrait être traitée comme un vaudeville, Hinde Boujemaa a construit une tragédie. Les trois protagonistes, happés par leur destin, ne peuvent rien faire d’autre que ce qu’ils font. Noura rêve d’un bonheur possible avec Lassad sans trop y croire. Sofiane veut reconquérir Noura qui ne veut plus de lui. Lassad supplie Noura de s’enfuir. Pendant les deux premiers tiers du film la réalisatrice installe une tension qui ne se relâche jamais. Noura est le sommet d’un triangle dont la base est constituée par deux hommes qui devraient ne pas se rencontrer. Mais la rencontre aura lieu, bien sûr, et elle sera violente. A partir de là, le film bascule vers l’enquête policière et, que ce soit voulu ou non, la tension baisse alors d’un cran.
Si le scénario ne cherche pas l’originalité, la manière dont il est filmé est remarquable. Les silences, le recours systématique aux très gros plans sur les visages, nous font entrer dans la tête des personnages principaux : nous lisons leurs pensées, nous voyons la fatalité qui pèse sur eux. Le désarroi de Sofiane, plus maladroit que brutal. L’angoisse des deux autres protagonistes sous la menace d’une peine d’emprisonnement de cinq ans pour adultère. Il faut croire que Bourguiba et l’aggiornamento récent en Tunisie n’ont pas anéanti tous les interdits de l’islam sur les femmes et sur les mœurs en général…
Gros plans, silences, au-delà de l’histoire, ce film est une réussite parce qu’il joue à fond – et adroitement – sur les procédés du cinéma. Il suffit d’imaginer, par exemple, ce que donnerait la même histoire au théâtre.
Adam de Maryam Touzani (Maroc)
On peut dire la même chose du film de Maryam Touzani, également une réussite formelle et qui joue sur des procédés identiques. L’atmosphère du film est cependant très différente. Rien que des femmes ici : Abla, une veuve, mère d’une fillette de huit ans prénommée Wara, et Samia, une jeune femme enceinte. Au Maroc, on ne plaisante pas avec les filles-mères. Samia a dû fuir son village et sa famille. Quant à Abla, qui vit en vendant des pâtisseries et des sandwichs (marocains), elle est enfermée dans son deuil. Pas de quoi se réjouir, donc. Seule la petite fille est lumineuse.
Au début du film, Samia erre dans les rues de Casablanca, proposant ses services ici ou là. Mais qui voudrait d’une fille enceinte jusqu’aux dents et visiblement paumée ? Finalement, c’est Alba qui la recueillera pour une nuit… pour commencer.
Le scénario alterne très adroitement les rôles entre les deux femmes. Il n’y a pas, ou pas seulement, d’un côté la charitable Abla, de l’autre Samia la fille perdue. Samia se révèlera pour Abla une aide précieuse non seulement à la cuisine mais plus encore sur le plan psychologique. La plus forte des deux n’est pas nécessairement celle que l’on croirait.
Autre qualité de ce film, le chagrin des deux femmes ne s’impose pas aux spectateurs. Au contraire, l’impression qui domine est la douceur. Parce qu’elles se comprennent sans avoir besoin de beaucoup parler, plus encore parce qu’elles sont toutes deux profondément humaines. Elles ne veulent que faire le bien. Et lorsque naîtra son bébé, Samia devra se déterminer en fonction de ce qui est bon pour lui.
Adam est tourné dans la Médina de Casablanca. Abla et Wara habitent un ancien appartement bourgeois décati mais avec de beaux restes – faïences au mur, vieux meubles – qui participent au charme du film. Un seul homme, un comparse, le soupirant d’Abla qu’elle éconduit systématiquement, mais qui sait ce que réserve l’avenir ?
Terminal Sud de Rabah Ameur-Zaïmeche (Algérie-France)
Lauréat du prix Louis Delluc pour Wesh Wesh, du prix Jean Vigo pour les Chants de Mandrin, Rabah Ameur-Zaïmeche n’en est pas à son coup d’essai avec ce nouveau film, une dystopie non située explicitement (mais il est clairement tourné en Provence, avec en particulier des vues du complexe industriel de Fos-sur-Mer). Soit donc un pays rongé par la dictature, où l’on vit dans la terreur des ninjas vêtus de noir et siglés GIU (Groupe d’Intervention Urbaine ?). Un médecin subit tout cela passivement, ce qui ne l’empêchera pas de se faire arrêter et torturer.
Le scénario (également de R. A.-Z.) est pour le moins relâché. On ne sait rien de l’idéologie du régime, par exemple, et les séquences se succèdent sans faire avancer notre compréhension de la situation au-delà de ce qui est donné au départ (un pays soumis à une dictature aussi cruelle qu’arbitraire), si bien que ce qui devrait être un thriller angoissant suscite surtout l’ennui. Des images se prolongent qui n’apportent rien au film (ce qui n’est pas le cas de la brève séquence qui montre des chevaux camarguais s’ébrouant en liberté). Quant à Ramzy Bedia, connu comme comique, il semble constamment à côté du personnage du médecin et ne parvient que rarement à exprimer l’empathie et la sensibilité du rôle. Que dire d’autre sinon que ce Terminal Sud tourné à la va comme je te pousse est une déception après les merveilles de sentiment et d’émotion des trois films précédents.
Une sélection de Tropiques-Atrium à Madiana, Fort-de-France, Martinique, février 2020.