Ce texte est extrait de l’introduction à un colloque sur la formation et la transmission en matière de théâtre (N.D.L.R.).
La question de la formation et de la transmission (j’accole pour le moment ces deux termes, mais sans doute conviendra-t-il de les dissocier, le moment venu, en les définissant avec précision) est aujourd’hui, en France tout au moins, devenu un sujet sensible dans la mesure où la situation théâtrale pose, au plan esthétique, un certain nombre de problèmes directement liés à son état que certains praticiens n’hésitent pas à qualifier de « préoccupants ». Ainsi, il y a quelques années déjà, un metteur en scène, Frédéric Maragnani alors tout jeune débutant et mais aujourd’hui reconnu dans le milieu théâtral, n’hésitait pas à proclamer dans un texte demeuré inédit qu’il appartenait à une génération « orpheline », tout simplement parce qu’il s’interrogeait sur « l’absence de la transmission dans la nouvelle génération d’artistes dont je fais partie. Il est évident que la génération précédente (Chéreau, Vincent, Mesguich, etc.) a totalement occulté cette notion, ne travaillant que pour elle-même, avec certainement de belles réalisations qui ont marqué l’histoire du théâtre, mais des réalisations sans lendemains pour les générations futures. Je décèle souvent un cynisme chez les jeunes artistes et me demande si ce cynisme ne provient pas de cet état d’orphelins dans lequel nous sommes. Orphelins d’une transmission des savoirs et techniques du théâtre, de la lecture, de la dramaturgie, de la scénographie, etc. et en premier lieu sur les lois fondamentales qui fondent une pièce de théâtre. De cet abandon de la transmission proviennent aussi beaucoup de formes d’écriture dramatique que nous trouvons aujourd’hui (écritures d’ordinateurs, unique référence au scénario télévisuel, références nombreuses aux “pères” de la littérature, réécriture des mythes, écriture à la manière de…)”. Il nous semblait pertinent de tenter de montrer comment cette absence de transmission, ou à tout le moins son dysfonctionnement, ont pu influer sur les productions des metteurs en scène d’aujourd’hui. C’était, d’une manière ou d’une autre – et même en négatif – montrer le rôle essentiel que l’on doit accorder à la transmission en partant de la réalité du plateau pour remonter aux sources : c’est là un itinéraire que l’on peut suivre et qui concerne tous les spectacles quels que soient leurs pays d’origine. Or, à l’évidence, il nous est apparu que s’il est un personnage qui devrait être à même de pouvoir reconstituer les étapes de cet itinéraire, c’est bien le critique dramatique. Nous parvenions ainsi à articuler la problématique de la transmission à celle de la critique dramatique, puisque nous avions décidé de faire intervenir des critiques dramatiques venant de différents horizons et ayant donc des appréhensions du phénomène théâtral eux aussi sans doute quelque peu différents. Sachant également que la question de la transmission et celle de la formation, ou plutôt de la non-formation, à la critique dramatique est tout aussi aiguë que celle concernant les praticiens du théâtre. Nous ne voulions cependant pas axer l’objet de la rencontre uniquement sur la critique, mais plutôt sur la liaison, si liaison il pouvait y avoir entre la critique dramatique et l’objet de son « étude ». D’où la formulation de notre sujet.
Voilà, rapidement esquissées quelques-unes des raisons du choix de notre sujet qui présentait, à nos yeux, l’avantage d’inciter les intervenants à évoquer également la situation de la création théâtrale dans leurs pays respectifs.
Reste maintenant, bien sûr, à tenter d’analyser la proposition…
Le rôle de la critique
L’intitulé du sujet du colloque attribue un rôle fondamental à la critique dans la transmission de la création théâtrale ; c’est lui faire un grand honneur que de lui confier cette tâche on ne peut plus noble. C’est surtout lui tirer une épine du pied dans la mesure où pas grand-monde en fait s’entend pour réellement définir son rôle. Ni les intéressés, ni ceux qui sont directement concernés par elle, à commencer par les créateurs. D’où la multitude de tâches qui lui sont assignées, lesquelles tâches d’ailleurs, évoluent et changent même totalement au fil du temps. Sans doute conviendrait-il alors de redéfinir le terme et donc la fonction même de la critique et refaire quasiment son histoire ! Entreprise pas forcément possible dans le strict cadre de ce colloque.
Pour tenter de le dire rapidement – et donc de manière schématique – les critiques, en France en tout cas, ne s’assignent pas vraiment les mêmes objectifs. Ceux-ci diffèrent notamment en fonction de leur statut. Les uns, journalistes à demeure dans un (seul) support, mettent en avant leur fonction qui est celle d’informer. Resterait à définir ce qu’est la fonction d’un journaliste ! Mais n’ergotons pas et disons que dans cette catégorie les critiques entendent d’abord être des observateurs n’ayant aucun rapport avec l’objet (théâtral) ; ils en sont complètement détachés et seront donc en capacité, pensent-ils, de le décrire en toute « sérénité » pour ne pas vraiment parler d’objectivité. Journalistes appartenant à la rédaction d’un journal, ils pourront cependant être déplacés au sein de leur entreprise, c’est-à-dire changer de service et ne plus s’occuper du tout du phénomène théâtral. De même qu’en sens inverse, ce sont des journalistes venant d’un autre secteur qui pourront être appelés à occuper la fonction de critique dramatique dans leur support sans qu’ils l’aient réellement voulu. Ces journalistes se disent à peu près tous hors du phénomène (et du monde) de la création théâtrale. Reste la deuxième catégorie de critiques : celle qui regroupe des journalistes indépendants (free-lance) et d’autres personnes qui écrivent sur le théâtre par choix délibéré. C’est la catégorie des pigistes qui peuvent régulièrement œuvrer dans le même journal, mais en tant que collaborateurs extérieurs. Leur situation extrêmement précaire les oblige à multiplier les collaborations et surtout, pour les non-journalistes, à exercer un autre métier qui les fait vivre. Mais eux ont fait ce choix pour pouvoir faire partie du monde de la création théâtrale, et pour pouvoir éventuellement et de manière très modeste certes influer sur son développement. Ils opèrent très près des équipes de création théâtrale. Parfois si près d’ailleurs que peuvent s’opérer des conflits d’intérêt. À ce niveau de réflexion on retombe encore et toujours sur la fameuse distinction qu’avait repéré et développé chez nous le grand critique Bernard Dort : celle du dehors et du dedans par rapport au phénomène de la création théâtrale. Avec toujours cette question harcelante concernant la place du critique : fait-il partie de la maison ou est-il un étranger, un spectateur comme un autre ? Il va de soi que la situation n’est peut-être pas aussi tranchée que celle que je viens de décrire et que souvent elle oscille entre ces deux pôles antinomiques.
Tel est, bien schématiquement, le rôle que le critique veut bien s’assigner à lui-même. Reste que d’autres personnes se chargent de lui assigner son rôle. Entendons par là que tout le monde, artistes, metteurs en scène, comédiens, ceux de l’équipe de création, mais également les « administratifs », directeurs de théâtre, producteurs…, et aussi, bien sûr, les premiers destinataires de ses écrits ou de ses paroles, lecteurs ou auditeurs, estiment avoir leur mot à dire, et veulent lui attribuer une autre « mission ». La question n’est pas aussi anodine que cela dans la mesure où nous touchons là au problème de la légitimité du critique. D’où vient la légitimité du critique, qui la lui accorde ? Lui-même dans un exercice d’auto-proclamation (les mêmes interrogations se posent concernant quelque autres « acteurs » de la création théâtrale, comme les metteurs en scène…) ?
Il est clair que pour toute une catégorie de praticiens, les critiques ne sont légitimes que dans la mesure où ils sont en capacité de reconnaître leur talent ! Les directeurs de théâtre, responsables de la communication des mêmes établissements, attachés de presse, etc., aimeraient bien assigner au critique une tâche bien précise : celle d’agent publicitaire.
Comment contourner la parole critique
À partir de là, c’est bien la parole critique qu’il faut tenter d’évacuer. Ou tout au moins de contourner, car on craint bien évidemment ses effets négatifs sur un public potentiel. On craint sa mauvaise influence. On a ainsi vu les journaux remplacer petit à petit les articles de critiques par des articles de présentation de spectacle (les « avant-papiers » comme on les appelle). Certains metteurs en scène, comme Stanislas Nordey avec lequel nous eûmes d’orageuses mais amicales discussions, préconiser que les « critiques » (sans doute faudrait-il alors changer leur dénomination) ne critiquent plus, c’est-à-dire ne donnent plus leur avis, surtout lorsque celui-ci est négatif, mais accompagnent les créateurs tout au long de leur travail et en rendent compte comme un véritable scribe. Subtile manière d’éliminer l’empêcheur de tourner en rond ! Les tenants d’une telle attitude rétorqueront que c’est proposer que le critique transmette la réalité d’une création théâtrale, mais en s’abstenant d’émettre le moindre jugement. Ce qui revient à attribuer au « critique » ou au scribe le rôle d’appareil enregistreur ; c’est lui dénier toute véritable pensée. On comprend bien dès lors qu’il n’est guère utile que la personne chargée d’une telle tâche soit formée puisqu’il lui suffit d’enregistrer et de rendre compte de la « réalité » du travail. Les équipes théâtrales le prendront alors en charge ; il fera partie, au même titre que les responsables de communication ou de diffusion, de l’équipe. Il ne fera pas pour autant « partie de la maison » pour reprendre l’expression de Peter Brook ; absorbé par l’équipe de création, il deviendra un des éléments particuliers de cette maison, tout comme le dramaturge ou le conseiller littéraire, mais avec encore moins de marge de manœuvre critique que ceux-ci. Or la parole critique, qu’on le veuille ou non, suppose toujours un écart, une distance par rapport à l’objet étudié. C’est dans cet écart, dans la mise en perspective du travail observé, que se niche la pensée. L’écart, justement, la mise en perspective nécessitent, eux, un savoir, une connaissance, et c’est à ce niveau que l’obligation d’une formation à la critique dramatique se fait jour.
Accompagnement et transmission (le rôle de la transmission)
En attribuant au critique le rôle d’accompagnateur, qualité qu’il lui accorde de manière restrictive, Stanislas Nordey lui dénie toute possibilité d’adopter une attitude critique. C’est bien là le but de l’opération, alors qu’il faudrait sans doute, pour vraiment éclaircir la situation, revenir sur la définition de ce terme et par la même occasion s’interroger sur celle de la transmission. Cette dernière étant assez large, elle aussi, pour accepter toutes les postures. À partir de là, et à y regarder de plus près, la véritable question qui se pose est de savoir ce que l’on transmet, à qui et dans quel but. Si le critique doit absolument être dans l’accompagnement de la création théâtrale, comment peut-il véritablement le faire, sachant que suivre l’évolution d’une production le mobiliserait à temps plein, l’empêchant d’aller y voir ailleurs, de suivre d’autres productions ? À ne s’en tenir qu’à un seul spectacle, on élimine toute possibilité de contextualisation du travail observé, de comparaison et d’analyse historique.
On l’a vu, une partie de la critique, se positionnant hors du système théâtral, préfère opérer au cas par cas, spectacle après spectacle, sans forcément établir de lien entre les uns et les autres. La critique journalistique en France fonctionne en grande partie de cette manière-là. Si elle suit telle ou telle compagnie théâtrale, tel ou tel metteur en scène ou quelques grands noms du théâtre, elle ne prétend en aucune manière les accompagner, c’est-à-dire être ouvertement partie prenante de leur travail dans la crainte qu’on leur reproche justement d’être trop liée à eux. En la matière l’obsession d’une certaine objectivité liée à son indépendance la taraude. Mais c’est vrai néanmoins qu’au fil des années, à force, elle finit par avoir des repères sur tel ou tel phénomène, sur telle ou telle équipe. Elle accumule ainsi une certaine connaissance dont elle peut alors faire profiter son lectorat, car c’est bien une des missions de la critique dramatique que d’avoir une fonction pédagogique auprès de ses lecteurs. À elle de transmettre son savoir.
Pour la partie de la critique qui se positionne différemment, c’est-à-dire qui entend peser, même d’une manière modeste, sur le déroulement de la création théâtrale, la fonction pédagogique sera éminemment liée à ses prises de position politique et esthétique, à son engagement auprès de telle ou telle équipe. La transmission dans ce cas de figure est aussi un combat. On se rapproche alors un peu plus de la notion d’accompagnement effectué cette fois-ci en toute conscience et très explicitement signifié.
La transmission de la création théâtrale
À charge donc à la critique dramatique de transmettre à son lectorat la réalité de la création théâtrale. Quelle est cette réalité, et peut-on réellement la déconnecter de son processus d’élaboration ? C’est là en effet un des reproches que l’on ne cesse d’adresser à la critique : elle se contenterait de parler des spectacles sans jamais tenir compte du travail accompli pour les réaliser. On connaît l’antienne : en quelques lignes écrites à la va vite les critiques jugent des mois et des mois de travail, et n’en tiennent jamais ou rarement compte. Peut-être s’agirait-il de trouver à ce niveau une sorte d’équilibre, car enfin quel que soit le cas de figure il faut bien en arriver à la réalité du plateau, partir d’elle, même si cette réalité n’est jamais donnée une fois pour toutes puisque c’est la spécificité du spectacle vivant. Pour tenter de pallier cette carence, un phénomène nouveau s’est développé ces derniers temps : les artistes montrent désormais – c’est quasiment devenu une mode – leur travail en cours d’élaboration. C’est ce que l’on appelle les work in progres, étapes d’un travail en cours qui n’ont parfois rien à voir avec le spectacle final lorsque celui-ci a bien lieu. La critique dramatique doit-elle rendre compte de ces étapes de travail ? Si oui, comment peut-elle le faire ? On est pourtant là au cœur même de la création théâtrale, semble-t-il. Le problème concernant c’est work in progress c’est qu’ils sont devenus des spectacles en soi, tout comme les lectures, et maintenant ce que l’on appelle les « maquettes » (elles-mêmes subventionnées pour ce qu’elles sont et donc officiellement avalisées comme telles). Quelle attitude la critique doit-elle adopter devant ces phénomènes relativement récents ? La critique doit-elle tenir compte des conditions de production et de réalisation du spectacle dont elle parle ? Autant d’interrogations qui touchent à l’essence même de la critique et qui renvoient à l’évocation de sa position et à sa nécessité de trouver un subtil équilibre entre différents éléments d’information et de jugement.
Il est évident que les conditions dans lesquelles travaille aujourd’hui la critique n’est guère propice à de tels déploiements de réflexion, et le temps de l’âge d’or du XIXe siècle est bien loin et même totalement révolu. Les publications avaient les moyens et le désir de faire appel à plusieurs journalistes pour traiter de l’actualité théâtrale, chacun ayant un secteur spécifique : critique, annonce, échos, etc. C’est aujourd’hui un seul et même journaliste qui doit aborder tous les aspects de la vie théâtrale dans un espace de plus en plus réduit. Il n’est plus guère question de transmettre quoi que ce soit, sinon de préconiser d’aller voir tel ou tel spectacle présenté comme un produit de consommation pur et donc jetable tout de suite après usage. C’est bien la constitution d’une mémoire théâtrale cohérente qui est complètement niée, ce qui arrange bien les faiseurs et autres escrocs de la création théâtrale.
C’est bien un des aspects de la politique néo-libérale que de vouloir séparer les choses, de ne faire liaison avec rien. Chaque spectacle est pris comme un objet en soi. À la limite on le placera dans une catégorie bien définie : celle de l’excellence par exemple où l’on retrouve tous les spectacles hauts de gammes qui peuvent tourner d’un pays à l’autre sans distinction, ou encore, en France donc, celle de l’émergence : jeunes équipes en devenir et prêtes à entrer dans le système en en acceptant toutes les règles, etc. C’est bien à la critique de faire des rappels à un autre ordre. En montrant par exemple – je parle toujours de la France – comment tel ou tel artiste audacieux et même provocateur ne fait que reprendre ce qui a été réalisé quelque trente ans avant lui, et de manière authentique cette fois-ci. Question de mémoire, de connaissance. Cela nécessite un certain savoir que bien entendu personne, et pas même les écoles de journalisme – quant aux écoles de théâtre… – ne dispense. La non formation à la critique dramatique n’est pas innocente, loin s’en faut. Le résultat c’est que les critiques dramatiques, dans leur grande majorité, sont d’une ignorance crasse. Que peut-elle transmettre, puisque de toutes façons ils ne savent pas voir. Ils ne savent pas non plus, et très souvent, écrire. D’où la déshérence du lectorat happé par les nouveaux médias. Comme ce n’est pas du côté de l’université qu’il faut espérer un quelconque recours (on n’y a jamais appris à écrire sur les spectacles – on a tout au plus formé des étudiants capables de pratiquer une autre forme de critique, la « savante » ou l’« universitaire » comme on l’appelle – et je parle en connaissance de cause ayant enseigné pendant une quinzaine d’années sur la matière de la critique dramatique dans différents Instituts d’études théâtrales, à la Sorbonne et ailleurs –, autant dire que l’horizon est plutôt sombre. Le seul salut que je pourrais entrevoir réside dans l’appel à la poésie. On sait, en France, qu’auprès des critiques-professeurs du XIXe siècle, le phénomène se développa et se poursuivit au début du XXe siècle. Des grands noms de la littérature éclairèrent le milieu théâtral de leur talent : Gérard de Nerval, Théophile Gautier, Emile Zola, Stéphane Mallarmé, Colette, bien d’autres encore, alors que des praticiens se mirent aussi de la partie, Antoine, Copeau, Brecht en Allemagne… qui au moins savaient de quoi ils parlaient et ce qu’était la création théâtrale, et aussi des hommes politiques comme Léon Blum en France ou Antonio Gramsci en Italie… Le problème de la critique dramatique telle que nous la connaissons, c’est qu’elle manque singulièrement d’air. Pour l’heure elle vit repliée sur elle-même, se repaît de ses propres références et repères jusqu’à l’étouffement. Il y a une réelle nécessité d’un nouveau souffle venu de l’extérieur, d’autres milieux esthétiques, philosophiques… et surtout poétique. Alors seulement la critique pourra assumer son rôle et transmettre la réalité de la création théâtrale, car elle se sera enfin formée à ce qui est simplement de l’ordre de la vie. Elle sera alors peut-être en capacité d’assumer le rôle de médiateur de la création théâtrale dans toute son envergure.