C’est le sort des stars : être emportées sous les flots de l’amour, susciter des vagues de haine. Warhol n’a pas échappé à ces tentatives de noyade, surtout quand une sérigraphie de ses Flowers, vendue en 1960 1000 dollars, est passée à 40 000 en 1979, puis à 125 000, à 200 000 et à plus d’un million aujourd’hui. L’artiste, dans ces conditions, ne pouvait être aux yeux des cultureux humanistes qu’un « crétin décadent » manipulé comme une marionnette par de diaboliques marchands, ou, pour une « hyper bourgeoisie naturellement snob », rien moins qu’un « génie absolu ». Notons qu’entre la fascination béate pour le génie et la répulsion viscérale pour l’imposteur cynique, des jugements critiques plus mesurés sur l’artiste, notamment après la mort de celui-ci, ont nuancé le portrait. Mais manquait un essai qui, ayant pris la mesure des deux aveuglements complices dont l’œuvre de Warhol a été l’objet, analysât avec l’enthousiasme et la distance critique voulus la pensée mise en acte dans les images aujourd’hui connues du monde entier. Le titre annonce la couleur : Warhol spirit. Et il n’est pas anodin que l’auteur, Cécile Guilbert, soit cet écrivain qui a écrit deux essais majeurs, l’un sur Saint-Simon, l’autre sur Guy Debord. On ne sera donc pas surpris que citant l’un et l’autre, elle considère Warhol à leur égal et comme « l’artiste le plus important du 20e siècle ». Et pas surpris qu’à son propos soient également convoqués par elle, pour sa rigoureuse démonstration, le Tao, Épicure, la Bible, Baudelaire, Jarry, Wittgenstein…. Sans les avoir nécessairement lues, Warhol s’est trouvé en phase avec les grandes métaphysiques ayant pour objet privilégié la mort. On le sait, la mort fut une de ses plus fidèles compagnes : combien de suicides, de meurtres, de décès par overdoses autour de lui… Et la grande Faucheuse ne manqua pas de se manifester également à lui avec une singulière brutalité. Cécile Guilbert insiste avec raison sur la manière dont Warhol, dans ses écrits (Ma philosophie de A à B) et dans le traitement des images (« ses procédures mécaniques et répétitives », notamment), a donné « à voir – mais surtout à penser – le régime métaphysique qui fait s’équivaloir tous les corps, tous les lieux, tous les objets réduits à la seule instance du chiffrage ». Équivalence qui n’est rien d’autre que la mort elle-même, en action ?
Prochaine grande exposition du Centre Pompidou : le Sacré. Quand les habituels grands thèmes d’expos ont été épuisés, on voit revenir ce vieux serpent de mer battant de sa lourde queue les eaux de nos rives occidentales. Quelle place et surtout quelle fonction vont être réservées à Warhol dans le pléthorique ensemble du Centre ?. Car s’il est un artiste du siècle passé qui a mis à la notion de sacré une bonne baffe, c’est bien Warhol, et l’essai de Cécile Guilbert le confirme de façon imparable. Le mot qui se voulait méchant de son copain Truman Capote : Warhol, « ce sphinx sans énigme » est en vérité un bel hommage à celui qui, dans son œuvre, par son œuvre, a éventé le secret de polichinelle de ces increvables sphinx qui depuis des siècles, à intervalles réguliers, via poètes, artistes, et diverses moutures de prophètes de bonheur ou de malheur, tentent de nous convaincre qu’il y a de l’énigme dans le monde, du sens caché, du non-dit, du sans fond très profond. Or, le grand ordonnateur des Folies de la Factory, lui, n’a jamais cru, à la différence de Cocteau-le-poète, qu’il y avait un autre côté des miroirs, qu’on pouvait y découvrir des merveilles ou des horreurs. Question abrupte de Warhol : « Quand un miroir se regarde dans la glace, qu’est-ce qu’il y a à voir ? ». « L’infini », ou bien « le vide » commente Cécile Guilbert. En quoi, ajoute-t-elle, Warhol est à sa manière un sage de la Chine ancienne, et en quoi, par ailleurs, « la société du spectacle intégré » décrite par Debord, a trouvé dans les propos du « Popestar » sur la logique capitaliste du marché de l’art (qu’il a maîtrisé à son avantage avec brio), et sur la fonction de simulacres des images (des reflets se prenant pour des profondeurs), un de ses plus fins analystes.
Que cette offensive contre le sacré ait été menée par un papiste (Warhol, catholique orthodoxe de rite uniaque), voilà de quoi affoler les boussoles de l’actuel monde de l’art comme du clergé intellectuel. Rappelons que Warhol avait un point, ou plutôt un plomb commun, avec ce pape polonais qu’il avait rencontré au Vatican en 1980 : la balle qu’ils avaient reçue dans l’abdomen, l’un et l’autre. Du même ennemi ? Ça pourrait se démontrer, en s’aidant notamment de la relecture du 19è siècle à travers les âges de Philippe Muray, et en prenant connaissance de l’analyse que fait Cécile Guilbert d’un fait troublant qui ne semble avoir jusqu’alors retenu l’attention de personne : pourquoi Warhol qui a mis en image toutes les « stars » de son temps, en a écarté une, la plus célèbre d’entre elles : le souverain pontife ? La réponse à cette question, un Un échappant au multiple, dit tout sur le sens de l’œuvre de ce très paradoxal et très subversif saint.