Télémaque, le fils d’Ulysse, bien sûr, qui ne le connaît ? Les amateurs d’art contemporain penseront plus volontiers à Hervé Télémaque, né à Port-au-Prince le 5 novembre 1937. Ce peintre a fait l’objet, l’année dernière, d’une grande exposition rétrospective d’abord au Centre Pompidou, à Paris, puis au musée Cantini, à Marseille. Il est exposé en ce moment en Martinique.
A côté de l’État qui doit jouer son rôle dans la diffusion la plus large possible de la culture artistique, le rôle des mécènes privés demeure primordial. On sait en effet que l’art officiel n’est pas toujours le plus intéressant ni le plus original, qu’il a besoin de l’aiguillon des amateurs pour finir par intégrer les artistes les plus novateurs. La Martinique, petite île de 400.000 habitants, a la chance d’abriter la Fondation Clément, nommée d’après l’ancienne « habitation » sucrière où sont situés ses lieux d’exposition. La Fondation Clément est une émanation du Groupe Bernard Hayot, 210ème fortune de France suivant le dernier classement du magazine Challenges. Dans le domaine des arts plastiques, elle se voue principalement à faire connaître les créateurs caribéens, à commencer par ceux œuvrant en Martinique, une île où, dans ce domaine comme en littérature, les talents ne font pas défaut[i]. Elle peut inviter également des artistes d’ailleurs, comme lors de l’exposition « Pigments » qui accueillit les Guyanais, en 2013[ii]. La Fondation aide enfin les artistes martiniquais ou plus généralement issus de la Caraïbe française à montrer leur savoir faire à l’extérieur. On pense en particulier à l’exposition montée à Paris en 2011 dans la cadre de l’Année des outre-mer, ou à l’opération « Global Carribean » qui permit à une quinzaine d’artistes de se faire connaître au Miami Art Basel 2013-2014.
L’exposition Télémaque fait exception dans la programmation de la Fondation. Bien que le peintre soit, certes, caribéen par son origine haïtienne, il n’a guère de liens avec la Martinique, sinon qu’il y a brièvement enseigné… et que Bernard Hayot possède dans sa collection personnelle l’un des tableaux les plus remarquables de la dernière période : Infirmière de couleur, bouchon de canopée (2011)[iii]. Cette exposition est également particulière car elle est la première à inaugurer les espaces conçus par l’architecte Bernard Reichen, spécialiste de la reconversion des sites industriels. Au François, il n’a pas touché à l’usine proprement dite dont la machinerie tourne toujours, à vide, au profit des visiteurs. Il a adjoint un bâtiment neuf à l’ancienne cuverie et habillé l’ensemble tantôt en ductal, le ciment du MUCEM auquel on a donné ici une teinte claire, tantôt en inox. Enfin, l’exposition martiniquaise fait suite à celles de Paris et de Marseille sans se confondre avec elles. Plus resserrée (cinquante-trois pièces contre soixante-quatorze), elle comporte néanmoins une vingtaine d’œuvres qui n’étaient pas présentées en 2015, dont la plus récente, De la jeune Flamande… au canal Saint-Martin, tout juste sortie de l’atelier.
Ce n’est pas le lieu, ici, de refaire le parcours de Télémaque, de Port-au-Prince à Paris en passant par New York ; de l’expressionnisme abstrait à la figuration narrative et aux « sculptures pauvres » jusqu’au retour à des peintures à la limite de l’abstraction, quoique d’une toute autre facture que les premières. Il est sans doute plus intéressant de s’interroger sur les raisons du succès de ce peintre puisque c’est bien là le point aveugle de l’art contemporain : qu’est-ce qui fait qu’un artiste acquiert la renommée, ou pas ? En l’occurrence, le succès est venu avec la période de la « figuration narrative », ce qui n’est, somme toute, pas surprenant, dans la mesure où le peintre a opté, à partir de 1962-1963, pour un art « pop » dont les formes, à défaut du message, sont immédiatement accessibles. Une caractéristique encore plus marquée, à partir de 1966-1967, avec l’abandon de l’huile au profit de l’acrylique. Télémaque ne cache pas son admiration pour la « ligne claire » des albums d’Hergé, et quoi de plus parlant, en effet, qu’un album de Tintin ? Un hommage à Hergé figure d’ailleurs dans l’exposition de l’Habitation Clément, la toile intitulée Fiche : un diptyque qui comporte, à gauche, un personnage courant vers un avion, en noir sur fond gris, avec un pied de chevalet en superposition et, à droite, la silhouette en noir sur blanc de Tintin poursuivant un malfaiteur, avec superposition d’un slip gris sur fond noir. Les éléments du tableau sont des reproductions agrandies des dessins originaux, reproductions exactes, et pour cause, puisqu’elles sont reportées sur la toile grâce à un « épiscope », instrument à propos duquel Télémaque avoue : « On n’est plus dans la noblesse du dessin, du pinceau sensible reflétant l’émotion, l’intériorité de l’artiste… On est en pleine trahison des valeurs sensibles de la peinture ». Que reste-t-il alors ? « Un magnifique instrument pour raconter vite des histoires » (1991, in Catalogue[iv], p. 170) !
Il s’agit bien de raconter une histoire, d’où le nom de « figuration narrative » sous lequel on a rangé Télémaque et quelques-uns de ses collègues (en particulier, en France, son ami Bernard Rancillac). Dans l’entretien avec Renaud Faroux reproduit dans le catalogue, Télémaque explique que son « système permet l’embrigadement de formes différentes pour effectivement aboutir à un témoignage, toujours expéditif dans le sens narratif » (p. 56). Si expéditif, en effet, que le message reste le plus souvent indéchiffrable pour celui à qui l’on n’a pas fourni la clef (généralement autobiographique)… Alors sans doute vaut-il mieux s’en tenir à cette autre définition de son art proposée par le peintre : « un échappatoire cocasse à l’existence » (p. 50). L’influence surréaliste, revendiquée, est particulièrement évidente dans la série Suite à Magritte – Les vacances de Hegel.
Télémaque a également pratiqué le collage, la sculpture, il a teinté au marc de café des pièces faites en bois découpé. En ce qui nous concerne, nous sommes surtout sensible aux œuvres de la dernière période – comme l’Infirmière évoquée plus haut – dans lesquelles, sans abandonner complètement la technique des aplats cloisonnés, le peintre renonce aux couleurs uniformes, à l’empilement d’objets rigoureusement reproduits, aux « rébus » (même s’il récuse le terme) de la figuration narrative et retrouve la liberté de ses premières toiles.
Exposition « Hervé Télémaque », Le François, Martinique, du 23 janvier au 17 avril 2016.
[i] Les illustrations d’un petit livre qui rend compte de l’activité de la Fondation permettent d’apprécier la diversité des arts plastique dans les départements français d’Amérique (comme on les nommait jadis) et en Martinique en particulier. La Fondation Clément – 25 ans de création culturelle dans la Caraïbe, Paris, HC Éditions et Le François, Fondation Clément, 2014, 168 p., 15€.
[ii] Cf. S. Lander, « Un bilan de la création contemporaine en Guyane », http://mondesfr.wpengine.com/espaces/periples-des-arts/un-bilan-de-la-creation-contemporaine-en-guyane/
[iii] Ce fut déjà le cas, au début 2014, avec l’exposition « Aimé Césaire, Lam, Picasso – Nous nous sommes trouvés », où, sans parler de Picasso, le lien avec Wifredo Lam, peintre d’origine cubaine, n’existait que par l’intermédiaire du poète martiniquais. Cf. M. Herland, « Picasso, Césaire, Lam – Triangle de la création », http://mondesfr.wpengine.com/espaces/periples-des-arts/picasso-cesaire-lam-triangle-de-la-creation/
[iv] Hervé Télémaque, sous la direction de Christian Briend, Paris, Somogy éditions d’art et Éditions du Centre Pompidou, 2016, 216 p., 25 € (Catalogue).