La Biennale de Venise est une vieille dame de cent-vingt ans. Autant dire qu’elle a vu couler beaucoup d’eau depuis 1895, d’abord autour du Giardini où les premières expositions restaient limitées à l’intérieur du bâtiment néoclassique toujours existant, avant qu’il ne s’y adjoignent progressivement des pavillons nationaux. En 1999, l’espace venant à manquer, la Biennale s’est étendue dans l’Arsenale désaffecté. Elle investit désormais encore d’autres lieux, en ville, qui abritent soit des expositions de pays n’ayant pas de pavillon propre et n’ayant pas trouvé une place à l’Arsenale, soit des « Événements collatéraux », c’est-à-dire des expositions labellisées par la Biennale.
La Biennale, qui n’est pas un marché de l’art contemporain, n’est pas moins le lieu incontournable pour les professionnels comme les amateurs. Les chiffres sont là : pour les à-côtés, 89 expositions nationales et 44 événements collatéraux ; pour l’exposition proprement dite de cette 56ème édition intitulée All the World’s Futures, 136 artistes originaires de 53 pays.
All the World’s Futures : ce thème choisi par Okwui Enwezor, le commissaire (d’origine nigériane) de l’exposition est trompeur ou, en tout cas, il ne faut pas le prendre au pied de la lettre. Les œuvres rassemblées à Venise ne peignent pas – ou alors bien rarement – directement le futur. De même que l’on aurait du mal à saisir l’intention politique de l’exposition si O. Enwezor ne nous mettait pas sur la voix en proposant une grille de lecture composée de trois filtres reliés entre eux, soit (en anglais toujours) : Garden of Disorder ; Liveness : On Epic Duration ; Reading Capital. Le Capital est celui de Marx, dont les trois livres sont supposés être lus intégralement en public pendant toute la durée de l’exposition dans un auditorium installé au centre du bâtiment du Giardini.
Ainsi va l’art contemporain, obligé de se trouver des cautions intellectuelles. Cézanne, Gauguin ou Picasso n’en éprouvaient pas le besoin ; cela ne les empêchait pas de construire leur œuvre à partir d’une théorie mais celle-ci restait dans le domaine propre de l’art, l’esthétique. Il est frappant d’observer combien les commentaires qui se développent aujourd’hui autour des œuvres les plus contemporaines ignorent à peu près systématiquement l’esthétique pour se concentrer sur le message qu’elles sont censées contenir. Un message que l’artiste a, le plus souvent, explicité lui-même : on pourrait facilement s’y méprendre, en effet, s’agissant d’œuvres plastiques. Quel message véhicule une belle fille tant qu’elle n’a pas ouvert la bouche ? La beauté. Pour exprimer davantage, il faudra qu’elle se mette à parler. Une œuvre d’art plastique n’a rien d’autre à dire que ses formes. Cela n’empêche pas le spectateur d’interpréter. Avec toute l’arbitraire que la subjectivité oblige. L’un trouvera qu’elle (la fille) a le nez trop long, l’autre qu’elle a les seins trop petits, ou trop écartés, que sais-je ? Il en va de même dans une exposition d’art : il suffit d’écouter les commentaires des uns et des autres pour s’en convaincre. Et même si, comme à Venise, on fournit une grille de lecture à qui la demande, cela n’éclairera pas notre lanterne au point de tomber sur une interprétation unifiée.
On ne poussera pas trop loin l’analogie entre la belle fille et l’œuvre d’art contemporain. On peut pinailler sur la longueur du nez ou la forme des seins, mais tout le monde s’accorde plus ou moins sur ce qu’est une belle fille. Dans une exposition d’art contemporain, c’est plus compliqué. Les visiteurs n’ont pas été formatés pour apprécier les œuvres comme ils l’ont été pour jauger la beauté des femmes (ou des hommes, ne soyons pas sexiste !) On pourrait dire : mais ce qui est beau est beau. C’est ce qu’affirme Kant (enfin, c’est plus compliqué…) dans Critique de La Faculté de juger : « Est Beau ce qui plaît universellement sans concept ». On sait hélas qu’il n’en est rien : sauf, dans peut-être de rares cas, la définition de la beauté n’est pas universelle (il faut revenir ici une dernière fois à la beauté féminine : on sait bien que ses caractéristiques sont variables dans le temps et dans l’espace – voir les amas de chairs chers à Rubens).
Si l’on nous a suivi jusqu’ici, on objectera sans doute que le beau ne fait rien à l’affaire (de l’art, aujourd’hui). Et même l’esthétique. Qu’il s’agit d’autres choses, de surprendre, de choquer, de troubler, tout cela pour forcer le spectateur à réfléchir et, pourquoi pas ?, à se mobiliser. Une conception qui résonne exactement avec les intentions affichées par le commissaire (curator) Enwezor. Concluons là-dessus qu’il y a au moins ceci de commun entre les œuvres remarquables d’hier et d’aujourd’hui : elles ne doivent pas laisser le spectateur indifférent.
A l’aune de ce test, on constate immédiatement combien peu d’œuvres surnagent aux yeux du visiteur moyen ! Et cela vaut autant pour les « chefs d’œuvre » pendus aux cimaises des grands musées que pour les œuvres point encore adoubées dans les manifestations comme celle de Venise. Visiblement, l’apprentissage nécessaire n’a pas été suffisant pour beaucoup de visiteurs ! Petite remarque à l’appui de ce dire : Les musées européens sont fréquentés par des Asiatiques en grand nombre ; la plupart n’ont pas les codes pour apprécier les œuvres ; c’est pourquoi ils préfèrent se photographier eux-mêmes avec l’une d’elles en arrière-plan que de s’arrêter pour les admirer. C’est le contraire dans les expositions prestigieuses (comme celles du Grand-Palais à Paris) où les visiteurs sont plus fréquemment des connaisseurs qui prennent leur temps et dont les appréciations s’avèrent assez souvent pertinentes.
La remarque précédente permet d’enchaîner sur le fait que – en matière d’art contemporain et à l’inverse de l’art plus classique – tout le monde, ou à peu près, est à égalité, c’est à-dire peu ou pas formaté. En d’autres termes, les visiteurs de la Biennale – qui sont souvent là simplement par curiosité, alors qu’ils étaient venus à Venise attirés par les gondoles ou les palais qui bordent le Grand Canal – arrivent libres de tout préjugé : ils ne sont ni pour ni contre. C’est alors aux œuvres de prouver leur force ! Que les manifestations comme la Biennale ne suscitent pas davantage d’intérêt réel que les musées des beaux-arts ne plaide donc pas en faveur des œuvres contemporaines…
Il y en a heureusement qui méritent davantage qu’un coup d’œil rapide, et elles sont bien plus nombreuses que ce que nous pourrions montrer dans le cadre d’un article. Des œuvres qui ne ressemblent en tout cas pas, par exemple, à Roof Off, l’installation du Suisse Thomas Hirschhorn, conçue spécialement pour Venise, qui représente tout ce que nous détestons : le n’importe quoi associé à une prétention incommensurable. Ou, autre exemple, à l’être couleur jaune-bile-clinquant constitué uniquement de phallus et de seins, présenté par Sarah Lucas dans le pavillon de la Grande-Bretagne : vulgarité, laideur sont au rendez-vous et, quant à la prétention, il faudrait pouvoir citer l’intégralité de son dépliant (jaune, cinq volets sur deux faces). On aura compris que nous ne craignons pas d’afficher notre subjectivité (d’ailleurs réversible, elle aussi) !
Sarah Lucas n’est pas la seule femme artiste à occuper un pavillon national. Nous avons beaucoup aimé l’Australienne Fiona Hall, venue de la photographie, qui présente des œuvres dans une grande variété de registres, qu’elle confectionne elle-même, avec une habileté minutieuse, des fois belles, d’autres pas, souvent évocatrices des arts premiers, toujours étranges, et dès que l’on s’y arrête un peu, fascinantes.
Céleste Boursier-Mougenot, malgré son prénom, est un homme. Et s’il n’eût tenu qu’à nous, c’est lui qui aurait reçu le Lion d’or de cette 56ème édition, mais là, on va nous accuser de partialité. Tout esprit cocardier mis à part, qu’on imagine, au centre du pavillon français – édifié en 1912 sur le modèle des folies qui ornaient les parcs de l’aristocratie, au XVIIIème siècle – sous une verrière, un arbre, un pin entouré de sa motte de terre, toujours vivant mais un peu décollé de terre, posé sur un charriot invisible, qui se déplace lentement en obéissant à un automatisme dont nous ne savons rien, tout en produisant une musique planante grâce à un logiciel dont nous ne savons rien non plus, sinon qu’il est dû à C. Boursier-Mougenot lui-même, lequel a donc plusieurs cordes à son arc. Cela s’appelle Révolutions. Des gradins en mousse, dans les salles adjacentes permettent de se poser et de se reposer, de contempler, d’écouter. C’est doux, c’est beau, c’est harmonieux. Que vouloir de plus ?
Autre installation remarquable, The Key in the Hand de Chiharu Shiota, au pavillon japonais : 180.000 clés en métal reliées par 400 km de fil rouge. L’artiste entend nous faire sentir les liens que nous entretenons avec notre passé comme avec les objets de notre présent. Il réussit surtout, avec de tout autres moyens que Sarah Lucas ou Boursier-Mougenot, à nous installer dans son univers très personnel, à nous communiquer une part de ses mystères.
Autre Japonais, Tetsuya Ishida, exposé lui dans le bâtiment principal du Giardini. Son univers qui n’est pas moins onirique apparaît cependant plus branché sur l’avenir (All the World’s Futures !) que le passé. Par ailleurs, il a recours à une forme des plus désuètes : il peint sur toile à l’aide de pinceaux des formes immédiatement reconnaissables. La toile reproduite ici est nommée Recalled mais l’on voit bien qu’il ne peut s’agir que du souvenir non d’un fait réel mais d’un rêve, d’un monde pas encore présent où l’on pourra commander un nouveau membre de la famille qui arrivera prêt à monter dans une boite. A moins – en jouant sur le double sens de recalled – qu’il ne s’agisse d’un membre existant de cette famille qu’il aura fallu démonter à la suite d’un « rappel » (comme l’on fait pour les objets manufacturés présentant un défaut de fabrication). Le résultat, quoi qu’il en soit, est saisissant.
On pourra dire que le travail de cet artiste n’est pas très original, qu’il ressemble trop à ce que l’on a déjà vu, dans certains mangas, par exemple. Cette objection, à nos yeux, n’est pas pertinente. A ce compte, il faudrait jeter 99% – au moins – des œuvres des musées. Une œuvre peut-être forte sans être originale. Picasso a peint d’innombrables femmes démantibulées, tordues, aux formes grossièrement exagérées, des caricatures en série. Il n’a pas toujours fait preuve d’originalité : faut-il le lui reprocher ? Le féliciter plutôt pour sa fécondité grâce à laquelle ses œuvres peuvent figurer dans de nombreuses collections et être admirées – ou pas, d’ailleurs – dans le monde entier.
Encore au Giardini, au pavillon coréen, une vidéo signée par deux artistes, Moon Kyungwon et Jeon Joonho, qui peut se regarder à l’extérieur comme à l’intérieur, une vision du futur fortement inspirée par le Kubrick de « 2001 » pour conter une histoire minimaliste et néanmoins troublante.
Cette proximité avec la bande dessinée se retrouve ailleurs, par exemple, à l’Arsenale, dans la série De quoi rêvent les martyrs du dessinateur tunisien Nidhal Chamekh. Parmi les tenants d’un art strictement « pictural », se remarquent également quelques grands formats comme True Value de l’Américaine Lorna Simpson ou, moins réaliste, To Protect and Serve de Lavar Munroe, natif des Bahamas.
Vu le nombre d’artistes présents dans la sélection officielle, on n’est pas surpris de la diversité des œuvres exposées. Il y en a pour tous les goûts. La première salle de l’Arsenale est remplie de coutelas plantés en faisceaux dans le sol ; plus loin on passera devant un canon : la guerre est l’une des réalités de notre temps et l’on ne la voit pas disparaître dans les « futurs du monde ». Il y a pourtant bien d’autres choses à voir et, pour les amateurs, à admirer. Des maquettes d’immeubles, des boites confectionnées avec soin et renfermant des objets inutiles, des photos grand format de travailleurs soviétiques endimanchés et médaillés, etc.
L’intention critique est présente ou pas, pas toujours avec bonheur. Par exemple, le Chinois Qui Zhijie a superposé une plaque de plexiglas a une vaste fresque à l’encre représentant des motifs traditionnels, puis ajouté des commentaires à sa façon, en anglais : chacun jugera d’après la photo d’un détail de cette œuvre intitulée modestement Qui notes on the colourful Lantern Scrolls.
Toutes les installations ne se ressemblent pas. Parcourant l’Arsenale, on traverse une salle aux proportions imposantes dont l’espace est entièrement occupé par une œuvre de l’artiste allemande Katharina Grosse, Untitled Trumpet : de vastes toiles peintes à l’acrylique avec, au sol, de la terre et des débris d’aluminium. Comparer cette œuvre à celle de Thomas Hirschhorn, mentionnée au début, permet de mesurer combien l’art se révèle aujourd’hui ésotérique. Le commissaire, O. Enwezor appartient au cercle intérieur, très restreint, des personnes autorisées à trancher de ce qui est ou n’est pas de l’art. Selon lui l’assemblage de bric et de broc de Hirschhorn a un sens (artistique) et il est donc en droit de l’imposer à tous les visiteurs exotériques de la Biennale (qui – ab exceptionibus – passeront à côté sans s’arrêter), tout autant que la composition majestueuse et mystérieuse à la fois de Grosse. Dont acte.
Toujours à l’Arsenale, dans les espaces dévolus aux expositions nationales, les sculptures néo-expressionnistes de Juan Carlos Distéfano (Argentine) ne laissent pas indifférent, en raison – justement – de leur expressivité puissante.
La 56ème biennale rend hommage à quelques anciens comme Walker Evans (1903-1975) avec un choix des ses fameuses photos prises en Alabama pendant la Grande Dépression, et Chris Marker (1921-2012), avec une imposante série de visages de femmes pris à la sauvette dans le métro parisien. Autre grand ancien, Georg Baselitz (né en 1938) expose une série de personnages plus grands que nature présentés tête en bas.
Il aurait fallu bien plus de temps que ce dont nous disposions pour faire le tour des 63 lieux dispersés dans la ville et en dehors (San Giorgio, Lido, Murano, etc.) qui abritent des expositions nationales ou labellisées. On signalera néanmoins Never Say Goodbye, une vidéo de Wu Tien-chang (Taïwan), un moment de nostalgie, d’élégance et d’humour. Wu Tien-chang a investi le premier étage du Palazzo del Prigioni, à deux pas du Danieli : les riches amateurs n’auront pas loin à marcher… Autre exposition notable, celle du collectif russe Recycle Group qui occupe la chiesa di Sant’Antonin : remarquable installation, intitulée Conversion, qui nous plonge dans un futur à la Philip K. Dick où les saints seraient les pères fondateurs des « gafa » (Google, Apple, facebook, Amazon), avec le « f » de Facebook à la place de la croix du Christ. Au-delà du thème, l’œuvre vaut par son esthétique, inspirée des frontons des temples grecs, avec des figures plus grandes que nature, d’une blancheur immaculée, à ces différences près, toutefois, que les héros de cette mythologie ne sont pas faits de marbre mais de matière synthétique et sont armés d’un ordinateur portable ou d’une parabole au lieu du glaive ou de la balance.
De cette petite sélection (mais déjà trop longue) aussi subjective qu’exotérique, le lecteur conclura sans doute qu’il trouvera largement à boire et à manger, quelles que soient ses préférences, à la Biennale de Venise.
56ème Biennale, Venise, du 9 mai au 22 novembre 2015