Sélection cosmopolite et aléatoire de cinq pièces du OFF dues à des auteurs de cinq pays différents, soit dans l’ordre : le Togo, L’Allemagne, la Roumanie, L’Angleterre et enfin la France.
A petites pierres
Gustave Akopo est né en 1974 au Togo. Sa pièce, A petites pierres a reçu le prix d’écriture théâtrale de Guérande en 2006. Elle est montée par Ewelyne Guillaume avec de jeunes comédiens issus de Kokolampoe, le théâtre école plurilingue installé à Saint-Laurent du Maroni, en Guyane. L’histoire est édifiante. Dans un village africain aux mœurs très austères, une jeune fille fiancée à un jeune homme du village est séduite par un émigré de retour au village, auréolé du prestige du « Parisien ». Leur « affaire » est découverte. Gros émois au village. L’honneur du père, celui du père du fiancé sont bafoués. La règle doit s’appliquer : lapidation pour la fautive et amende pour le fautif. Cependant le séducteur n’est pas celui qu’on croit. Il est révolté par la sanction qui s’abat sur la jeune fille plus innocente que coupable et décide de la défendre. Pour cela, il devra se déguiser… en femme. Tandis que, inversement, la sœur de la malheureuse devra se déguiser… en homme.
Si le début (la séduction) s’avère quelque peu languissant – et sans doute cela tient-il pour une bonne part au choix de la comédienne qui joue la fiancée – la suite l’est moins. La scène au cours de laquelle l’émigré échange des proverbes avec l’un des sages du village est particulièrement savoureuse. Evidemment, on sent bien que les comédiens, dans leur ensemble, s’ils font des efforts méritoires, ne sont pas encore totalement aguerris et le spectacle manque encore de fluidité. On aimerait surtout savoir comment la pièce serait reçue devant les spectateurs auxquels elle est apparemment destinée, ceux qui vivent dans des lieux où sont effectivement pratiquées la lapidation, l’excision (mentionnée à un moment), enfin toutes ces violences réservées aux femmes.
Le cercle de craie caucasien
Une troupe de Sannois, dirigée par François Ha Van, présente cette pièce de Brecht, l’une des plus intéressantes de l’auteur, qui mêle deux histoires, deux époques et met en scène un juge charismatique, lequel, dans la société corrompue de l’ancienne Russie, s’est mis au service des pauvres et des déshérités.
Le titre annonce la conclusion de la pièce. Deux femmes se disputent un enfant : la paysanne qui l’a recueilli, bébé abandonné, et qui l’a élevé ; la mère biologique, de noble extraction, qui entend le récupérer afin de jouir de l’héritage qui revient à l’enfant depuis la mort du mari. Les deux se prétendent la mère naturelle. Pour trancher la question, le juge demande que celui-ci soit placé au milieu d’un cercle tracé à la craie, puis que les deux femmes, le prenant chacun par une main le tirent à elles. Celle qui tirera le plus fort sera réputée la plus attachée à l’enfant et décrétée la mère véritable. Evidemment, celle qui ne cherche que son propre intérêt tire de toutes ses forces ; l’autre qui aime l’enfant pour lui-même et ne veut pas qu’il lui soit fait mal, le laisse aller sans résister. L’épreuve recommencée donnera le même résultat et le juge, fort sagement, adjugera l’enfant à la servante.
Douze jeunes comédiens interprètent les personnages bien plus nombreux de la pièce avec un entrain communicatif. Tous n’ont pas une diction parfaite, certains ont tendance à « bouler » le texte mais on remarque déjà de belles personnalités. Les costumes sont d’époque quelque peu « revisitée ». Le texte intéresse. Le spectacle est convaincant, parfois drôle, parfois émouvant. Un très bon moment de théâtre.
La Tigresse
Gianina Carbunariu, née en 1977, est roumaine. Née avant la fin de l’ère Ceaucescu, elle a grandi dans la Roumanie post-communiste ; ses pièces situées dans la nouvelle Roumanie en proie aux démons de l’affairisme ont souvent une portée universelle. Ce qui ne signifie pas qu’elles soient toujours des machines théâtrales efficaces. Ainsi Solidaritate, présentée l’année dernière dans le IN, nous avait-elle laissé une impression mitigée. Il n’en va pas de même avec cette Tigresse et sans doute est-ce dû au texte qui fait intervenir des « personnages » hauts en couleurs, autant qu’à la mise en scène et aux trois comédiennes sur le plateau.
Une tigresse s’est échappée du zoo de Bucarest. Nous ne la verrons pas ; ceux qui l’ont connue doivent nous la raconter. Ils n’iront pas bien loin dans cette direction ; ils préfèrent en effet parler de ce qui les intéresse fondamentalement, c’est-à-dire d’eux-mêmes. Nous entendrons donc successivement un chauffeur de taxi, des clochards, deux touristes, des oiseaux de la ville, un politicien, un vieillard, etc.
La tigresse qui se balade impunément dans les rues de la ville en soulevant le scandale est une métaphore limpide de l’étranger pauvre et sans-gêne. Cela est apparent dès le récit du chauffeur de taxi, puisque, à défaut de se faire payer la course, la tigresse étant fort dépourvue, il lui demande de laver son pare-brise et ses essuie-glaces, au nom du principe suivant lequel on n’a jamais rien sans rien.
À vrai dire, l’argument importe assez peu ; il est le prétexte d’une comédie à sketchs particulièrement réussie, telle que montée par François Bergoin (du Théâtre Alibi, Bastia) avec trois comédiennes. La scénographie (également signée François Bergoin) est aussi simple qu’efficace. Dressé à jardin sur un plateau, celui où se produiront les actrices, un présentoir vertical où sont enroulés les divers fonds de scène (une photo – par exemple, pour le chauffeur de taxi, celle d’un bistrot) qui constituera le seul décor. Pendant que deux comédiennes s’affairent à modifier leur apparence en fonction de la scène à venir, l’autre déroule le décor correspondant, aux accents d’une scie musicale.
Les scènes successives sont jouées en solo, à deux ou à trois. Elles sont inégales, par la force des choses. Les comédiennes – talentueuses – ne sont pas toujours parfaitement compréhensibles quand elle adoptent des voix contrefaites. Le résultat n’est pas moins enthousiasmant. Deux scènes les plus marquantes ? Celle des oiseaux, par exemple, qui fait intervenir un pigeon (roucoulant admirablement), un corbeau (fort imbu de lui-même) et un moineau (timide à souhait). Et surtout celle du vieillard. Comme il ne se montre pas suffisamment à la hauteur, la chaîne de télévision qui souhaitait l’utiliser a recueilli ses propos et les a scénarisés. Il y a donc, d’un côté, le metteur en scène qui donne les indications pour les attitudes, les déplacements, de l’autre celui qui lit le texte, et enfin au centre le comédien chargé d’interpréter le vieillard en playback. Un numéro « classique », en un certain sens, mais merveilleusement joué et donc très drôle.
Revenant sur Solitaritate, de la même Gianina Carbunariu, jouée par une troupe roumaine en 2014 dans le IN d’Avignon, invitée ensuite à Bruxelles, à Paris, à Göteborg, à Naples et à Madrid, avec un dispositif beaucoup plus lourd que celui mis en œuvre pour La Tigresse, nous ne pouvions que méditer une nouvelle fois sur la disproportion entre les moyens accordés au uns (ceux du IN) et aux autres (ceux du OFF). Quand la même disproportion se marque dans les résultats, quand on se trouve ébloui tant par le luxe des moyens déployés que par l’usage qui en a été fait, alors la concentration des subventions sur quelques troupes, quelques événements peut paraître acceptable. Mais quand on est – comme c’est trop souvent le cas dans le IN – déçu, quand le travail d’une troupe qui ne bénéficie pas d’autant de largesses s’avère, au final, plus séduisant, on se dit qu’il y a quelque chose à revoir dans la politique du ministère de la Culture et dans les choix des programmateurs. Même si l’équation est compliquée : les finances pas extensibles, la concurrence féroce, les critères de sélection flous, l’expérimentation nécessaire, etc.
Les Grandes espérances
Voici une réussite incontestable du festival d’Avignon 2015. Cette adaptation par Marjorie Nakache, la directrice du Studio Théâtre de Stains, est remarquable autant par sa construction (il n’est pas si facile de rendre compte intelligemment, au théâtre, en seulement un peu plus d’une heure du roman de Dickens), son rythme, que par sa scénographie, les costumes et le jeu des acteurs. On ne fera pas l’injure aux lecteurs de leur raconter cette histoire (si, par un extraordinaire hasard, ils ne la connaissaient pas, qu’ils se précipitent sur le livre) qui conte la transformation quasi-miraculeuse d’un orphelin, apprenti forgeron, en un jeune homme subitement couronné par la fortune et introduit dans la haute société britannique.
Le dispositif scénique combine des éléments de décor (la grille du château, le fourneau du forgeron, des rideaux, des fauteuils…) et des projections des murs ou des paysages dans lesquels l’action se déroule. Les costumes évoquent précisément – mais évoquent seulement – le dix-neuvième siècle. La famille forgeron porte des masques, astuce commode pour les comédiens concernés qui ont un autres rôle à jouer.
Les comédiens, on l’a laissé entendre, sont tous excellents, y compris les deux adolescents qui interprètent Pip et Estella enfants. Même connaissant l’histoire par cœur, on sort de cette création théâtrale des Grandes Espérances à la fois ému et émerveillé. Telle est la magie du théâtre quand elle opère.
Le Monde d’en bas
Patrick Kermann (1959-2000) est un auteur exceptionnel, hanté par la mort. On peut en juger par sa définition du théâtre, qui n’est certes pas la première à laquelle on songerait : « Le théâtre est le territoire de la mort, ce lieu rituel où les vivants tentent la communication avec l’au-delà. Sur scène, dans une balance incessante entre incarnation et désincarnation, matériel et immatériel, visible et invisible, apparaissent des fantômes qui portent la parole des morts, pour nous encore et tout juste vivants ».
La Mastication des morts – dont le titre et le contenu collent particulièrement bien à la définition que l’on vient de lire – écrite peu de temps avant qu’il ne se suicide, est sa pièce la plus jouée. Elle met en scène des dizaines de personnages, chacun enfoncé dans sa tombe, qui racontent, qui ressassent ce qui leur est arrivé de son vivant. Des monologues, le plus souvent, entrecoupés de rares dialogues. Mais comme tous se trouvent dans le même cimetière campagnard, évidemment ils se connaissent, leurs histoires se recoupent, se complètent. Ils n’en sont pas moins dissemblables par le caractère, le milieu social. L’auteur s’est régalé de donner à chacun son individualité propre.
La pièce étant trop longue pour être jouée en entier, chaque production présente son propre choix de personnages. Autant de versions différentes de la pièce, autant de textes différents. Il en va de même des mises en scène : tout est possible, en effet, pour évoquer le monde des morts. À peine y a-t-il quelques indications de lieux, comme « le bistrot de la mère Pascale », qui peuvent aider à la conception du spectacle. Ce bistrot est bien présent dans Le Monde d’en bas, la version de la pièce présentée en Avignon par la compagnie Kâdra avec cinq comédiens. Le metteur en scène, Jean-Baptiste Forest, a choisi le baroque, l’outrance dans le maquillage des visages, les costumes, les attitudes, le phrasé. À noter, la présence à cour d’un petit théâtre où surgissent parfois des marionnettes grossières mais suffisamment expressives, représentant des personnages mentionnés dans le texte sans avoir droit à la parole. Les comédiens sont le plus souvent courbés, leur démarche hésitante. Tout cela rend bien l’ambiance sépulcrale de la pièce. On rit peu, alors qu’il y a des choses très drôles, on est plutôt saisi par l’ambiance étrange et mortifère créée sur le plateau.
Tout n’est pas parfait. Certains comédiens ont tendance à trop crier (dans une salle aux dimensions réduites), certains se montrent plus convaincants que d’autres. Reste, au final, l’impression d’un beau travail, très imaginatif comme l’exige le texte de Kermann.