Par Selim Lander
La Peau d’Elisa
Après une première série d’articles consacrée au festival IN, il est temps de présenter quelques pièces du OFF et, pour commencer, celles de trois Québécois. Carole Frechette est une auteure reconnue qui écrit des textes souvent émouvants joués sur des scènes du monde entier. La Peau d’Elisa, déjà interprétée l’année dernière en Avignon par une autre comédienne, est jouée cette année et mise en scène par Mama Prassinos (accompagnée à deux moments du spectacle par Brice Carayol). Une femme se raconte, ou plutôt, comme on le découvrira, elle raconte des histoires qui peuvent ou non être les siennes. Quoi qu’il en soit, elle n’est pas comme toutes les femmes. Elle est perpétuellement anxieuse ; son corps, sa peau l’inquiètent. Est-ce qu’il n’y en a pas trop, de peau, sur ses joues, son cou, ses coudes, ses genoux ? Elle s’inquiète et interroge les spectateurs : qu’en pensent-ils ? Un tel texte, qui dégage une poésie douce-amère, réclame une interprétation à l’unisson.
Mama Prassinos est exactement celle qui convient. Présente en scène pendant l’entrée des spectateurs, son regard étonné, interrogateur, ses gestes hésitants, interrompus, nous mettent tout de suite dans l’ambiance. Cette femme au visage un peu lunaire nous touche et nous émeut avant d’avoir commencé à parler ; son inquiétude est communicative. Et quand elle se met à parler, les histoires plutôt banales et pas malheureuses qu’elle raconte nous ébranlent comme s’il y avait en elles quelque chose de dérangeant.
Fallait-il faire intervenir en deux occasions un comédien, un homme, lui donner la parole pour raconter des histoires d’homme ? Le contraste entre son jeu d’une sobriété selon nous excessive et l’engagement complet de M. Prassinos est-il voulu ? Le fait est que ses apparitions font retomber la tension sans qu’on en voie bien la nécessité. Mais il n’est là que par de brèves intermittences et sa présence n’empêche pas de faire de cette représentation de La Peau d’Elisa un moment de grâce.
A toi pour toujours, ma Marie-Lou
On ne présente plus Michel Tremblay, romancier (Chroniques du plateau Mont-Royal) et dramaturge (Les Belles-Sœurs), pour ne citer que deux de ses œuvres les plus célèbres. A toi pour toujours, ma Marie-Lou fait également partie de ses pièces les plus jouées. Sa construction qui fait alterner deux dialogues sur le même plateau, ne peut que séduire des comédiens. Il y a donc d’un côté le père et la mère, de l’autre les deux filles qui tous se remémorent et vivent en même temps, grâce à de nombreux flashbacks, ce que fut leur vie avant la disparition tragique des parents. Ces derniers ne sont jamais parvenus à sortir de l’enferment psychologique auquel les a condamnés une société répressive (le Québec catholique d’avant le « Révolution tranquille ») ; ils n’ont d’ailleurs même pas tenté de s’en affranchir. Des deux sœurs, seule l’aînée, Carmen, a su s’en sortir tandis que la plus petite, Manon, ne peut oublier le drame de la mort des parents et trouve refuge dans la religion.
L’interprétation, dans une mise en scène « classique » de Christian Bordeleau, restitue toute la force, toute la violence de ce drame social. Les comédiens sont impeccables : Manon timide et effacée, Carmen, énergique et révoltée, le père, bougon et peu diseux, sauf quand il sort de ses gonds, et surtout la mère, perpétuellement colère, revendicative mais impuissante à surmonter ses frustrations. C’est Cécile Magnet qui joue la mère avec une maestria impressionnante. Pourquoi a-t-il fallu que cette même comédienne aille se fourvoyer dans l’adaptation, par Ch. Bordeleau, du roman de Tremblay C’t’à ton tour, Laura Cadieux, un roman qui, certes, a connu un grand succès au Canada, comme le film qui en a été tiré ? Hélas, au théâtre et devant un public français, cela tombe complètement à plat ! Et ce texte censé susciter le rire, distille au contraire un ennui profond. Quant à la comédienne, elle est méconnaissable : tout ce qui séduisait dans A toi pour toujours… paraît ici du grossier artifice. C’est une très curieuse expérience que celle de voir, dans la même journée, une comédienne tomber ainsi du paradis en enfer !
L’Eté des Martiens
Après Fréchette (née en 1949) et Tremblay (né en 1942), auteurs plus que confirmés, une jeune auteure, Nathalie Boisvert, ayant déjà néanmoins une quinzaine de pièces à son actif. L’Eté des Martiens met en scène deux adolescents, Chico et Peanut, impressionnés par la rumeur d’un prochain atterrissage d’extraterrestres, et qui décident de se faire enlever par eux. Peanut est le « fort en thème », vite désorienté lorsqu’on le sort de ses études. Il appartient à une famille aisée dont l’existence est cependant assombrie par la présence d’une fille qui ne peut ni bouger ni s’exprimer ; tout au plus semble-t-elle réagir quand on lui parle. À côté de lui, Chico est un dur à cuire, délaissé par ses parents. Ce qui ne l’empêche pas d’être ému par la sœur de son copain, quand ce dernier consent à la lui montrer. Chico entreprend de préparer Peanut au contact avec les extraterrestres : entraînement physique et psychologique (comme rester seul la nuit dans une maison réputée hantée). Lorsque les parents de Peanut décident de mettre sa sœur handicapée dans une maison spécialisée, les deux garçons refusent cette décision qu’ils jugent trop cruelle et décident d’emmener la fille avec eux chez les extraterrestre qui sans doute sauront la soigner. On se demande comment cette histoire finira : l’auteure fera-t-elle intervenir in extremis des êtres aussi extraordinaires, même si pas vraiment improbables, que des extraterrestres ? Mais chut !…
Ce spectacle pour jeune public – et pour tout public – est joué avec une conviction sympathique par deux jeunes comédiens français, Olivier Deville et Yvon Victor, qui ont également fait appel à Ch. Bordeleau pour la mise en scène. Le décor est constitué de structures métalliques légères pouvant représenter une maison, une cabane. De la fille handicapée, on ne voit qu’une masse informe dissimulée sous une couverture d’où débordent seulement une chevelure.
La pièce, bien construite, ne vaut pas seulement pour la relation entre deux garçons qui parviennent à s’entendre au-delà des différences de caractère et de classe sociale. Leur rapport à la fille, personnage pourtant virtuel, lui ajoute une dimension touchante et fait, on l’aura compris, le véritable intérêt de la pièce. Question : les deux garçons roulent des joints sur la scène ; que faut-il en penser ?