On apprend par les gazettes (Le Monde des Livres du 15 mai) que Maryse Condé vient de publier un livre pas vraiment de mais sur la cuisine (Mets et Merveilles, J.-CL. Lattès, 2015). On se demande ce qu’elle penserait de la drôle de tambouille poético-musicale à base d’ingrédients (principalement) antillais concoctée par deux Français de France. Rien à dire en ce qui nous concerne, sinon des éloges, sur les ingrédients : les textes de Césaire (tirés du Cahier, des Armes miraculeuses, de Corps perdu) sont « étranges et pénétrants » comme il se doit ; et ceux qui l’accompagnent sans être aussi puissants (comment se comparer à Césaire ?) méritent néanmoins d’être entendus. On remarque en particulier, pour leur originalité, l’humour macabre d’Amos Tutuloa (L’Ivrogne dans la brousse traduit Raymond Queneau) ainsi qu’une définition de l’amour vrai comme l’art du voyage à motocyclette par Édouard Glissant (Marie-Galante). Rien à dire non plus, sinon des éloges, sur le chef, le nommé Arthur H (comme Higelin), lequel, incontestablement, sait dire des textes : mieux que ça, sa manière concentrée et inspirée, ménageant là où il faut les silences qu’il faut, est celle d’un maître. Elle pourrait être un modèle pour tous ceux qui se piquent de déclamer de la poésie. Il est en outre servi par une voix grave et chaude, parfois un peu éraillée, ce qui ajoute à son charme. Rien à dire enfin, sinon des éloges, sur son second, le musicien Nicolas Repac qui, en fait de « piano », tire de ses instruments rudimentaires des modulations étonnantes, émouvantes, troublantes. En dehors d’une guitare, il utilise une guimbarde, une sorte de harpe africaine pas plus grande qu’un livre de poche (sanza), une boule pour les percussions, un tuyau enroulé comme un cor de chasse (flute harmonique).
Malgré tous les éloges qu’elle mérite, la cuisine de ces deux-là soulève quelques interrogations. D’abord les textes, ou plus précisément un extrait du Cahier du retour au pays natal retenu par Arthur H. Il ne s’agit pas de remettre en cause l’extraordinaire force poétique de Césaire, qui surplombe toute la littérature (francophone) du XXe siècle avec ce poème fleuve, éminemment personnel tant dans le fond que dans la forme, et pourtant capable d’atteindre au plus profond tous ceux qui le lisent ou qui l’écoutent. Simplement, en 1938, Césaire est immergé dans l’idéologie de la négritude, y compris dans ce qu’elle peut avoir de plus contestable. Certes Césaire n’est pas exactement sur la même ligne que son ami Senghor : il n’aurait pas déclaré exactement que « l’émotion est nègre comme la raison hellène », une formule trop proche du discours du colonisateur pour ne pas se retourner contre son auteur[i]. Il n’empêche que Césaire écrit bien, dans le Cahier, à propos des Africains : « ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole / ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité / ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel mais ceux sans qui la terre ne serait pas la terre ». Cette accusation, ou plutôt ce constat – qui n’est pas par antiphrase, la suite du passage le confirme – légitime dans la bouche d’un Césaire, l’est-il encore dans celle d’un Arthur H ? Suffit-il d’être classé à gauche et antiraciste par principe pour être autorisé à reprendre à son compte un tel propos ? Le président Sarkozy s’est fait rappeler à l’ordre pour bien moins dans son discours de Dakar. D’autant que si plus loin, dans le Cahier, il est justement précisé « aucune race ne possède le monopole de la beauté, de l’intelligence, de la force », cette remarque judicieuse n’a pas été retenue, sauf erreur de notre part, parmi les extraits lus par notre diseur de paroles.
Il s’agit en effet de lectures accompagnées en musique. Que le regard du lecteur soit contraint d’errer sans arrêt entre la feuille et le public, n’a pas vraiment semblé handicaper Arthur H, par contre cela peut gêner l’écoute du public qui regarde l’interprète. Et nous qui avons entendu à plusieurs reprises, en Martinique, le Cahier récité et joué en entier par un comédien, nous ne pouvions que faire la comparaison avec la prestation – aussi brillante soit-elle – d’un simple lecteur.
Il s’agit au demeurant non seulement de lectures mais de lectures amplifiées. Arthur H est un chanteur de variétés (ce qui, précisons-le, ne préjuge en rien de la qualité de ses textes). Il a donc l’habitude de s’exprimer par le truchement d’un micro. À nouveau, on ne peut s’empêcher de comparer : lorsqu’un comédien lit un texte, il sait se faire entendre sans demander que sa voix soit amplifiée. Arthur H ne se produisait pas en plein-air ou dans la grande salle de l’Atrium mais dans la salle Frantz Fanon, un théâtre donc. Nous avons déjà à maintes reprises dénoncé l’usage abusif du micro. Il est sans doute trop tard, hélas, pour gagner ce combat-là, puisque l’on commence même à voir des comédiens professionnels munis d’un micro dans des théâtres[ii] ! Or l’amplification est une arme à double tranchant. Elle peut augmenter le confort de l’écoute pour certaines personnes présentant des difficultés d’audition ; elle peut tout aussi bien rendre l’écoute plus difficile pour tous les spectateurs dès que le réglage n’est pas parfait. En l’occurrence, après un début plutôt calamiteux, la sono s’est nettement améliorée, sans atteindre jamais, re-hélas, un degré tel qu’on fût contraint d’admettre qu’elle apportait réellement un plus par rapport à la voix nue.
En tournée en Martinique les 15 et 16 mai 2015.
[i] Voir « Crépuscule de la négritude », http://mondesfr.wpengine.com/espaces/caraibes/crepuscule-de-la-negritude/
[ii] Pour un exemple très récent, on peut lire notre chronique consacrée à l’adaptation de Lignes de faille de Nancy Huston, au Rond-Point, à Paris. http://mondesfr.wpengine.com/espaces/periples-des-arts/lignes-de-faille-du-roman-au-theatre/