Mondes européens

Tout crépuscule est une aube

Tout crépuscule est une aube

« La chouette de Minerve ne prend son envol qu’au crépuscule. », écrit Hegel (Principes de la philosophie du droit, Préface). La philosophie prend son essor pour éclairer les ténèbres du passé et du présent, telle est la lecture usuelle de cet aphorisme. Mais Dämmerung en allemand c’est aussi bien le soir que l’aube. La chouette s’envolerait alors aussi bien à la Fin de l’Histoire qu’au commencement des histoires, pour éclairer une opacité non passée, mais à venir. Hegel certes proclame le crépuscule sous la forme de la Fin de l’histoire et du Dernier Homme, auxquels, tour à tour, feront écho Nietzsche, Alexandre Kojève, Francis Fukuyama et Michel Houellebecq. Le dernier homme hégélien a atteint le moment ultime du devenir historique, il est pleinement satisfait, il n’a plus rien à faire que de contempler sereinement la nature et de s’y dissoudre par la méditation. En particulier, il n’a plus rien à dire et à écrire, et surtout pas de la littérature.

Le prologue du Zarathoustra est le moment où les concepts-clé du Dernier Homme hégélien deviennent une grimace : la Befriedidung (la satisfaction, le contentement, l’apaisement), la Versöhnung (la réconciliation, l’union du singulier du général dans le Savoir absolu) sont accablés de sarcasmes par Nietzsche :

Voici, je vais vous montrer le Dernier Homme:« Qu’est-ce qu’aimer? Qu’est-ce que créer? Qu’est-ce que désirer? Qu’est-ce qu’une étoile? » Ainsi parlera le Dernier Homme, en clignant de l’œil. La terre alors sera devenue exiguë, on y verra sautiller le Dernier  Homme qui rapetisse toute chose. Son engeance est aussi indestructible que celle du puceron; le Dernier Homme est celui qui vivra le plus longtemps.
« Nous avons inventé le bonheur », diront les Derniers Hommes en clignant de l’œil.
Ils auront abandonné les contrées où la vie est dure ; car on a besoin de  la chaleur. On aimera encore son prochain et l’on se frottera contre lui, car il faut de la chaleur.
La maladie, la méfiance leur paraîtront autant de péchés ; on n’a qu’à  prendre garde où l’on marche ! Insensé qui trébuche encore sur les  pierres ou sur les hommes ! Un peu de poison de temps à autre ; cela donne des rêves agréables; beaucoup de poison pour finir, afin d’avoir une mort agréable. On travaillera encore, car le travail distrait. Mais on aura soin cette distraction ne devienne jamais fatigante. On ne deviendra plus ni riche ni pauvre; c’est trop pénible. Qui voudra encore gouverner? Qui donc voudra obéir? L’un et l’autre trop pénibles. Pas de berger et un seul troupeau ! Tous voudront la même chose pour  tous,  seront égaux; quiconque sera d’un sentiment différent   entrera  volontairement à l’asile des fous. « Jadis tout le monde était fou », diront les plus malins, en clignant de l’œil. On sera malin, on saura tout ce qui s’est passé jadis; ainsi l’on aura de quoi se  gausser sans fin. On se chamaillera encore, mais on se réconcilie bien  vite, de peur de se gâter la digestion. On aura  son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit; mais on révérera la santé. « Nous avons inventé le bonheur », diront les Derniers Hommes, en clignant de l’œil ».[1]

 

On sait que la critique nietzschéenne, pour se libérer de l’impasse nihiliste de la satiété que représentent les Derniers Hommes, propose la résolution du Surhomme, censé surmonter la Fin de l’Histoire. Mais le Surhomme n’est point advenu.

Je dis que l’hypothèse du Dernier Homme, celui de la Fin de l’histoire, a aujourd’hui la force d’un constat; je dis aussi que les poètes et écrivains l’avaient dès longtemps anticipée. « Maintenant, je puis dire que l’art est une sottise », écrit Rimbaud dans un brouillon d’Une Saison en Enfer (Pléiade, p.171). Et encore : « Ah cette vie de mon enfance, quelle sottise c’était! ». (p. 112 à rapprocher de Racine « le Divin Sot », p. 250) Le rejet radical (ou le constat d’échec) de son projet poétique est lié par Rimbaud à une fin de l’Occident : « … je vois que mes malaises viennent de ne m’être pas figuré assez tôt que nous sommes à l’Occident. Les marais occidentaux! » (Pléiade, p.112-113). De fait, l’enfer de cette saison qui a passé n’est pas seulement celui du dérèglement de tous les sens ou de l’impuissance de la voyance, c’est l’enfer d’une littérature dont les possibilités expressives se sont épuisées. Certes, « Je est un Autre », mais il ne peut plus rien en dire. Dès lors que Rimbaud a décidé la sottise de l’art, il met en pratique une rupture radicale : à son départ pour l’Orient, plus un mot sur la poésie et la littérature dans sa correspondance ; la Bibliothèque de la littérature a été effacée et substituée par celle de l’utilitarisme, la Météorologie de Mary Davy, le Manuel du Voyageur de Kaltbrunner, L’annuaire du bureau des Longitudes pour 1882, etc., etc. Il a 19 ans quand il écrit Une saison en enfer, 21 quand il quitte la littérature. Le monde ne doit plus être saisi par le Verbe, mais par la Trigonométrie. Glissant commente ainsi la négativité du refus rimbaldien : « Virent avec Baudelaire l’exploration de la « profondeur », avec Rimbaud le temps de la « Connaissance », et la Muse s’en alla. » (IP 60) Mais, loin d’y voir une finalité, Glissant déchiffre dans cette fin (comme il le fait toujours avec les négativités, à la manière hégélienne), une tentative venue avant son heure : « Rimbaud savait que cet effort vers la prise totale était (en son temps) prématuré. C’est dire que son œuvre illuminait des tendances latentes… » (Ibid.)[2] Toute « fin », chez Glissant, sera toujours et partout un (re)commencement.

Quelque chose d’analogue se passe chez Mallarmé : sur fond de la mort de Dieu, (« ma lutte terrible avec ce vieux et méchant plumage, terrassé, heureusement, Dieu » écrit-il dans une lettre à Cazalis au 14 mai 1867), c’est sa mort qui se profile : « Je viens de passer une année effrayante : ma Pensée s’est pensée, est arrivée à une conception pure. Tout ce que, par contrecoup, mon être a souffert, pendant cette longue agonie, est inénarrable, mais heureusement, je suis parfaitement mort… «  (Même lettre).

Faut-il supposer que ce sujet éteint dans la « disparition élocutoire du poëte » (Crise de vers) ne tenait ensemble que parce qu’il dépendait d’une fondation foncièrement religieuse? Certes oui. Le sujet individuel judéo-chrétien n’a jamais existé avant que saint Paul dise : « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme; car tous vous êtes un en Jésus-Christ. » (Galates 3 : 28) C’est dire que le sujet singulier est né; il est donc historique, il peut en conséquence mourir. Si l’Évangile dissout tout communauté, toute structure sociale, tout lien entre homme et femme, tout appartenance ethnique et linguistique, il met immédiatement en place une communauté nouvelle qui donne sens à ce sujet atomisé, autrement réduit à sa solitaire singularité : celle des croyants. Or, si l’on soustrait l’assisse de la foi, le sujet judéo-chrétien, singulier, se pulvérise : c’est ce que l’Occident laïque a opéré, et il ne sait désormais plus où trouver un lien social qui réunirait les singularités vaporisées. Si le Dieu judéo-chrétien est mort, alors « Je » est mort, ne reste plus que l’initiative des mots dans laquelle la Beauté se contemple. Il faut souligner l’aspect profondément hégélien de cette conception.

Dans sa biographie de Rimbaud (recueillie dans Médaillons et portraits), Mallarmé fait du poète un hapax : « Éclat, lui, d’un météore, allumé sans motif autre que sa présence, issu seul et s’éteignant. » (Pl. p. 512) Et plus bas Rimbaud est  « …une aventure unique dans l’histoire de l’art. Celle d’un enfant trop précocement touché et impétueusement par l’aile littéraire qui, avant le temps presque d’exister, épuisa d’orageuses et magistrales fatalités, sans recours à du futur. » (p. 518). » Mallarmé refuse donc d’élever le cas singulier de Rimbaud au niveau d’un paradigme : c’est pour mieux en prolonger les effets lui-même. Mallarmé convertit le refus rimbaldien, qui s’exerce dans un plan existentiel et pragmatique, en une disparition purement idéelle et esthétique.

Le sujet (judéo-chrétien) n’a plus rien à faire en poésie, il doit « laisser l’initiative aux mots » (Crise de vers), qui produisent « un aboli bibelot d’inanité sonore » (Ses ongles très purs dédiant leur onyx)[3]. Le procès de néantisation (« La destruction fut ma Béatrice », écrivait-il dans une lettre à Lefébure, le 27 mai 1867, treize jours après la lettre à Cazalis) aboutit sans doute au projet du Livre, destiné à remplacer tout la bibliothèque, et le monde entier, et surtout ce monde qu’a créé la Bible : « Le monde est fait pour aboutir à un beau Livre. » (Réponse à Jules Huret, Sur l’évolution littéraire) Je me souviens ici d’une remarque que Glissant fit lors d’une conférence : « Mallarmé voulait faire un seul livre, nous [les écrivains antillais, ou ceux du Tout-Monde], nous voulons en écrire beaucoup! » Le projet du Livre mallarméen est pour Glissant la figure d’une totalisation qui aurait tué tous les livres; en ce sens, c’est un bonheur que l’ « intention poétique » de Mallarmé n’ait pas trouvé de réalisation adéquate, c’eût été la fin de la littérature : « Or si Mallarmé avait réalisé son Livre, qui eût été le Livre du Monde, alors tout livre eût disparu de nos horizons, au même moment comme projet et comme objet. » (TTM 159)

Le Livre aurait absorbé son auteur, tout aussi bien les consolations pauliniennes de la communauté des croyants qui confortent le sujet dans son existence : les lecteurs auraient communié dans la beauté de l’ « explication orphique de la terre », non dans la foi catholique. Le projet mallarméen dépasse les frontières de la poésie : il est le glas du sujet judéo-chrétien, résorbé dans l’inanité sonore. C’est dire qu’au contraire de Glissant, je tiens le projet mallarméen comme abouti. Chez Mallarmé, l’individualité occidentale débouche sur le ravissement esthétique (« un beau livre »), qui signe sa disparition. Proposition que Glissant renverse en tous sens, et qui pourrait se dire : « Les livres sont faits pour aboutir au Tout-Monde ».

La poétique négative de Mallarmé prépare le terrain pour le troisième moment de l’épuisement du sujet individuel européen dans l’art : c’est le Livre de Proust,  La Recherche du temps perdu. L’un des thèmes prédominants de cette fiction autobiographique est l’évanouissement de tous les objets du désir, qui mène le narrateur à une déréliction absolue. La satiété, qu’elle soit mondaine, économique ou sexuelle, a produit l’insatisfaction ; le plaisir-marchandise, puisqu’il est acheté (Proust a toujours payé ses jouissances en monnaie sonnante et trébuchante) s’évanouit dans le non-sens, où la névrose obsessionnelle (la jalousie et le snobisme proustiens) trouve sa limite. L’amour et le désir ne saurait être comblés par les objets. Mais du fond de l’enfer du narrateur surgit l’auteur, et tout l’amour est maintenant transféré à l’œuvre, qui substitue tous les objets du désir, hommes ou femmes. À travers l’analyse « psychologique » (relevant, comme la jalousie, de la névrose obsessionnelle) la plus minutieuse qui soit, la Recherche sature et draine toutes les possibilités expressive du sujet judéo-chrétien, il ne reste plus de zone d’ombre, d’ « opacité » où se réfugier. Ce qui survit à ce désastre est une nouvelle fois le Livre, qui surenchérit sur le projet de Mallarmé sous une forme romanesque. Le roman achève l’histoire du sujet après que la poésie s’est abolie dans le miroir de sa propre contemplation.

Cette destruction créatrice devient à elle-même son salut, hors des impasses du désir et de la jouissance toujours ratés par le narrateur; le déplacement de la pulsion vers l’objet, dont Freud faisait la marque de la modernité, se parachève, et l’objet est trouvé toujours et partout défaillant, insatisfaisant, raté. La littérature et le volume lui-même de la Recherche deviennent alors, par sublimation, les seuls objets du désir, le seul but auquel il vaut de consacrer sa vie; et ceci en termes qui l’équivalent strictement à la rédemption chrétienne, jusqu’à la promesse de résurrection et de vie éternelle : « Moi je dis que la loi cruelle de l’art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances, pour que pousse l’herbe drue non de l’oubli mais de la vie éternelle, l’herbe drue des œuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront faire gaiement, sans souci de ceux qui dorment en dessous, leur ‘déjeuner sur l’herbe’ »[4]. Si Proust arrive à l’éternité par l’art, alors, pour lui, comme pour Marcel (qui devient sous nos yeux l’auteur lui-même), le temps, l’Histoire, l’individualité et la singularité se sont réellement achevés et se sont résorbés dans la création de la Recherche; et nous pouvons participer à cette jouissance intemporelle en la goûtant par la lecture, dans le partage de notre identification sublimante.

Tout lecteur de la Recherche peut constater que les ressources pour son interprétation sont tout entières contenues dans son volumen. Le « Livre sur le livre » proustien est alors aussi fin de l’éternel romantique qui traîne un peu partout dans les Belles-Lettres : on se rappelle que pour Hegel lu par Kojève, l’autoréflexivité du livre, sa tentative d’être hors-monde, non impliqué, est une des marques essentielles de l’esprit romantique comme fin de la littérature (et Glissant a toujours refuser d’entrer dans ce jeu de miroirs). La Recherche clôt alors la République des Belles-Lettres: le sujet et son livre, confondus, ont tout dit ce qu’il était possible de dire d’eux-mêmes, la littérature ne peut plus « exprimer le sujet », l’aventure de l’individualisme chrétien dans la chaîne du signifiant, commencée par saint Augustin dans les Confessions, puis poursuivie par Montaigne et Rousseau, est accomplie. Tout est porté à l’écrasante lumière d’un grand jour, l’opacité n’a plus aucun refuge : le sujet singulier a parachevé son atomisation. Je cite une nouvelle fois Glissant : « La minutie littéraire, même lucide, annonce un Corps désintégré. Aujourd’hui, le caractère général de l’art occidental, ce qu’il partage entre les artistes, est l’absence de communauté. » (S 62)

Il y a un quatrième moment de la dissolution : c’est celui de Céline, ultime version et paroxysme paranoïaque de l’épuisement du sujet occidental, ce sujet étant, cette fois, et au contraire de Mallarmé et de Proust, clairement défini par la race (blanche) et le sexe (masculin). Dans son refus farouche de tout métissage et de toute créolisation, Céline est le pendant paranoïaque de la névrose obsessionnelle à la Proust. L’apocalypse célinienne aboutit elle aussi au Livre, qui rédime toutes les dérélictions : « … il faut de tout pour faire un monde… et un livre donc! », (Rigodon, Romans IV, Pléiade, Gallimard, Paris 1974, p. 887).

C’est sur le fond de cette Fin proustienne ou célinienne (l’épuisement de toutes les possibilités de l’expression d’un moi singulier), sur ce fond hégélien et nietzschéen de la Fin de l’histoire et du Dernier Homme qu’il faut lire Glissant, pour comprendre la relance, le nouveau coup de dés par lequel il pare à la Fin (du roman, de l’individualité, des Belles-Lettres et de l’Histoire). Glissant a radicalement rejeté Proust  tout en disant ailleurs son amour pour lui: « Le roman occidental n’est pas tellement une technique – on peut multiplier les techniques -, c’est une prétention, c’est une croyance. C’est la croyance qu’on peut dire l’histoire, le monde, qu’on est les seuls à pouvoir le dire, parce qu’on est les seuls à le contrôler. C’est la croyance fondamentale. C’est une croyance que partagent les écrivains les plus généreux, comme Balzac, ou les plus maladifs, comme Proust. C’est pour cela que le roman était devenu inconsciemment et automatiquement l’élément fondamental de la littérature. » (IL 115) Je rejette catégorique l’épithète de “maladif” qualifiant Proust ; il n’est que de lire Le temps retrouvé pour constater l’allégresse de sa renaissance, l’extase mystique de son salut et de sa guérison dans et par le Livre. Ceci étant dit, il faut reconnaître une nouvelle fois chez la sûreté de la symptomatologie glissantienne : recadrée par la problématique du dernier Homme et de la Fin de l’histoire comme spécifiques à l’Occident, Proust et Mallarmé apparaissent bien comme une finis terra, un Finistère. « Ils l’appellent Finistère: la fin (ou le bout) des terres. Et c’était là son extrémité. […] Mais il est, par là-bas, autre chose.” (IP 18)

Tout Finistère, chez Glissant, n’est pas une limite indépassable, il est l’aube d’un recommencement.

La négativité et l’assèchement engendre alors une multiplicité d’histoires, c’est-à-dire rien d’autre qu’une multiplicité de langages et de poétiques qui donnent-avec « toutes les contaminations ». Ce thème est présent dès L’intention poétique: « Ce que vous appeliez l’Histoire n’était-il pas inachevé, non pas seulement en étendue mais encore en « compréhension »? N’y a-t-il pas, dans votre dédain lassé de l’historique, une sorte d’injure envers ceux qui n’eurent jamais d’histoire pour vous? L’Histoire que vous ignoriez – ou que vous ne faisiez pas – n’était-elle pas Histoire? (le complexe et mortel anhistorique) » (IP 28). Plus tard, la fin des philosophies de l’histoire devient une aube, celle de la Transhistoire, des histoires multipliées par la Relation : « Fin de siècle ou fin de l’Histoire? Le vingtième siècle s’achèvera-t-il vraiment? Ne pouvons-nous pas considérer plutôt que ce qui s’achève sans fin pour nous, c’est l’Histoire ou plutôt les philosophies de l’Histoire, qui ont tramé la linéarité normative en même temps qu’elles définissaient leur propre finalité exclusive dans le tourment des temps humains?

La Transhistoire s’étend.» (TTM, 113)

La Transhistoire est l’une des nombreux « trans-»  qui ponctuent la réflexion de Glissant (trans-rhétorique, -ethnique, -national, -linguistique, etc.); c’est le lieu où se rencontre l’histoire achevée et sans fin (car elle se répète) de l’Occident et les autres histoires, qui s’inaugure dans un passé ignoré et vont vers un futur sans prévision. La Transhistoire dépasse l’universalité et la linéarité hégéliennes : « Là où les histoires des peuples se joignent enfin, finit l’Histoire avec un grand H. » (EBR 39; reprise de IP 215) Voilà Hegel et Nietzsche (et plus loin, Rimbaud, Mallarmé, Proust et Céline) à la fois contestés et relancés.

On remarque que la fin se répète et donc ne cesse pas de finir : Rimbaud n’empêche pas Mallarmé, au contraire, en quelque sorte, il l’engendre, la névrose obsessionnelle de Proust laisse le champ libre à la paranoïa de Céline. La fin n’est pas point final, mais point de suspension voué à ce que quelque chose de neuf émerge. Par ailleurs, en littérature française, elle traverse les genres : deux fois consumée en poésie, deux fois dans le roman : à proprement parler, elle est l’horizon du transgénérique. Ce dernier, tout comme la transrhétorique, se prononce en toute logique sur fond de transhistoire. Si les histoires recommencent et se mêlent, alors les rhétoriques et les genres, qui nous viennent en Europe des Grecs doivent eux aussi s’entrelacer dans de nouvelles combinatoires, voir même se dissoudre en mutations inédites : « Les rhétoriques traditionnelles pourraient être envisagées comme le splendide effort de l’être-racine pour se confirmer comme Être. – La Relation, imprévisible, ne conçoit pas de rhétorique. Là où l’écrit fréquentait la transcendance et tentait d’illustrer l’Être, l’oral-écrit-oral multiplie l’ouverture et la trace dans l’impromptu ardent du monde, qui est la seule forme de sa permanence. – Le Chaos-monde, imprévisible, démultiplie les rhétoriques. Aussi bien, un système ne se conçoit-il, dans un tel contexte, qu’à la condition qu’il comprenne toutes les rhétoriques envisageables et aussi tous les possibles d’une transrhétorique non-universalisante. » (TTM 114)

Le roman est épuisé (par Proust et Céline) en Europe occidentale, la poésie ne peut plus rien dire (par Rimbaud et Mallarmé) en Europe occidentale. Soit : alors vient l’aube où l’Europe doit se ressourcer, aux autres histoires et littératures, certes, mais aussi dans une redécouverte de sa propre source, les présocratiques et les sophistes.

« Or il y a de l’aube, malgré tout l’avant-jour s’annonce, incroyablement il est explicable, les matins se lèvent de partout. » (PhR 85)

Édouard Glissant a dessiné la figure poétique de ces nouvelles aubes, où de multiples chouettes vont prendre leur essor.

 

 

 

 

 

[1] Nitezsche, Zarathoustra, Prologue, 5

[2] Trois poèmes de Rimbaud sont repris dans l’Anthologie du Tout-Monde : Les Assis, poème du crépuscule, L’éclair d’Une Saison en enfer (« Ma vie est usée »), Génie des Illuminations (« C’est cette époque-ci qui a sombré! »)

[3] Seul poème de Mallarmé repris dans l’Anthologie du Tout-Monde.

[4] La recherche du temps perdu, Paris, Pléiade 1989, IV, p. 615.