L’anthropologie du XVIIIème siècle : les parts d’ombre de l’héritage des Lumières
Malgré les contributions immenses des philosophes des Lumières comme Voltaire, Diderot ou Rousseau, ces derniers sont aussi restés prisonniers de certains préjugés de leur temps. Une occasion de nous rappeler combien il est nécessaire d’envisager l’histoire de ce courant de pensée dans toute sa complexité.
On assimile souvent la philosophie des Lumières à un certain universalisme qui serait la source de notre idée de l’égalité entre les Hommes. Cependant, les penseurs se considéraient bien souvent comme un groupe de personnes éclairées, dont l’intelligence supérieure avait pour vocation de combattre l’obscurantisme auquel était livré le reste de la masse des hommes.
Même si les idées associées à ce courant convergent effectivement vers des notions comme la raison, le libre arbitre et l’autonomie, les Lumières ne sont en aucun cas à prendre comme un système ou comme une idéologie commune. Car ce qui diffère d’un auteur à l’autre, c’est la sphère d’application de tels idéaux, parfois tributaire d’une certaine anthropologie pleine de préjugés. Le problème de l’autre, de l’étranger, a en effet cristallisé de nombreuses divergences au siècle où la traite négrière et l’esclavage colonial faisaient rage.
Polygénisme contre monogénisme
Le simple fait qu’on range aussi bien Voltaire que Rousseau parmi ces “Lumières” devrait suffire à mettre cette hétérogénéité en évidence. Le premier n’était pas seulement un opportuniste occupé à constituer sa fortune grâce aux fournitures militaires et à la fraude aux jeux d’argent, il est surtout l’auteur de pages aujourd’hui difficiles à supporter sur les africains, les juifs et de multiples autres “peuplades” qu’il décrit de manière avilissante, voir parfois animalisante. Le second, s’il n’échappait pas à certains préjugés à travers son exemple du bon sauvage, n’en restait pas moins un monogéniste convaincu, c’est-à-dire qu’il pensait que l’espèce humaine était une et indivisible.
Alors que nous le connaissons avant tout aujourd’hui pour ses contes philosophiques et son traité De la tolérance, nous ne devons pas oublier que Voltaire avait attaché sans doute beaucoup plus d’importance à son Essai sur les moeurs et l’esprit des nations, qu’il a rédigé pendant 15 ans de sa vie et révisé jusqu’à sa mort. Dans cet ouvrage, qui reflète peut-être mieux que d’autres le véritable fond de la pensée de Voltaire, on trouve de nombreuses preuves de son polygénisme, c’est-à-dire du fait qu’il ne considérait pas tous les hommes comme appartenant à la même espèce. Plutôt qu’un florilège, une seule citation pénible suffira à se dispenser des autres :
“Les Blancs sont supérieurs à ces Nègres, comme les Nègres le sont aux singes, et comme les singes le sont aux huîtres.”
Dans L’idée de “race” dans les sciences humaines et la littérature (XVIIIeme et XIXeme siècles), Jean-Michel Moureaux explique ce polygénisme de Voltaire par son refus de la théorie biblique d’une humanité descendant toute entière d’un seule homme. Il est vrai qu’une large part de l’œuvre de Voltaire peut s’expliquer par son antichristianisme forcené, qui était sa véritable ligne directrice.
A rebours, le monogénisme de Rousseau a été longuement démontré par Michèle Duchet dans Anthropologie et histoire au siècle des Lumières : Rousseau avait foi en une humanité une et indivisible, et pour lui seule la condition pouvait différencier un esclave noir d’un européen. Mais l’auteur qui a eu le plus d’importance dans l’histoire de la science à ce sujet est le naturaliste Buffon. A travers son étude de l’homme comme une espèce au coeur du règne animal, il a démonté de nombreux préjugés de son époque : il existe autant de variétés d’hommes noirs que d’hommes blancs, mais qui appartiennent tous à une seule espèce humaine.
Le bon et le mauvais sauvage
Le XVIIIème siècle est marqué par l’utilisation en philosophie de la figure du sauvage : tantôt bon car naïf et candide (chez Rousseau) ou mauvais car plongé dans l’obscurité, l’ignorance et la paresse (Voltaire, Montesquieu), elle montre que Lumières ont participé à la préhistoire du discours civilisateur du XIXème siècle.
Rousseau, bien qu’il reconnaissait la même humanité à tous les hommes, les différenciait néanmoins selon leur degré de civilisation. Sans mauvaise intention aucune, car le sauvage était selon lui supérieur en vertu à l’homme civilisé. Il n’en reste pas moins que Rousseau participait ainsi à un préjugé de son temps, qui consistait à ne pas voir de civilisation là ou il en existait pourtant une, différente.
Valorisé chez Rousseau, le sauvage prend une autre figure chez Voltaire qui voyait dans la conception de ce dernier une “nostalgie du néolithique”. En cela, Voltaire est plus proche des Lumières historiques : on retrouve également chez Condillac et chez Condorcet cette idée que l’homme “sauvage” serait une illustration vivante des origines de l’homme.
Que ce soit de manière nostalgique ou dépréciative, ces auteurs ont donc jugé les cultures exotiques à travers le progrès de la civilisation européenne comme seul référentiel temporel : si elles sont dans la béatitude (chez Rousseau) ou dans l’obscurité et l’ignorance, c’est parce qu’elles n’ont pas encore été touchées par celui-ci.
On retrouve là la source des discours colonisateurs et néo-colonisateurs dont nous ne sommes, aujourd’hui encore, toujours pas affranchis. D’une certaine manière, Nicolas Sarkozy s’était inscrit dans la lignée des Lumières lorsqu’il affirmait lors de son discours de Dakar que “l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire”.
Le différentialisme du XVIIIème siècle, aux sources de la négritude ?
Enfin, on retrouve chez certains auteurs du XVIIIème siècle ce qu’on pourrait appeler un “différentialisme” bienveillant, qui n’est pas sans rappeler l’essentialisme revendiqué au XXème siècle par le courant de la négritude.
Difficile en effet ne pas entendre, dans le fameux “La raison est hellène comme l’émotion est nègre” de Senghor, un écho à l’article Humain de Diderot dans l’Encyclopédie : “Quoi qu’en général les Nègres aient peu d’esprit, ils ne manquent pas de sentiment.” On peut interpréter cette tendance comme une manière non plus de juger les peuples afin d’établir une hiérarchie entre eux, mais de les juxtaposer comme simplement “différents” les-uns des autres. Mais on peut aussi se demander si Senghor n’a pas voulu dire – par provocation ? – qu’un nouvel âge de la “civilisation”, après la mythologie et le rationalisme, ne serait pas le sentiment, étape ultérieure et supérieure.
On sait à quel point le concept de négritude a été fortement critiqué comme concept réducteur par les existentialistes, à commencer par les sartriens dans les années 60. Yves Benot, dans son ouvrage Les lumières, l’esclavage et la colonisation, avait cherché à montrer que ce concept de négritude servait à entretenir la domination néocoloniale, allant jusqu’à dire que la citation de Senghor sur l’émotion nègre était “raciste”.
Références bibliographiques :
- Michèle Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, 1995, p. 336-337
- Sarga MOUSSA (dir.), L’idée de “race” dans les sciences humaines et la littérature (XVIIIe et XIXe siècles), Paris, 2003
- Voltaire, Essai sur les moeurs et l’esprit des nations, 1756
- Denis Diderot, article “Humain” in Encyclopédie, 1772
- Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, 1762