Résumé : L’identité interroge toujours le « je » en lui instaurant une position par rapport à l’autrui. Dans ses relations avec le discours, ce « je » a besoin de remonter narrativement au passé, en quête de conciliation avec le présent et l’avenir. Mais quel est exactement ce « je » qui veut restituer une histoire ou une trajectoire dans laquelle se révèle toujours une identité instable ? La question est pourtant plus délicate qu’il ne semble : d’une identité on peut faire une identité narrative, d’autant plus que la notion d’identité traverse aussi bien la destinée de l’individu que l’écriture fictionnelle. C’est dans cette perspective que nous réfléchissons au parcours de l’écrivain francophone Pham Van Ky, qui est confronté à la nécessité de reconstruire son identité par le biais de la fiction littéraire.
À l’époque où l’on voit l’émergence des mouvements divers, les institutions culturelles se trouvent devant des défis pour conserver des formes traditionnelles en même temps que pour mettre à jour de nouvelles formes. Entre les communautés apparaissent de plus en plus des concurrences et des confrontations sans qu’elles ne se renient pour une coexistence et pour un partage des espaces socioculturels ainsi que pour une représentation de leurs traits caractéristiques. Les individus ont tendance à devenir un citoyen mondial et à franchir toutes les frontières sans qu’ils ne dépassent leurs enracinements. Récemment, Michael Foessël s’interroge sur le problème d’« Être citoyen du monde : horizon ou abîme du politique ? »[1]. Il ne s’agit plus d’une question inexplorée en ce sens que dans les recherches en sciences humaines et sociales, en particulier à partir de la décennie 1980, les débats autour de la notion d’identité ne cessent d’être un leitmotiv du discours scientifique mais sans jamais satisfaire toutes perspectives. Or, l’identité se veut une conception en évolution, elle appartient à ce qui se trouve en construction. Comment reconnaître ce processus lorsqu’on l’assigne à des êtres individuel et collectif ? Quelles sont ses formes de représentation possibles à une confirmation d’un lien entre individu et société ? Nous aborderons l’écrivain Pham Van Ky comme le cas singulier non parce qu’il affrontait un « drame de l’occidentalisation » ou « de l’acculturation », mais qu’il exerce une poétique de l’identité paradoxale.
Avant d’entrer dans le détail du cas de l’écrivain Pham Van Ky, il convient de nous attarder un peu sur la notion d’identité considérée souvent comme une notion totem. Dans son travail, Pierre Luigi Dubied propose ses réflexions :
D’abord, l’identité n’a émergé qu’assez récemment comme thème crucial dans les sciences sociales et la littérature. Le concept d’identité explicite une problématique certainement diffuse qui apparaît avec force dans le romantisme et qui se trouve encouragée par les conditions de vie dans la société industrielle : c’est l’époque à laquelle l’individu perd petit à petit l’identité immédiate que lui conféraient les groupes sociaux stables et homogènes auxquels il appartenait[2].
Il semble évident que ce n’est pas jusqu’à l’époque de la société industrielle que l’on s’interroge sur son identité, son origine et sa destinée pour comprendre la vérité de soi ainsi que la formation de soi. Mais par rapport à des « conditions de vie » dans la société contemporaine le souci de découvrir son identité devient de plus en plus exigeant. Si la notion d’identité pose aujourd’hui une problématique diffuse, c’est bien parce que l’homme ne se borne pas seulement à la découverte de soi-même mais il cherche à explorer son identité. Qu’est-ce que l’identité pour l’explorer ? Voici une définition proposée par le sociologue Alex Mucchielli :
L’identité est un ensemble de critères, de définitions d’un sujet et un sentiment interne. Ce sentiment d’identité est composé de différents sentiments : sentiment d’unité, de cohérence, d’appartenance, de valeur, d’autonomie et de confiance organisés autour d’une volonté d’existence[3].
Les différentes dimensions de l’identité entretiennent intimement entre elles un lien qui permet de caractériser l’individu par rapport à son altérité et son appartenance. La conscience de son identité devient ainsi une donnée essentialiste pour définir un rapport avec soi-même et avec le monde. Mais cette conscience doit se former à partir d’un processus compliqué qui représente ou tend à une intériorisation des normes et des valeurs qui viennent dehors, c’est-à-dire des autres.
Si le processus de construction identitaire est tributaire plus ou moins de types de société et des contextes historiques, l’image de l’homme contemporain apparaît comme un être indépendant de tout motif humain ; l’homme contemporain se représente comme sujet capable à être différent grâce à sa position sociale ; il se justifie comme individu autonome pour son statut dans la communauté. À l’intérêt du collectif se substitue la conception de l’individu ; la conscience de se construire vient s’imposer sur l’idée de la société comme une totalité déterminant le statut de chaque individu. C’est dans cette perspective que l’individu contemporain affronte des défis pour se procurer des stratégies identitaires. Dans cette « individuation solitaire » en tant que « ruses de la représentation de soi », « l’individu se renforce, ou s’affaiblit »[4] ; l’individu se trouve devant des situations paradoxales et opposées en ce sens qu’il ne peut se libérer des legs comme des valeurs intériorisées en même temps qu’il cherche à s’adapter à des nouvelles normes comme des attentes, d’où l’opposition entre l’enracinement et le devenir.
Revenons sur le sujet de l’exploration d’identité, il devient nécessaire de poursuivre cette question : qui suis je ? Cette question appelle sans doute la réponse multiple. Répondre à cette question consiste en l’une des formes de représentation qu’il s’agisse de raconter son histoire de vie. Cet acte de raconter permettrait de reconnaître l’identité de ce « qui » en tant qu’identité narrative, ce que Paul Ricœur pense résultant de l’ipséité du sujet et de son émergence, c’est-à-dire que le sujet devient à la fois le lecteur et l’auteur de sa vie. Par la narration, l’identité entre dans une opération de se faire et se défaire : « De même qu’il est possible de composer plusieurs intrigues au sujet des mêmes incidents […], de même il est toujours possible de tramer sa propre vie des intrigues différentes, voire opposées »[5]. Aussi la mise en narration de sa vie rend-elle plus intelligible l’identité. C’est en ce sens que Gérôme Truc montre que
le récit permet de dynamiser l’identité et de rendre compte des stabilisations subjectives du processus de sédimentation produisant le caractère ou en d’autres termes, de comprendre comment l’ipséité peut conduire à une modification de la mêmeté, comment les habitus peuvent se modifier de manière pour ainsi dire endogène[6].
L’identité ne cesse de se reconfigurer grâce à des histoires de vie, réelles ou fictionnelles, ce qui explique que l’identité se trouve toujours dans le mouvement ; elle est en procès et devient l’objet de plusieurs versions, complémentaires ou opposées.
La narration devient pour l’écrivain une stratégie de construire son identité. Le récit est une structuration permettant de constituer un sens, de se sortir de l’abîme. Sur le plan du fantasme, le récit contribue à reconfigurer une histoire le plus souvent marquée par des souffrances. Aussi l’écriture vise-t-elle à découvrir, confirmer et reconstruire son identité, d’autant plus que depuis longtemps l’objectif d’écrire va de pair souvent avec l’idée d’affirmer le moi, une forme de représentation de l’identité. L’écrivain s’attendrait à son écriture pour exercer une possibilité de renforcer son moi, une réalisation le plus complète de soi. En ce sens, le récit permet de reconnaître le sujet d’écrivain dans son écriture. De Charles Baudelaire par Maurice Blanchot à Linda Lê, le postulat l’homme est ce qu’il fait semble toujours d’actualité :
Si l’on doit juger quelqu’un à ses œuvres, c’est artiste. Il est le créateur, dit-on. Créateur d’une réalité nouvelle, qui ouvre dans le monde un horizon plus vaste, une possibilité nullement fermée, mais telle au contraire que la réalité sous toutes ses formes s’en trouve élargie. Créateur aussi de lui-même en ce qu’il crée[7].
L’écriture devient donc un moyen privilégié permettant de se transcender des angoisses vécues, de saisir l’authenticité profonde des sentiments ainsi que de donner à ces sentiments une dimension relationnelle en les adaptant dans une culture et les amplifiant sous forme d’interférences, ce qui amène à transformer des données spatiotemporelles. Par son œuvre, l’écrivain se révèle à soi-même et manifeste à l’autrui l’image d’un moi en progression et c’est ce moi que se reconnaît l’identité.
Si l’identité se prend comme l’élément fondamental de la littérature contemporaine, elle est mise davantage en cause comme source de création et d’analyse de la littérature francophone. Les recherches des œuvres d’auteurs vietnamiens de langue française nous permettent de constater ce bien-fondé, en particulier au sujet de leurs déplacements et placements ainsi que de leurs trajectoires symboliques. Nous prenons comme exemple le cas de Pham Van Ky, une figure singulière de la littérature vietnamienne francophone, dans le processus de reconstruction identitaire.
Il semble évident que Pham Van Ky subit profondément une influence de la culture française, ce qui est fortement corroboré par sa trajectoire vécue et par ses données biobibliographiques. Il serait certes inutile d’évoquer cette réalité, mais chez Pham Van Ky cet aspect interculturel dépasse même des représentations observables pour assurer la dimension de réflexion et de création et l’essence du discours esthétique. Ce phénomène ouvre d’ailleurs une perspective de la réception littéraire au point qu’on le voit comme « un drame de l’occidentalisation » ou que cette « acculturation » est intimement liée au « corps » humain[8]. Ces problématiques ont été développées spécifiquement en s’interrogeant sur les textes romanesques de Pham Van Ky.
L’auteur-même a confirmé des apports français dès ses débuts de création littéraire :
À Hanoï, où je fis mes études secondaires […] je découvris tour à tour Lamartine, dont j’aimais alors les modulations, puis Verhaeren, Samain et Rostand. Mais je ne devais connaître Mallarmé et Valéry, mes deux plis grandes révélations, qu’à ma sortie du lycée[9].
Il écrit ailleurs :
Et je continuais à me familiariser avec d’autres pudeurs, d’autres retenues, d’autres litotes, d’autres tours et d’autres tropes.
Bien sûr, si j’avais été capable, dès le lycée, de pratiquer, en compensation, quelque
« Serpentaire arum de l’airelle myrtille »
qui
« Trouble de l’acacia l’alysse saxatile »…[10]
Les années 1939 marquent en effet un tournant important dans les trajectoires de Pham Van Ky : arrivé en France avec une bourse octroyée par l’autorité coloniale, il poursuit ses études de lettres à la Sorbonne. Mais c’est aussi à partir de cette période que son image d’intellectuel authentique commence à se reconnaître ; il s’engage dans la vie intellectuelle et culturelle auprès des grands auteurs français contemporains. En collaborant avec des revues littéraires célèbres, telles Esprit d’Emmanuel Mounier, Les Temps modernes de Jean-Paul Sartre, Cahiers du Sud de Jean Ballard, Preuves de François Bondy. Pham Van Ky sait s’user de l’espace de presse comme un vrai « microcosme littéraire » pour affirmer son statut d’écrivain. Mais serait-ce dans ce nouvel espace qu’on voit le plus clairement une « rupture totale » au niveau de l’art orientaliste ? L’auteur se réinterroge lui-même sur sa personne qui se situe entre deux modes de pensée :
Maintenant, qu’advient-il à un Vietnamien qui abandonne ce mode figuratif pour les alphabets européens ? Une rupture totale. Sans transition, il tombe dans un calvinisme qui proscrit les images, et où la représentation se récuse, la figure s’évanouit :
« Nuit de glaçon et de neige cruelle,
Qu’il touchera au bout de son aventure ! »[11]
Dans son premier roman Frère de sang sous forme d’autobiographie, Pham Van Ky révèle au lecteur son itinéraire littéraire pleinement marqué par des empreintes culturelles françaises :
J’entrepris ma propre éducation littéraire sur les quais de Paris, entre les boîtes des bouquinistes. Je suis devenu un écrivain de ton expression, Occident. J’en poussais l’expression jusqu’à faire miens les problèmes de ton langage : recherches formelles ayant trait à la mélodie intellectuelle, au sens exquis, à la résonance inconnue, aux rapprochements physiques, aux effets d’induction de tes vocables ! J’ambitionnais de remonter même à la source de ton Esthétique. J’étais ce qu’on appelait « un rodeur de confins » (p. 57).
Ce « rodeur de confins » se déplace à l’infini sans pouvoir se borner définitivement à un espace unique. Ce rodeur de confins se déplace à la recherche d’un point de fusion de plusieurs espaces culturels. Il s’agit parfois des espaces insaisissables. L’expérience de Pham Van Ky, semblable à cette image, peut être donc définie comme une aventure paradoxale, de sorte qu’il se réduit nécessairement au néant, « à un point mort », comme il le révèle :
[…] je ne quitte pas mon terroir natal tout en adhérant délibérément à la culture française. Mais tant qu’il y aura pas, en moi, fusion des deux, il y aura déséquilibre ou équilibre instable. Et ce merveilleux état m’exauce à souhait, tout équilibre aboutissant, pour le romancier, à un point mort[12].
C’est que la littérature, comme le découvre Pham Van Ky, pourrait devenir un espace où l’auteur trouverait un certain équilibre mais il devrait se détruire ou subir une transmutation. Le texte littéraire lui permet donc de mettre en forme cette destruction heureuse qui marque son moi multiple : « Le narrateur, c’est moi tel que j’aurais voulu être, moi beaucoup moins sédentaire que je ne suis »[13]. La littérature devient habitable pour l’écrivain dans la quête d’une réalité plus vaste. De manière objective, Jean-Jacques Mayoux tend à rendre plus visible cette situation de Pham Van Ky :
Mais vous, vous créez dans un creux extraordinaire, dans un gouffre d’absence, l’imagination fixée sur votre pays perdu comme sur Dublin celle de James Joyce. Est-ce la source de la magie du monde que vous suscitez ? Peut-être est-ce maintenant que vous êtes en Orient, au cœur de ce jeu d’apparences. Mais bien loin de l’Orient, pourtant, au cœur de ce jeu littéraire. Mallarmé vous a créé en vous aidant à vous détruire vous-même, pour être dans son pays l’inventeur d’un Viet-Nam essentiel et inexistant. Loin que d’avoir perdu votre langue, votre terre et votre ciel vous ait condamné au silence ou au verbalisme, il semble que votre réalité d’écrivain ait surgi de ces négations[14].
L’image paradoxale de Pham Van Ky fait penser à un glissement d’un moi à l’autre. Si l’on est d’accord avec l’idée que l’identité narrative se fonde sur la transmutation des éléments et événements vécus à la conception des personnages, ces derniers contribuent à dévoiler l’identité de l’auteur et de son environnement. Mais ce qui s’opère dans l’écriture, c’est à la fois l’entrée dans une quête et la sortie de cette quête identitaire. De nouveau, nous empruntons à Blanchot cette réflexion judicieuse sur l’impersonnalité qui marque par excellence le cas de Pham Van Ky :
Quand écrire, c’est se livrer à l’interminable, l’écrivain qui accepte d’en soutenir l’essence, perd le pouvoir de dire « Je ». Il perd alors le pouvoir de faire dire « Je » à d’autres que lui […] L’idée de personnage […] n’est qu’un des compris par lesquels l’écrivain, entraîné hors de soi par la littérature en quête de son essence, essaie de sauver ses rapports avec le monde et avec lui-même[15].
L’existence du personnage de roman est celle que le roman lui confère. Le « je » de l’auteur est donc métamorphosé par l’écriture pour la quête d’identité. C’est ce qu’on peut révéler dans le premier roman de Pham Van Ky Frères de sang. Avec toute sa subtilité et par toutes les allusions selon le motif oriental, le roman esquisse la vie d’une famille, d’un village du Vietnam à l’époque impériale avec des bouleversements. Le personnage principal est un jeune homme Vietnamien, rentré de la France après dix ans d’étude, et devenu écrivain. Sans trouver des changements au lendemain de la révolution dans son pays natal, il affronte tout de suite son père, un mandarin quelque peu tyrannique et injuste. Puis avec ses deux frères il se confronte au point de vue idéologique : l’un a le culte de la pensée mythique de Lao Tseu, se laisse facilement soumis à des situations ; l’autre, idéaliste, se passe des sens filial et ancestral pour s’engager dans des mouvements révolutionnaires. Quant à ses deux sœurs, si la grande obéit passivement à des normes et des servitudes traditionnelles, la petite, au contraire, s’avère plus libertine, renonce à un mariage arrangé pour s’enfuir dans la nuit de noce.
Le roman s’achève paradoxalement par une interrogation sur l’image de la famille qui englobe en même temps le statut tourmenté du personnage :
[…] Et quel homme suis-je ? Ma fiancé m’attend en France. Notre mariage aura lieu à l’église. Ma conversation sera là, encore que provisoire. Il ne me reste plus Occident, qu’à exercer ton dieu. Comment s’appelle-t-elle ? Je le prends. Lui ou un autre ! Moi ou un autre ! Qu’est-ce que cela peut faire ? Je n’en suis pas à un continent près, à une race près, à un dieu près…
Je suis une pauvre petite chose, sans réalité, sans patrie, sans vérité, une petite chance de vivre, gangue noire recouvrant le grain d’or que j’étais (p. 205).
Le roman représente ainsi une reconstruction de la mémoire familiale et sociale où il y a confrontation entre les trajectoires originaires du personnage et l’idéal de l’enfant perdu. Il s’agirait d’une confrontation de la déception avec l’aspiration du personnage. Le sentiment de la déception de l’enfant perdu ne cesse de revenir et est considéré comme l’origine du jugement rétrospectif que Pham Van Ky veut projette sur sa situation vécue ainsi que sur le déclin familial. Aussi la tension entre l’enracinement et l’avenir devient-elle un thème récurrent et elle prend des formes diverses dans le roman de Pham Van Ky, ce qui marque également un décalage ou plutôt une oscillation entre la subjectivité et l’objectivité, reflétant la transformation de l’espace social de l’auteur. Pourrait-on dire donc que l’écriture romanesque est un acte de littérarisation de l’identité indéfinie ou de l’identité paradoxale ? Cette opinion est sans doute bien défendue dans l’idée de Paul Ricœur : « La littérature s’avère consister en un vaste laboratoire pour des expériences de pensée où sont mises à l’épreuve du récit les ressources de variation de l’identité narrative »[16]. Pham Van Ky met en écriture sa vie tourmentée comme procédé de se transcender. C’est là que l’identité narrative dans son œuvre projette une modalité de soi, une forme d’identité individuelle conflictuelle résultant de cette tension entre le système des valeurs profondément enracinées et les normes à suivre.
À côté de l’écriture romanesque, l’étude des nouvelles, publiées essentiellement dans des revues, n’en est pas moins révélatrice du rapport de l’écrivain au passé familial et de la formation de son identité sociale. Nous proposons par exemple d’en examiner quelques traits caractéristiques transposés dans L’Ogre qui dévore les villes[17]. La notion de racine – représentée par l’expression « gia phổ » (arbre généalogique) – devient le centre d’intérêt, et qui dépasse la dimension familiale pour exprimer le « gia phổ » d’une patrie et tout ce qui forme le soubassement identitaire d’un pays. Après avoir pleuré sur le destin du port de Quy Nhon, ville natale de l’auteur, le narrateur revient vers Hué, la Capitale, qui est « scindée en deux : d’une part, la ville française avec ses cubes blancs, de l’autre, les quartiers annamites avec les arcanes de leur triple enceinte ». Et puis Hanoi avec la Citadelle en escargot, le temple monastère Một Cột, Grand et Petit Lacs, et puis Saigon, « la perte de l’Extrême-Orient » avec « une putain de ville », des magasins, des boutiques, des marchés. Le narrateur pense sillonner l’Annam du Sud au Nord, d’Est en Ouest. Mais de ces images du pays surgit à son esprit une impression d’amertume :
Et moi qui me suis lamenté, tel l’insecte gia-gia[18], d’être séparé de ma famille ! Et moi qui suis atteint du mal du pays, pareil à l’oiseau Kuoc-kouc[19] ! Jamais je ne l’ai invoqué avec tant d’amour, ce pays en forme d’S, replié sur lui-même, labouré du soc de Confucius, baigné du sourire de Boudda ! (p. 251).
C’est toujours la question de l’identité qui soulève l’attention de Pham Van Ky. L’auteur s’engage dans une aventure de soi-même sans jamais trouver de l’équilibre : « Rouler sur deux roues est un défi à l’équilibre ! ». Cette image fait allusion à sa position instable : « Mais qu’est-ce qui était alors en position stable entre deux civilisations qui s’affrontaient ? » (p. 242-243).
Il en va de même pour le personnage principal dans la nouvelle Le Fantôme de la précision[20]. Nostalgique de l’enracinement, le personnage souffre d’une obsession axée sur la reconnaissance de soi. L’histoire apparait sous forme de cauchemar ou de demi-conscience. Le lecteur peut y voit une sorte de projection de l’inconscient au sujet d’une « vérité », liée à des événements en Indochine dans les années 1950. D’où une série de questions avec « pourquoi » : pourquoi un tel pays façonné depuis des millénaires à la fois par l’à-peu-près et par l’absolu marche-t-il maintenant au rythme des balanciers des « autres » ? Pourquoi piétine-t-on les mœurs du pays ? Pourquoi toute la province pliée sous la loi des autres, sous une seule civilisation : l’occidentale ?
Le mal du pays s’est abattu sur le personnage comme sur l’auteur même. Il apparait d’ailleurs comme une fatalité dans le processus de reconstruction identitaire, par lequel se forme chez Pham Van Ky une expérience particulière de la trajectoire individuelle et de la transformation sociale. Pour autant, si écrire vise la construction de l’identité, Pham Van Ky exerce par excellence ses stratégies dans l’expression des intrigues vécues pour mettre en valeur l’identité dans ses modalités diverses.
L’homme devient l’objet direct de l’intériorisation des conflits, pour lesquels il pourrait être amené à l’exil, au silence ou à une situation enfermée. L’homme en tant qu’écrivain se procurerait par son écriture une ligne de fuite, qui permette à la fois une actualisation d’idéal et une possession d’identité souvent marquée par la crise, la rupture, le malheur.
Bibliographie
Blanchot, Maurice, L’espace littéraire, Paris : Gallimard, 1955.
Cabanes, Robert, « Quelle approche biographique », in Vincent Gaulejac et André Lévy (dir.) Récits de vie et histoire sociale. Quelle historicité ?, Paris : Eska, 2000, p. 11-27.
Foessël, Michael, « Être citoyen du monde : horizon ou abîme du politique », La Vie des idées, 18 juin 2013. ISSN: 2105-3030. URL: http://www.laviedesidees.fr/Etre-citoyen-du-monde-horizon-ou.html.
Luigi Dubied, Pierre, Apprendre Dieu, Genève : Labor et Fides, 1992.
Mayoux, Jean Jacques & Pham, Van Ky, « Voix d’Est, Voix d’Ouest », Les Lettres nouvelles, 38 et 39, p. 704-733 et 857-870.
Mucchielli, Alex, L’identité, Paris : PUF, 1986.
Ricœur, Paul, Soi-même comme un autre, Paris : Seuil, 1990.
Ricœur, Paul, Temps et Récit, III, Paris : Seuil, 1985.
Thuong Vuong-Riddick, « Corps et acculturation selon Pham Van Ky », Présence Francophone, 18, 1979, p. 165-176.
Thuong Vuong-Riddick, « Le trame de l’occidentalisation dans quelques romans de Pham Van Ky », Présence Francophone, 16, 1978, p. 141-152.
Truc, Gérôme, « Une désillusion narrative ? De Bourdieu à Ricœur en sociologie », Tracés, 8, 2005, p. 47-67.
[1] www.laviedesidees.fr/Etre-citoyen-du-monde-horizon-ou.html.
[2] Pierre Luigi Dubied, 1992, p. 123.
[3] Alex Mucchielli, 1986, p. 5.
[4] Robert Cabanes, 2000, p. 14.
[5] Paul Ricœur, 1985, p. 446.
[6] Gérôme Truc, 2005, p. 54.
[7] Maurice Blanchot, 1955, p. 281.
[8] Voir Thuong Vuong Riddick, 1979.
[9] André Bourin, 1954.
[10] Jean-Jacques Mayoux & Pham Van Ky, 1956, p. 730.
[11] Ibid., p. 728.
[12] André Bourin.
[13] Ibid.
[14] Jean-Jacques Mayoux-Pham Van Ky, 1956, p. 717.
[15] Maurice Blanchot, 1955, p. 21.
[16] Paul Ricœur, 1990, p. 169.
[17] La nouvelle est publiée dans Les Temps modernes, n°14, 1946.
[18] Le terme gia-gia est, dans ce cas, dérivé de gia đình (la famille)
[19] De même, le terme Kuoc-kuoc est dérivé de tổ quốc (la patrie). Une combinaison de ces deux termes Kuoc-kuoc et gia-gia donne le terme quốc gia (la nation/le pays).
[20] La nouvelle est publiée dans Cahiers du Sud, n°312, 1952.