Henry Pearlman (1895-1974) est le type même du self made man américain, lequel, fortune faite, s’accorde le loisir et le budget nécessaires pour satisfaire sa passion pour la peinture, constitue une impressionnante collection, avant de la mettre généreusement à la disposition du public. Cependant, contrairement à nombre de ses alter egos (1), il n’avait pas, à sa mort, fait construire son propre musée. Il a prêté ses œuvres à maintes reprises, plusieurs expositions particulières ont eu lieu avant que sa veuve, finalement, ne dépose la plus grande partie de la collection au musée de l’université de Princeton (New Jersey) (2) où elle se trouve toujours. Cinquante œuvres venues de Princeton sont exposées au musée Granet d’Aix-en-Provence, jusqu’au 5 octobre 2014, après Oxford et avant Atlanta puis Vancouver.
Après quelques essais et erreurs, Pearlman ne s’est que rarement écarté de la peinture « française » (au sens large qui inclut des artistes d’origine étrangère ayant fait carrière en France) à partir de la période impressionniste. Sur la photo qui le représente dans son bureau de la Eastern Cold Storage à New York, une « Femme au chapeau rond » de Manet datant des années 1877-1879 voisine avec l’extraordinaire « Portrait de Léon Indenbaum » par Modigliani (1916). Un autre portrait par Modigliani, celui de Cocteau, figure sur l’affiche de l’exposition.
Pearlman a rédigé ses souvenirs de collectionneurs (3). On y apprend qu’il s’est mis réellement à aimer la peinture moderne après avoir acquis un tableau de Soutine : « du bleu, du jaune, de l’or comme jetés sur la toile avec une truelle… Cette première expérience m’ouvrit la voie d’une aventure aussi stimulante que gratifiante. Je n’ai jamais passé une soirée ennuyeuse après cet achat ». Toutefois, le peintre fétiche de Pearlman n’est pas Soutine mais bien Cézanne dont il a acquis trente-trois œuvres. La collection de Princeton qui comprend six huiles, deux dessins et seize aquarelles, constitue un ensemble exceptionnel d’œuvres du maître d’Aix. C’est pourquoi il était indispensable qu’elle fût montrée dans cette ville.
Pearlman a acheté son premier Soutine en 1945, une Vue de Céret avec ses arbres tordus. En 1950 il acquiert l’un des joyaux de sa collection, La Diligence de Tarascon de Van Gogh (1888). La même année, il achète sa première aquarelle de Cézanne, le début d’une longue série. Deux ans plus tard, il réussit à mettre la main, par un heureux hasard (4), sur un autre joyau, une huile représentant la montagne Sainte-Victoire, qui a la particularité d’être l’unique tableau de la montagne emblématique de Cézanne disposé verticalement. Rétrospectivement, la fascination du collectionneur pour les aquarelles de Cézanne apparaît un peu surprenante. Ont-elles mal vieilli ? Quelques touches de couleur pâlies sur la feuille blanche retiendraient sans doute moins l’attention si l’on ignorait qu’elles sont de la main de Cézanne. Beaucoup sont tirées d’un carnet que Pearlman acquit du petit-fils du peintre : on ne saurait donc considérer que leur entrée dans la collection résultât, pour chacune d’entre elles, d’une décision mûrement réfléchie. Indépendamment de son rôle révolutionnaire dans l’histoire de son art, Cézanne est avant tout un peintre de paysages et de natures mortes. Il a laissé quelques portraits étonnants de vérité malgré leurs imperfections. En témoigne ici un portrait de son fils au visage tordu : étonnant !
Quoi que l’on puisse penser desdites aquarelles, on ne saurait contester, de manière générale, la pertinence des choix du collectionneur et son originalité. La petite statuette, par exemple, modelée par Gauguin à l’issue de son séjour en Martinique. Ou la tête sculptée par Modigliani dans un bloc de calcaire, telle un masque africain allongé. Les quelques sculptures présentes à Aix sont d’ailleurs toutes d’une très belle facture, à l’instar de l’ensemble de Lipchitz représentant Thésée et le Minotaure. Lipchitz est, avec Kokoschka, un artiste soutenu par Pearlman. Le premier a réalisé sa tête en bronze et le deuxième un portrait de lui assis.
Chaque fois que la collection Pearlman a circulé, elle n’a rencontré que des louanges de la part de la critique. C’est encore le cas cette fois-ci. De fait, éclectique, parfois humoristique (comme dans les pastiches de Puvis de Chavannes par Toulouse-Lautrec), souvent surprenante et témoignant d’un goût très sûr, elle mérite tous les éloges. Une bonne occasion de faire le voyage d’Aix-en-Provence.
(1) http://mondesfr.wpengine.com/espaces/periples-des-arts/le-musee-norton-a-west-palm-beach-2/
(2) Le Princeton University Art Museum est l’un des principaux musées universitaires américains, riche de plus de 82 000 œuvres ! Inimaginable, évidemment, dans un pays comme la France.
(3) Ses Reminiscences of a Collector ont été publiées en 1995.
(4) « La chance joue un grand rôle dans la vie d’un collectionneur. Je me trouvais par hasard dans une galerie au moment où l’extraordinaire Montagne Sainte-Victoire était proposée à un collectionneur new-yorkais. Le prix était fixé, mais le collectionneur voulait absolument que le marchand reprenne une œuvre antérieure de Cézanne en partie du paiement. Le marchand refusa et il me proposa le tableau au même prix si je le payais comptant, ce que je fis. » (Reminiscence of a Collector).