L’Union européenne ne fait pas que des mauvaises choses. Au compte des bonnes, on peut mettre l’invention du concept de « capitale européenne de la culture ». Il en résulte une saine émulation entre les villes du continent pour obtenir le label (qui tourne chaque année). La ville qui sort du lot est tenue, comme celle qui obtient les jeux olympiques, de réaliser un programme de nouveaux équipements et de rénovation des anciens, à ceci près qu’il s’agit non pas d’endormir les esprits avec des jeux mais de les éveiller à l’intelligence et à la beauté grâce aux diverses manifestations culturelles qui ponctuent l’année pendant laquelle la ville porte la couronne.
Parmi les nouveaux équipements, c’est incontestablement le MuCEM (Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée) qui mérite la palme : un parallélépipède noir, posé au pied du Fort Saint-Jean, l’une des deux places fortes (récemment rénovée) qui protégeait l’entrée du Vieux Port de Marseille. La forme est caractéristique de l’architecte marseillais Rudy Ricciotti – qui l’a déjà utilisée, par exemple, pour le Pavillon noir du ballet Preljocaj à Aix-en-Provence, un bâtiment déjà de fort belle facture(1). Le bâtiment de Marseille est encore plus remarquable. Cela est dû à des dimensions plus imposantes, à la situation au plus près de l’eau et surtout, sans doute, à la résille en béton qui habille la façade. On parvient au MuCem en empruntant successivement deux passerelles qui enjambent une route puis un bassin du port. Ces ouvrages d’art d’une seule jetée, qui résultent d’une collaboration entre l’architecte et les ingénieurs du cimentier Lafarge, constituent à eux seuls une prouesse technique. Ce nouveau musée attire chaque jour par centaines les visiteurs qui viennent davantage pour le bâtiment que pour les collections dont l’intérêt est plus pédagogique qu’artistique.
Pour l’emporter, Marseille avait décidé d’associer sa proche région. C’est ainsi que l’exposition phare de l’année, Le grand Atelier du Midi, se partage entre le musée Granet à Aix-en-Provence (de Cézanne à Matisse) et le Palais Longchamp à Marseille (de Van Gogh à Bonnard), qu’Aubagne expose des céramiques de Picasso, etc. Si les manifestations les plus prestigieuses concernent des artistes déjà entrés dans l’histoire dont l’œuvre est associée pour une raison ou une autre à la Provence, cela n’est plus vrai pour les contemporains dont le choix révèle le plus grand éclectisme. Par exemple, dans le quartier populaire de la Belle de mai, à la « Friche », lieu emblématique de la contre-culture marseillaise installé dans l’ancienne manufacture des tabacs, le collectif « Sextant et plus » a invité le Hollandais Van Lieshout à présenter Slave City, son projet orwellien de ville carcérale, et The New Tribal Labyrinth, réalisation grandeur nature d’un haut fourneau, unité mixte industrielle-habitation théoriquement destinée à abriter une équipe d’une centaine de travailleurs de la fonte.
Cette seconde partie de l’exposition, qui occupe le grand cube blanc posé sur le toit de la Friche, est la plus spectaculaire, bien qu’elle soit inactive et inaccessible aux visiteurs, qui brûleraient pourtant de grimper sur les échelles pour examiner de plus près le dortoir, la cuisine, etc. aménagés dans l’installation industrielle. La production, chez Van Lieshout, repose avant tout sur le travail humain, comme dans les manufactures d’antan. En témoignent les deux gigantesques engrenages destinés à animer la soufflerie du haut fourneau. On aperçoit sur la photo, au premier plan, les rayons de ce mécanisme auxquels sont censés s’atteler des équipes de travailleurs, puis le mécanisme constitué de plusieurs axes et roues dentées qui aboutit à la soufflerie, visible à l’extrême droite. Si l’on n’imagine pas qu’un tel système puisse être fonctionnel, il remplit parfaitement son office, tant son message critique paraît évident.
Joep Van Lieshout est un artiste hollandais âgé d’une cinquantaine d’années. Au début des années 2000, il a créé une communauté d’artistes sur un terrain désaffecté du port de Rotterdam, un « État libre » autoproclamé autarcique et écologique. Si l’expérience, en marge de toutes les lois, n’a pas duré plus d’un an, elle témoigne de l’intérêt porté par Van Lieshout aux questions économiques et sociales. Le premier volet de son exposition marseillaise permet de découvrir un projet plus ambitieux que The New Tribal Labyrinth, bien que dans le même esprit. Slave City est une sorte de phalanstère fouriériste à l’envers. Tandis que Fourier imaginait une utopie propre à l’épanouissement de la liberté individuelle, Van Lieshout dessine au contraire un univers quasi-concentrationnaire dans lequel l’individu est considéré uniquement pour sa force de travail. Si des « universités » existent, elles sont destinées à l’endoctrinement et à transmettre les connaissances directement utiles. Quant aux loisirs, s’ils sont également présents – y compris sous forme de bordels à l’usage des deux sexes – ils ne sont qu’un moyen pour asseoir davantage la soumission de la main d’œuvre. Une main d’œuvre qui a été préalablement triée dans le Welcoming Center . Tout nouvel arrivant passe par là : soit il est jugé bon pour le service, soit il est considéré comme inapte et immédiatement éliminé. Car il plus utile mort que vivant : comme dans le film Soleil vert, son cadavre sera recyclé.
La photo ci-dessus montre la maquette de l’université féminine, les sexes étant en règle générale séparés dans Slave City. A gauche, on aperçoit les dortoirs des étudiantes, avec, au dernier étage, deux latrines alignées. Il est logique qu’une société qui veut nier l’individu le noie à tout instant dans la collectivité.
L’architecture de l’université tranche avec celle des autres bâtiments de la cité, le plus souvent inspirés par les organes du corps humain (suivant les règles d’un « anthropomorphisme architectural ») : musée-intestin (Museogestor : la culture doit se digérer ?) ou bordel-spermatozoïde. La photo ci-contre représente la maquette du musée, la suivante l’affectation de ses différents locaux. Quant au bordel (pour femmes, encore) en forme de spermatozoïde, sa forme est adéquate à son mode de fonctionnement. Les hommes entrent par l’extrémité de la queue, qui s’élargit progressivement jusqu’à la tête où attendent les femmes. Tout au long du trajet qui leur est imposé les hommes se bagarrent pour arriver les premiers, de telle sorte que seuls les meilleurs parviennent jusqu’au bout. Cette procédure ne garantit pas que les femmes obtiennent les meilleurs amants mais en tout cas les plus vigoureux.
Slave City est la métaphore d’une civilisation du travail dans laquelle les hommes, considérés comme de simples instruments au service de la production, sont soumis à une concurrence impitoyable. Leurs besoins physiques élémentaires sont satisfaits mais ils ne sont en aucune manière maîtres de leur destin. Pour pessimiste qu’elle soit, la vision du monde de Van Lieshout ne semble pas trop irréaliste si l’on songe – il ne s’agit que d’un exemple, on en trouverait des plus proches – au mode de vie imposé aux travailleurs des sweat shops dans les pays émergents.
L’exposition se poursuit jusqu’à la fin décembre 2013.