La nouvelle loi française ouvrant le mariage aux homosexuels fait l’objet d’un affrontement passionné entre des anciens qui n’imaginent pas autre chose que le maintien d’une tradition, il est vrai solidement établie, suivant laquelle il ne saurait y avoir de mariage qu’entre un homme et une femme – et des modernes qui, mettant en avant l’idéal d’égalité, revendiquent pour les couples homosexuels le droit de se marier et d’avoir des enfants, tout comme les couples hétérosexuels.
Les anciens, cependant, s’appuient rarement sur la tradition de manière explicite ; ils mettent en avant plus volontiers l’intérêt des enfants. Ces derniers auraient absolument besoin d’un référent paternel et d’un référent maternel pour s’épanouir. Un argument pour le moins étrange, non seulement parce qu’on n’est pas du tout certain que les enfants qui n’ont pas à la fois un papa et une maman éprouvent plus de difficulté que les autres à devenir des adultes équilibrés (les études disponibles présentent des résultats divergents, ce qui devrait suffire à rendre les opposants au mariage pour tous moins catégoriques) mais surtout parce que, à cette aune, les traditionnalistes ne devraient pas simplement s’opposer au mariage gay mais exiger dans un même élan l’abrogation des lois qui permettent d’ores et déjà d’élever seule ou seul un enfant, ou qui permettent à deux homosexuels d’élever ensemble un enfant (qui n’est toutefois, légalement, que l’enfant de l’un d’eux).
Les modernes ont alors beau jeu de répondre que leur revendication ne porte pas sur le droit d’avoir des enfants (ils l’ont déjà, qu’ils soient naturels ou adoptés) mais sur celui de leur donner deux parents légaux. Le mariage présente en outre pour les conjoints divers avantages par rapport au Pacte civil de solidarité (PACS), en matière de succession notamment, dont les homosexuels – toujours au nom de l’égalité – refusent d’être privés.
Derrière ces échanges deux spectres planent : la « PMA » et la « GPA ». Les lesbiennes sont directement concernées par la « procréation médicalement assistée ». Aujourd’hui un couple hétérosexuel qui ne peut pas avoir d’enfant parce que le sperme du mari n’est pas suffisamment fécond peut faire appel à celui d’un donneur dans le cadre des CECOS (Centres d’étude et de conservation des œufs et du sperme humains). Les lesbiennes souhaitent que le mariage leur donne le droit de faire appel à ce service public, elles qui, à l’évidence, sont totalement dépourvues de sperme. Quant aux hommes gays, ils n’ont pas seulement besoin d’une ovule, il leur faut encore un utérus. Dans l’état actuel de la science, cela suppose de faire appel à une mère porteuse (donc à la « gestation pour autrui »).
La loi ne prévoit pas d’accorder aux couples homosexuels mariés l’accès à la PMA, a fortiori pas à la GPA qui n’est même pas autorisée, en France, pour les parents hétérosexuels. Cependant les anciens avancent – sans doute avec raison – que le droit au mariage pour les homosexuels pointe vers ces dispositifs. En effet, puisque le mariage leur donne le droit d’avoir des enfants en commun, à l’égal des parents hétérosexuels, on ne voit pas au nom de quoi on leur refuserait le droit d’être aidés comme ces derniers, lorsque des difficultés d’ordre physique se présentent. Certes, comme on vient de le rappeler, les couples hétérosexuels n’ont toujours pas accès, en France, à la GPA et, s’ils y ont malgré tout recours, ils rencontrent des difficultés lorsqu’ils veulent faire reconnaître l’enfant comme leur. Mais les anciens n’ont probablement pas tort de prévenir que si les couples d’hommes gays conjuguent leur force avec les couples hétérosexuels qui connaissent des problèmes de stérilité féminine, le poids sera sans doute suffisant pour faire admettre la GPA. Ce d’autant que les bases morales de l’interdiction de la GPA sont des plus fragiles, n’en déplaise au Comité d’éthique français. Au nom de quoi en effet vouloir interdire une relation de ce genre entre adultes consentants ? Pourquoi la société devrait-elle s’immiscer dans un tel contrat ? Dans le monde moderne, la relation salariale est la plus commune qui soit. Un couple a le droit de louer les services d’une femme de ménage. Pourquoi n’aurait-il pas le droit de louer les services d’une mère porteuse, sinon en vertu d’une conception archaïque de la procréation où l’impur fait concurrence au sacré ?
La position des homosexuels est simple : ils veulent tout ce qui est accessible aux autres, sur le plan légal et sur le plan médico-légal. Celle des anciens est tout aussi simple. Selon eux, les questions d’héritage, de filiation ne devraient se poser qu’au sein des cellules familiales traditionnelles, hétérosexuelles, les seules « naturelles, selon eux. S’ils n’envisagent pas, par réalisme, de revenir en arrière – ce qui supposerait en particulier d’interdire le divorce ! – ils freinent des quatre fers pour empêcher toute nouvelle mesure renforçant le laxisme en matière familiale.
L’argument naturaliste est loin d’être prouvé. D’une part, comme on l’a dit, parce que les études sur les enfants de couples hétéros ou homos ne sont pas probantes. Rien n’empêche qu’un enfant puisse trouver son référent « masculin » et son référent « féminin » chez deux parents du même sexe. D’autre part, parce que nous sommes bien forcés de croire les zoologistes lorsqu’ils nous apprennent qu’on rencontre toute sorte de combinaisons, en matière de parenté, dans les espèces animales. Chez telle espèce de mouette, par exemple, on trouve non seulement des couples homosexuels mais encore, chez ces couples, des oisillons (issus d’œufs « empruntés » dans d’autres nids). Il reste que les enfants issus des nouvelles configurations familiales peuvent se sentir différents de ceux issus des couples hétérosexuels, éventuellement en souffrir. Cela était vrai pour les enfants de parents divorcés ou de mère célibataire tant que ces parents étaient stigmatisés. Ça l’est de moins en moins aujourd’hui et il en ira inévitablement de même pour les enfants de couples homosexuels.
En réalité, les anciens n’ont pas d’autre argument à invoquer que leur attachement à la tradition. Mais que penser des modernes, ces partisans du mariage pour tous, ne sont-ils pas eux aussi dans une certaine forme de sacralisation du mariage ? Car s’il n’était question que de l’égalité de droit, une nouvelle forme d’union civique aurait pu la leur accorder sans qu’il soit besoin de parler de « mariage ».
Reste la question : que se cache-t-il derrière ce fétichisme du mariage, commun aux anciens et aux modernes, sachant que près d’un sur deux débouche désormais sur un divorce en France. De facto démonétisé, le mariage est révéré comme jamais, même si dans la pratique, de nombreux couples passent d’abord par un PACS avant de se marier (1). Bien que le temps ne soit pas si loin où « l’institution du mariage », ringardisée, paraissait ne devoir plus servir qu’aux familles soucieuses de préserver les droits du conjoint survivant face à ceux des enfants, force est de constater que les communautés libertaires, pratiquant la plus grande liberté sexuelle, ne sont plus de saison. Et que l’échangisme est plutôt l’affaire de couples établis, souvent mariés, en quête d’un peu de piment, qui se retrouvent de temps en temps chez l’un d’eux ou dans un club spécialisé.
Le retour en force du mariage – au moins au niveau symbolique – est un paradoxe auquel il est difficile d’apporter une explication. La plus convaincante met en avant le changement de l’environnement socio-économique depuis les années 1970, c’est-à-dire depuis la fin des Trente Glorieuses, ces trois décennies marquées par l’élévation significative du niveau de vie, la réduction des inégalités et le plein-emploi. La poussée libertaire de 1968 et des années suivantes s’explique en grande partie par le climat de sécurité qui s’était instauré alors. Quand on n’a pas la crainte du lendemain, on peut bousculer les traditions, secouer les vieilles entraves, rêver qu’une autre vie est possible. Bien différente apparaît la conjoncture nouvelle apparue avec le premier choc pétrolier et la contre-révolution libérale qui a commencé sa conquête de l’économie mondiale à peu près au même moment. Le ralentissement de la croissance, la montée des inégalités et du chômage dans les vieux pays industriels ont eu inévitablement une répercussion sur les mœurs de leurs habitants : le goût du risque a fait place à la prudence. Et quoi de plus rassurant que les traditions ? Sans compter que les jeunes adultes qui se trouvent désormais très nombreux sans emploi stable et sans revenu suffisant pour prendre leur indépendance sont bien contents lorsqu’ils peuvent trouver refuge auprès de parents unis… par les liens du mariage.
Avril 2013.
(1) « Au total, les unions entre personnes de sexe opposé – mariage et PACS – ont augmenté en France sur la période 2001-2010, passant de 312 026 à 448 107, en grande partie grâce à la généralisation du PACS. Pour autant, on ne peut pas en conclure que les couples préfèrent désormais se pacser plutôt que se marier, puisque de nombreux PACS restent des préalables au mariage » (http://www.justice.gouv.fr/justice-civile-11861/evolution-statistique-des-mariages-et-des-divorces-23682.html).