L’idée fédéraliste est fort ancienne, son incarnation dans des institutions également (que l’on songe à la Suisse). On voit bien en effet les avantages d’une organisation politique qui permet à la fois de préserver l’autonomie locale et les identités particulières, tout en apportant, là où elle est nécessaire, la force liée à l’union. Il existe néanmoins assez peu de pays ayant adopté une constitution fédérale. Quant aux fédérations continentales – en attendant la fédération mondiale – elles restent encore à inventer. À l’Europe, qui s’en rapproche le plus, font défaut non seulement un État fédéral authentique doté des prérogatives souveraines en matière de défense, de diplomatie et de monnaie, mais encore, pour nombre de sujets (d’ordre économique) où la décision doit être commune, la règle majoritaire, ce qui aboutit à des compromis le plus souvent trop tardifs et trop timides.
Si l’on admet que la fédération est la moins mauvaise de toutes les organisations démocratiques possibles, comment la faire advenir, contre les résistances nationalistes, sinon par une patiente éducation de l’opinion ? D’où l’importance pratique – et non pas simplement théorique – des maisons d’édition qui travaillent dans ce sens. Il s’agit bien évidemment d’entreprises militantes qui ne cherchent pas le profit, qui – bien au contraire – n’existeraient pas sans le mécénat de quelques-uns. En France, ce flambeau est porté principalement par deux éditeurs lyonnais œuvrant en symbiose : Presse fédéraliste et Fédérop. Signalons ici trois de leurs publications dont deux très récentes.
La première ne l’est pas mais il s’agit d’un livre d’histoire et l’histoire, on le sait, ne se périme pas. Jean-Francis Billion – que les lecteurs de mondesfrancophones connaissent déjà – a publié en 1997 une histoire du mondialisme (et accessoirement des fédéralismes continentaux, y compris européen) au cours des quarante premières années qui suivirent la Deuxième guerre mondiale (1). Si l’histoire de la construction européenne est assez bien connue, il n’en va pas de même de celle du ou plutôt des mouvements mondialistes. L’étude très fouillée de J.F. Billion nous apprend combien les initiatives en vue de la constitution d’une fédération mondiale – et donc de la transformation de la Charte de l’ONU – furent nombreuses au cours de ces quatre décennies. Cela étant, nos lecteurs africains ou d’origine africaine apprécieront sans doute plus particulièrement les passages consacrés aux efforts de certains leaders de leur continent (comme Sékou-Touré, Nkrumah, Senghor ou Nyerere) qui espérèrent un moment que l’accession à l’indépendance déboucherait sur la création d’une authentique fédération africaine, bien au-delà de l’actuelle OUA.
Concernant maintenant l’actualité européenne la plus brûlante, c’est-à-dire les difficultés économiques profondes de plusieurs pays de la zone euro – qui ont laissé augmenter leur dette publique dans des proportions déraisonnables –, un numéro récent de la nouvelle revue Carnet d’Europe apporte une foule d’informations intéressantes. Le titre du numéro, « L’Euro : un succès inachevé », annonce en réalité une monographie rédigée par deux co-auteurs qui ont eu l’occasion de suivre de l’intérieur les questions européennes, en particulier celles concernant l’euro (2). Leur étude contient une défense vigoureuse de l’euro et un plaidoyer en faveur d’une Europe fédérale. Ils font litière de la critique la plus courante à l’encontre de la monnaie européenne : non l’euro n’a pas entraîné l’inflation (en dépit d’une certaine « valse des étiquettes » pendant la période de transition). Ils sont moins convaincants lorsqu’ils s’efforcent de démontrer que l’euro fort ne peut pas être tenu pour responsable du déficit d’un pays comme la France, « puisque les trois quarts des produits exportés s’échangent à l’intérieur de la zone euro » (p. 28). Si la France devait revenir au franc et dévaluer, ajoutent-ils, les conséquences sur le pouvoir d’achat seraient dévastatrices pour un pays qui importe massivement, alors que les avantages attendus en matière de production ne seraient pas nécessairement au rendez-vous, la désindustrialisation étant déjà très avancée. Les auteurs ont certainement raison de souligner que la France souffre d’un déficit de compétitivité. Mais quelle que soit l’explication que l’on veut retenir de ce phénomène, le fait de pouvoir éventuellement modifier le taux de change de sa monnaie constitue pour un pays quel qu’il soit un avantage par rapport aux pays qui n’ont plus cette possibilité. Ce n’est pas pour rien que la Grande-Bretagne, ou la Suisse, dont les échanges s’effectuent également principalement avec la zone euro, ont récemment fait évoluer à la baisse le taux de change de leur monnaie. La situation se présenterait évidemment d’une manière entièrement différente pour un État fédéré puisque ce dernier pourrait compter – en cas de déficit de compétitivité – sur des transferts importants de la part de l’État fédéral. Il est absolument exact que « l’adoption d’une monnaie unique aurait dû être l’élément déclencheur d’un approfondissement économique, fiscal, social et industriel propre à changer radicalement le devenir des Européens » (p. 24). Mais tant qu’il n’en est pas ainsi, la perte de la souveraineté monétaire peut constituer, pour les membres d’une union monétaire, un réel inconvénient.
Ceci dit, il n’est pas inutile de rappeler les avantages objectifs apportés par la monnaie unique en termes de facilité et de sécurité des transactions à l’intérieur de la zone. Fallait-il, par contre, insister sur l’avantage pour les pays de la zone euro de posséder une monnaie forte, la deuxième monnaie de réserve au plan mondial ? Les deux caractéristiques, au demeurant, ne sont pas du même ordre. Le fait d’être une monnaie de réserve apporte un avantage (appelé « seigneuriage »), lorsque le pays émetteur finance un déficit commercial par la création monétaire. Contrairement aux États-Unis qui profitent largement de cette possibilité, tel n’est pas le cas de la zone euro qui n’est pas globalement déficitaire. Quant à la monnaie forte, elle présente un avantage évident pour les consommateurs (qui payent ainsi moins cher les produits importés) mais elle obère la compétitivité. Et l’Allemagne, dont on vante tant les mérites, n’a pu tirer jusqu’ici son épingle du jeu qu’en imposant de coûteux sacrifices à sa main d’œuvre,… ce qui ne saurait être considéré comme une politique optimale. « Une monnaie forte n’est pas pénalisante si la qualité des produits que l’on exporte est reconnue » (p. 22). Peut-être ! mais cela va encore mieux si la monnaie n’est pas trop forte. La Chine, qui appuie son développement sur l’exportation, prend bien soin de maintenir la sous-évaluation du yuan, suivie par les États-Unis et bien d’autres qui en font autant pour leur propre monnaie. Seule la BCE (Banque centrale européenne) semble ne pas avoir de politique de change : peut-on avoir raison seul contre tous ?
Quels que soient les inconvénients de la gestion actuelle de l’euro, il est vraisemblable qu’une sortie de l’euro serait, pour les pays en difficulté, encore plus dommageable, et les auteurs rappellent ici opportunément que les Grecs eux-mêmes, malgré les ajustements douloureux auxquelles ils sont soumis, ne veulent pas l’abandonner.
En dépit de l’absence d’un État fédéral, la crise de la dette des pays du sud de la zone euro n’a pas laissé les États membres sans réaction. L’étude publiée dans Carnet d’Europe rend utilement service en expliquant en quoi consistent exactement les outils qui ont été progressivement élaborés, depuis le Fonds européen de stabilisation financière (FESF) jusqu’au « Pacte budgétaire », en passant par le Mécanisme européen de stabilité (MES) et le « Six Pack ».
Si l’euro demeure « un succès inachevé », c’est à l’évidence parce qu’a manqué la volonté politique de pousser plus loin la construction européenne. A. Malegarie et A. Reguillon dénoncent le défaut « d’ambition, de vision et de courage » (p. 82) de dirigeants européens qui n’hésitent pas par ailleurs à s’abriter derrière une prétendue désaffection de leurs populations à l’égard de l’Europe, alors que les sondages démontrent régulièrement le contraire. Or, concernant l’attitude des gouvernants des pays européens, le troisième ouvrage que nous voudrions signaler apporte une clef essentielle.
Altiero Spinelli (1907-1986) est certes moins connu que Jean Monnet, Robert Schuman, Konrad Adenauer et Alcide de Gasperi, les pères de l’Europe « fonctionnaliste ». Spinelli, quant à lui, s’est constamment battu pour l’Europe fédérale, depuis le Manifeste de Ventotene (1941) rédigé dans les geôles de Mussolini, jusqu’au Projet de Traité d’Union européenne (1984) qu’il a défendu au sein du Parlement de Strasbourg. Sous le titre de Manifeste des Fédéralistes européens, ce troisième ouvrage publié conjointement par Presse Fédéraliste et Fédérop rend accessible au lecteur d’aujourd’hui, à côté du Manifeste de janvier 1957, le Discours introductif à la première session du Congrès du peuple européen (3). Dans le Manifeste, Spinelli appelait en effet à la création d’un « Congrès permanent du peuple européen », chargé de faire pression sur les gouvernements nationaux jusqu’à ce que ces derniers acceptent de provoquer l’élection d’une « Assemblée constituante européenne ». La réunion inaugurale de ce Congrès du peuple européen s’est tenue à Turin les 6 et 7 décembre 1957. À cette occasion, Spinelli a prononcé un discours dans lequel il ne dissimulait pas les raisons pour lesquelles la construction européenne devrait se faire non pas avec mais contre les États. Verbatim : « L’unification de l’Europe ne peut pas être un chapitre de la politique étrangère de nos États, parce qu’elle est l’anéantissement de leur prétention même de faire une politique étrangère… Ce que nos États, nos gouvernements, nos parlements, doivent être appelés à accomplir est ce que j’ai appelé une abdication… ». Et encore : « Ne nous faisons pas d’illusion : nos États, leurs institutions, les forces politiques nationales, résisteront autant qu’ils le pourront contre cette abdication… » (p. 116).
Comment convaincre des États nationaux de se dessaisir d’une part essentielle de leurs prérogatives au profit d’un État européen ? Depuis qu’il existe le mouvement fédéraliste européen butte sur cette question. La tâche est bien plus ardue que ne le fut celle des fédéralistes américains en 1787. Les États confédérés étaient jeunes et modestes, ce qui n’est pas le cas de ceux de la vieille Europe. En 1787-1788, les articles publiés par Hamilton, Madison et Jay dans The Federalist ont convaincu les Américains de ratifier la Constitution de Philadelphie. Quoique les militants européens qui s’expriment aujourd’hui dans les publications fédéralistes n’aient pas la même notoriété, leurs efforts sont encore plus nécessaires.
(1) Jean-Francis Billion, Mondialisme, fédéralisme européen et démocratie internationale – Le mondialisme et l’intégration européenne (1945-1995), Église-Neuve-d’Issac, Fédérop, 1997, 216 p.
(2) Alain Malegarie et Alain Reguillon, « L’Euro : un succès inachevé », Carnet d’Europe, n° 2/3, mai 2012, 131 p.
(3) Altiero Spinelli, Manifeste des Fédéralistes européens (1957), Gardonne, Presse Fédéraliste et Fédérop, 2012, 190 p. Avec une introduction de Jean-Pierre Gouzy et trois annexes signées respectivement par Jean-Pierre Gouzy, Catherine Previti-Allaire et Jean-Francis Billion.