Notre ami Eugene Vance est décédé le 14 mai 2011, quand son monoplace s’est écrasé à l’aéroport d’Arlington, dans l’état de Washington. Médiéviste et seizièmiste de grand renom, il a formé et influencé tout une génération de chercheurs. En poste à Yale, Emory et à l’Université de l’état de Washington, sa pensée hardie et aventureuse a modifié le champ des études médiévales et s’est exprimée dans une série de livres pionniers. Je l’ai rencontré à Cerisy en 1977; depuis lors sa pensée n’a cessé de m’accompagner. En 1980, dans la Sierra Nevada, à travers un antique rituel, Gene, Stojan Athassov, Howard Bloch et moi-mêmes scellâmes un lien indissoluble. Nous ne nous rendons pleinement compte de l’importance qu’un être a eue pour nous que lorsque nous le perdons : Gene fut pour moi un grand frère intellectuel et moral.
Mais laissons la parole à Howard Bloch, qui, mieux que quiconque, a su dire ce que Gene était pour nous tous.
“Je ne peux pas penser à Eugène Vance sans me remémorer une excursion de camping en été 1980. La Société Rencesvals avait 0rganisé une colloque à Berkeley, après lequel Gene, Alexandre Leupin, un médiéviste bulgare du nom de Stoyan Atanassov, et moi-même partîmes dans les Sierras pour pêcher à la ligne et parler de l’épopée médiévale française. Le voyage fut un malentendu dès le départ. Stoyan avait dépensé son maigre salaire pour une paire de jeans bleus, et, dans la voiture, se plaignait que mon chien était Simon les salissait en bavant dessus, avant qu’il ait pu les porter fièrement à son retour en Bulgarie. Le chien finit par s’asseoir sur le siège avant, avec Gene, Alexandre, et Stoyan coincés sur la banquette arrière. Leupin avait fait le voyage à partir de Genève avec l’illusion que l’été en Californie devait être torride, et il n’avait pas de vêtements adaptés à Berkeley, et encore moins à l’altitude de la Sierra Nevada. Stoyan se sentait tellement libéré de l’oppression des communistes de Sophia qu’il commença à boire directement l’eau de la rivière Little Truckee ; il fut pris d’un cas phénoménal de Giardia, salit ses jeans de l’intérieur, effaçant ainsi un peu de l’opprobre qui accablait mon chien Simon. Ne sachant pas vraiment quoi faire, j’allai au village, et j’achetai une grande bouteille de whisky. En la consommant autour du feu, nous parlâmes de la nature du signifiant dans la France du XIIe siècle. Gene se leva. Il était grand, et, dans la nuit, les flammes vacillantes lui donnaient des proportions presque mythiques. Agitant un long doigt de réprimande à notre intention, il commença à donner une conférence sur saint Augustin, jusqu’à ce qu’il prenne l’aspect de l’évêque d’Hippone lui-même. Aucun de nous ne s’est jamais remis de cette grande leçon autour d’un feu de camp : Gene nous avait convaincus qu’Augustin avait été le penseur essentiel du millénaire auquel nous consacrions notre vie. Plus que nul autre, saint Augustin autre avait réussi à lier les signes du langage à l’individualité, à l’érotisme, à la vie sociale et à la métaphysique.Pour moi, ce souvenir saisit Gene à son zénith : intensément engagé dans le monde des idées et des œuvres, qu’il rendait vivantes et présentes avant nous tous, impitoyable dans sa volonté de convaincre les autres de ce qu’il avait trouvé un gisement de vérité si riche qu’ aucun être doué de raison ne pouvait la manquer, fiévreux dans sa lutte avec les grandes questions, conscient, tout comme saint Augustin, une fois encore, que personne ne peut les épuiser dans le courant d’une vie. L’intellect et la personnalité piaffants de Gene furent un défi pour ceux qui l’entouraient; sa joie espiègle à renouveler les anciennes idées fut une source d’inspiration et de plaisir; nous nous sommes tous sustentés de sa persistante opiniâtreté et de sa générosité parfaite. Gene était un ami très fidèle, une âme sentimentale, un homme complexe en qui l’on pressentait de grandes détresses. Il était étonnamment ouvert sur les sujets intimes, et pourtant je n’ai jamais senti que je le connaissais à fond, jusqu’au bout. Gene aurait pu faire des études de médecine auxquelles la tradition familiale le destinait. Il choisit une voie plus incertaine, celle des défis intellectuels qui le menèrent de l’anglais au français, à la religion et à l’histoire de l’art. Gene était grand, il était sportif, il était actif, il était une légende dans notre petit monde timide. Jeune homme, il travailla dans la construction en Alaska, traversa l’Atlantique dans un petit voilier et était un motocycliste sans peur. Il skia en compétition. Il pêchait dans des endroits des rivières dans lesquels aucun de nous n’aurait osé s’avancer, à l’exception des fils de Gene, Adam et Jacob. Intellectuellement, Gene s’est avancé en des territoires que nul des nôtres n’avait osé baliser, et les résultats furent souvent immédiats et éblouissants ; plus d’une fois, avec envie, je me suis demandé pourquoi je n’y ‘avais pas pensé en premier. Gene était férocement compétitif, et pourtant, au cours des dernières quarante années, il collabora généreusement avec une cohorte de savants de son âge et de jeunes qui ont renouvelé le domaine des études du Moyen âge et de la Renaissance. La proximité avec laquelle nous avons tous travaillé ensemble fait penser à un discours d’après-dînée qu’Alfred Edward Housman fit à Trinity College, à Cambridge: « Cette grande université, cette ancienne université, a vu se passer certaines choses étranges. Elle a vu Wordsworth saoul et Porson sobre. Et me voici, meilleur poète que Porson, meilleur érudit que Wordsworth, coincé entre l’envers et l’endroit ». Le décès de Gene nous laisse tous immobilisés entre l’envers et l’endroit. Sans lui, nous ne pourrons pas aller plus loin dans le projet critique qui a été notre vie. Et pourtant, l’exemple de son courage et le legs de sa vie et de ses écrits vit toujours en tous ceux qui ont eu le privilège de l’avoir connu ; de sorte que l’hommage le plus affectueux que nous puissions lui rendre est de continuer à porter la torche, et l’oriflamme de Roland, que Gene alluma et partagea avec nous tous.” | “I cannot think of Eugene Vance without bringing to mind a camping trip in the summer of 1980. The Société Rencesvals had met in Berkeley, and when the meeting ended, Gene, Alexandre Leupin, a Bulgarian medievalist by the name of Stoyan Atanasov, and I left for the Sierras for some fishing and talk of the Old French epic. The trip was a misunderstanding from the start. Stoyan had spent his meager stipend on a pair of blue jeans, and complained in the car that my dog Simon was dirtying them before he could wear them proudly back to Bulgaria; the dog ended up sitting in the front seat, with Gene, Alexandre, and Stoyan in the back. Leupin had travelled all the way from Geneva with the illusion that summer in California was warm, and had no clothes suitable for Berkeley, much less the Sierra high country. Stoyan felt so liberated from the oppression of communist Sophia that he began drinking directly from the Little Truckee River, caught a walloping case of giardia, soiling his jeans from within, thus removing some of the opprobrium from my dog Simon. Not knowing quite what to do, I drove to town and bought a large bottle of whiskey. As we consumed it around the campfire, talk turned to the nature of the signifier in twelfth-century France. Gene stood up. He was tall, and the flickering flames made him taller, almost mythic. Waving a great long finger of admonishment at the others, he began to lecture on Saint Augustine until he took on the aspect of the Bishop of Hippo himself. None of us ever recovered from that great lesson around a campfire in the course of which Gene convinced us that Augustine was the thinker of the millenium to which we had devoted our lives because he more than any other had managed to link verbal signs to the personal, the erotic, the social, and to metaphysics.For me, this memory captures Gene at his best–intensely engaged in a world of ideas and works, ahead of all of us in his making them real in the here and now, unrelenting in his will to convince others that he had hit a vein of truth so rich that no rational person might miss it, restless in the ways in which he wrestled with big issues, aware, again like Augustine, that no one presses them fully to the ground while in the flesh. Gene’s intellectual–and personal–restlessness was a challenge for those around him; his impish joy in making old things new, a source of inspiration and pleasure; his prodding persistence, the purest generosity from which we all took sustenance. Gene was an incredibly loyal friend, a sentimental soul, a complicated creature in whom one sensed pools of trouble. He was incredibly open about intimate things, yet I never felt I knew him to the root, core. To the manner born, Gene could have headed off to medical school to which he was destined. Yet, he took a riskier path, took on the intellectual challenges that propelled him from the field of English, to French, to Religion and History of Art. Gene was big, he was physical, he was active, he was the stuff of legend in our timid little world. As a young man, he worked construction in Alaska, sailed a small boat across the Atlantic, and rode off on a motorcycle. He skied hard. He fished hard, stepping in places in the river that none of us, with the exception of Gene’s sons Adam and Jacob, would dare go. Intellectually, Gene went places that none of us would dare go, and the results were often direct and dazzling, and made me wonder with envy more than once why I hadn’t thought of that first. Gene was fiercely competitive, yet, over the last forty years, he also collaborated unselfishly with a cohort of scholars his age and younger who reshaped the field of medieval and renaissance studies. The closeness with which we all worked together brings to mind an after-dinner speech that A.E. Housman once delivered at Trinity College, Cambridge: “This great college, this ancient university, has seen some strange sights. It has seen Wordsworth drunk and Porson sober. And here am I, a better poet than Porson, and a better scholar than Wordsworth, betwixt and between.” Gene’s passing leaves us all betwixt and between. Without him, we won’t go any further in what has been our life-defining scholarly project. Yet, the example of his courage and the legacy of both his writings and his life resonate in all lucky enough to have known him, so that the most loving tribute we might pay is to continue to carry the light, like the “oriflamme” of Roland, that Gene so willingly lit and shared with all of us.” |
R. Howard Bloch, Éloge funèbre lu par Steve Nichols pendant le service en mai 2011