« La traduction politique des attentes exprimées par les populations n’est pas aisée : elle doit concilier, dans un cadre juridico-institutionnel inédit, l’aspiration universaliste (le principe égalitaire républicain), la prise en compte des particularismes (l’identité culturelle) et la préservation des « droits acquis » dont certains obéissent à une logique purement instrumentale mobilisant alternativement ou simultanément le registre de l’égalitarisme républicain et celui des spécificités locales, entretenant ainsi la dépendance prétendument combattue », Justin Daniel (1).
Le centre de recherche sur les pouvoirs locaux dans la Caraïbe (CRPLC (2)), consacre la dernière livraison de sa revue, Pouvoirs dans la Caraïbe, à la consultation populaire qui a eu lieu le 7 décembre 2003 dans les îles françaises de Martinique, Guadeloupe, Saint-Martin et Saint-Barthélémy, et plus particulièrement à l’analyse du déroulement de la consultation ainsi que de son résultat dans le cas particulier de la Martinique (3).
La loi d’orientation pour l’outremer (LOOM) du 13 décembre 2000 avait prévu la possibilité d’une évolution institutionnelle différenciée dans les divers territoires qui constituent les restes de l’empire colonial français. Suite à cette loi, une révision constitutionnelle, le 28 mars 2003, a reformaté le cadre dans lequel ces territoires d’outre-mer (4) peuvent inscrire leurs particularités. Il existe désormais deux grandes catégories : 1) celle regroupant les quatre DOM/ROM et les collectivités nouvelles qui peuvent se substituer à eux, relevant de l’article 73 de la constitution et caractérisés par une « identité législative » avec la Métropole ; 2) les autres territoires, appelés collectivités d’outre-mer (COM), régis par l’article 74 et caractérisés par la « spécialité législative ». La Nouvelle-Calédonie continue pour sa part à relever d’un titre particulier de la constitution, le titre XIII (5). Rappelons qu’on entend par identité législative l’application à l’outre-mer des lois métropolitaines. Cette application, de principe, peut néanmoins être adaptée en fonction des « caractéristiques et contraintes particulières » des collectivités concernées. Tandis que pour chaque COM une loi organique fixe « les conditions dans lesquelles les lois et règlements y sont applicables » (6).
La Guadeloupe, la Guyane, la Martinique et la Réunion ont la particularité d’être simultanément département et région (d’où le sigle DOM/ROM). Cette anomalie a une origine historique : lors de la création des régions, le Conseil d’État a considéré que les habitants des DOM ne pouvaient être tenus en dehors de cette réforme constitutionnelle. On aurait pu penser, alors, que les trois départements français d’Amérique (DFA : Guadeloupe, Guyane et Martinique) formeraient ensemble une région, mais pour des raisons d’ordre politique cela n’a pas été jugé opportun. Le fait est qu’il n’existe guère d’échanges et encore moins de synergies entre ces départements, mais peut-être la régionalisation était-elle une chance qui n’a pas été saisie ? En tout état de cause, la tendance au repli sur soi de chaque département est encouragée plutôt que découragée par Paris. Ainsi, en 1997, des académies distinctes ont-elles été créées en remplacement de celle qui coiffait les trois DFA. L’université des Antilles et de la Guyane est aujourd’hui la seule institution de quelque importance ayant pour vocation de fédérer les trois départements et elle le fait de moins en moins, chacun des trois campus refusant la spécialisation initialement mise en place pour reproduire les cursus qui existent déjà ailleurs.
La coexistence sur un même territoire de deux collectivités, le conseil général (en charge du département) et le conseil régional est source de lourdeur, de gaspillage et d’inefficacité. La logique voudrait donc qu’ils soient réunifiés. Une telle proposition ne figurait pas dans la déclaration dite de Basse-Terre (1er décembre 1999) au terme de laquelle les trois présidents des régions Guyane, Guadeloupe et Martinique s’engageaient en faveur d’un développement authentique, libéré de l’assistanat. Néanmoins la suite a démontré qu’ils étaient partisans du passage à une collectivité unique puisqu’ils ont conduit, chacun dans sa région, les discussions préalables aux consultations de décembre 2003.
La réforme constitutionnelle de mars 2003 rendait possibles des changements institutionnels profonds dans les DOM/ROM. Restait donc à passer à l’acte. La Réunion a déclaré d’emblée qu’elle était partisane du statu quo. Faute d’accord entre eux, les élus guyanais n’ont pas réclamé une adaptation de leur statut. Par contre les élus guadeloupéens et martiniquais des conseils généraux et régionaux réunis en « Congrès (7) » sont, dans les deux îles, tombés d’accord pour demander l’assemblée unique. Et c’est ainsi que les populations des deux îles ont été amenées à se prononcer, le 7 décembre 2003, sur la question suivante : « Approuvez-vous le projet de création en Guadeloupe (en Martinique) d’une collectivité territoriale demeurant régie par l’article 73 de la Constitution et donc par le principe de l’identité législative avec possibilité d’adaptations, et se substituant au département et à la région dans les conditions prévues par cet article ? » Simultanément, les habitants des communes de Saint-Barthélémy et de Saint-Martin (faisant jusqu’alors partie de la Guadeloupe) étaient interrogés sur leur transformation en COM relevant de l’article 74. Si les Saint-Barths et les Saint-Martinois se sont prononcés à une très forte majorité en faveur de cette évolution de leur statut, il n’en fut pas de même pour les Guadeloupéens et les Martiniquais qui refusèrent la simple adaptation qui leur était proposée.
Quatre articles de Pouvoir dans les Caraïbes sont consacrés à l’élucidation de la position adoptée par les Martiniquais, position d’autant moins claire qu’elle a été exprimée avec une majorité de seulement 50,48 % dans un contexte de très forte abstention (66 % du corps électoral) (8). Et l’interprétation du cas martiniquais est rendue encore plus complexe si l’on ajoute que, lors des élections régionales qui ont eu lieu en mars 2004, quelques mois à peine après la consultation du 7 décembre, la liste conduite par le président sortant, Alfred Marie-Jeanne, qui se présentait sous l’étiquette « indépendantiste », a réuni la majorité absolue des suffrages (avec un taux de participation de 53 %).
Alfred Marie-Jeanne
Depuis le Discours antillais d’Édouard Glissant (1981), la psyché des Martiniquais est perçue comme écartelée entre une « pulsion mimétique », désir d’identification au Français blanc de peau et l’affirmation d’une identité particulière, ces deux traits opposés n’étant que les deux faces d’un même Janus, le désir de reconnaissance. Le professeur Jean-Claude William part de ce constat pour éclairer l’évolution des forces politiques martiniquaises depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Les paragraphes suivants s’inspirent directement de son article (9).
Sous la troisième république, les partis qui se sont créés militaient en faveur de l’assimilation. Ils étaient animés principalement par des mulâtres, bénéficiant en général d’une éducation plus poussée que le reste de la population, et qui souffraient de ne pas être traités comme des citoyens à part entière. La départementalisation qui intervint en 1946 n’a pas vraiment réglé a question comme l’explique très bien l’écrivain et politicien Aimé Césaire, longtemps député-maire de Fort-de-France, dans un discours prononcé en 1949 :
« Si, contrairement à l’esprit de la Constitution, le gouvernement continue à nous imposer un régime d’exception fondé sur le racisme et la discrimination, autrement dit, si on nous refuse tous les avantages sociaux, obligation sera faite au peuple martiniquais de donner une autre direction à ses aspirations ».
Aimé Césaire
Les « avantages sociaux » : tout est là en effet. Les Martiniquais ne recevant pas les mêmes allocations que les Français de France se considèrent injustement discriminés. Ceux qui refusent d’entendre les explications d’ordre économique qui sont présentées pour justifier une telle différence de traitement estiment que le « pacte républicain » est rompu et qu’il faut dès lors dénouer les liens avec la Métropole. Le clivage apparaît ainsi entre une droite légitimiste et « assimilationniste », d’une part, une gauche contestataire et « nationaliste », d’autre part.
Lorsque se crée, en 1958, le Parti Progressiste Martiniquais (PPM), césairien, qui sera longtemps apparenté au PCF, il se positionne en faveur d’une large autonomie de la Martinique et sa transformation en « région dans le cadre d’une Union française fédérée », suivant le modèle de la régionalisation à l’italienne.
C’est par contre l’exemple des ex-colonies d’Afrique qui semble avoir inspiré le document final de la Convention pour l’autonomie qui réunit en 1971, au Morne rouge en Martinique, des représentants des forces progressistes des quatre DOM, document dans lequel on peut lire que « les peuples des quatre territoires de La Réunion, de la Guyane, de la Guadeloupe, de la Martinique (sont) des entités nationales (qui) doivent être constituées dans le cadre juridique d’un État autonome » (n.s.). On se souvient peut-être en effet que la Constitution de 1958 avait créé des « États autonomes » en lieu et place des colonies, des États dont l’évolution vers l’indépendance était envisagée explicitement (Titre XII, art. 86).
Mettre en avant un peuple, une nation, un État, fut-il seulement « autonome », c’était avancer vers la revendication plus radicale de l’indépendance. De fait, aux législatives de 1973, Aimé Césaire fera campagne en faveur de l’autodétermination. Mais il ne sera réélu que de justesse sur ce programme et, de ce fait, le PPM renoncera par la suite à parler d’indépendance. Il se satisfera de demander « l’autonomie », en prenant bien soin de mettre les points sur les « i ». Ainsi, lors de la campagne pour les législatives de 1978 : « L’autonomie …est un plus et ce n’est pas un moins. Ce qui est acquis restera acquis. Mais ce qui manque sera ajouté ».
Le Mouvement Indépendantiste Martiniquais (MIM) est l’autre grande force classée à gauche. On pourrait croire, au vu de son intitulé, trouver chez lui une affirmation plus nette en faveur de l’indépendance. Pourtant les succès électoraux de ce parti et de son président, A. Marie-Jeanne, qui cumule à la fois les fonctions de député à l’Assemblée nationale française et de président de la Région Martinique, ne s’expliquent – outre le fait que les Martiniquais apprécient qu’A. Marie-Jeanne gère la région en « bon père de famille » – que parce que l’indépendance demeure un slogan reconnu vide de sens. Ainsi A. Marie-Jeanne et le MIM ont-ils participé activement avec les autres élus martiniquais aux discussions qui ont conduit le gouvernement français à organiser la consultation du 7 décembre 2003, qui ne visait en aucune manière – contrairement à la façon dont elle fut souvent interprétée à la base (cf. infra) – à détacher la Martinique du giron français.
J.Cl. William distingue deux courants principaux dans la droite martiniquaise : « les nostalgiques, assimilationnistes… qui n’acceptent d’évolution institutionnelle que si la même évolution intervient en France hexagonale ; et les pragmatiques, attachés au niveau de vie que procure l’appartenance à la France et qui veulent en même temps que soit reconnue leur personnalité singulière ». Ce second courant ne se distingue plus sur le fond, en ce qui concerne la question « nationale », de la gauche, ce qui contribue à brouiller le paysage politique de l’île. Au demeurant, le fait que ce soit les élus de l’UMP – qui avaient pris position pour le non (10) – qui ont été finalement suivis par la population, le 7 décembre 2003, alors que la droite est pour l’heure minoritaire en Martinique, montre bien que les étiquettes politiques ne sont pas nécessairement les plus déterminantes dans les choix des électeurs.
Le panorama qui précède des partis martiniquais explique que les principales forces politiques de l’île aient défendu un projet d’« adaptation » institutionnelle allant dans le sens d’une simplification et d’une plus grande autonomie, sans évoquer l’horizon de l’indépendance. Il n’explique évidemment pas le vote négatif – quoique à une très faible majorité – de la population. Dans un article (11) qui discute par ailleurs très finement la nature juridique des nouveaux COM, le professeur Emmanuel Jos souligne les incertitudes soulevées par la question posée aux Martiniquais, dans la mesure où celle-ci évoque seulement la collectivité territoriale unique et non le contenu des compétences devant lui être nouvellement transférées. On comprend alors que les adversaires du projet aient pu faire jouer la crainte toujours présente d’une indépendance non désirée. Dit en créole, « Nou pa ka acheté chatt dans sac ». On n’achète pas un chat dans un sac ; en d’autres termes on ne va pas gober une réforme statutaire sans savoir ce qu’elle contient exactement.
Or les Martiniquais ne pouvaient être informés précisément du contenu de la réforme tout simplement parce que celui-ci ne devait pas, pour des raisons constitutionnelles, être défini à l’avance. Comme le Conseil d’État l’a rappelé, les électeurs n’avaient pas à se prononcer sur un texte précis, lequel aurait engagé le Parlement français qui était seul habilité à établir un nouveau statut. C’est en conformité et non pas en contradiction avec ce principe que les Corses avaient été consultés, le 6 juillet 2003, sur une modification institutionnelle détaillée (qu’ils avaient d’ailleurs rejetée). Dans ce cas, en effet, le Parlement avait préalablement statué sur le contenu de la réforme, avant de la soumettre, pour avis, à la population corse, un avis qu’il n’était pas tenu de suivre.
L’incertitude quant au contenu de la réforme ressort clairement d’une enquête qualitative qui a été menée à l’été 2004 auprès d’un échantillon raisonné de la population martiniquaise (hors personnel politique) et dont rend compte le professeur Justin Daniel (12). L’inquiétude des Martiniquais interrogés tient non seulement à ce qu’ils se considéraient comme insuffisamment éclairés sur le contenu précis du projet qui leur était soumis, mais encore aux arrière-pensées qu’ils croyaient déceler aussi bien de la part du gouvernement que des élus locaux. Le risque d’un « largage » par la France est explicitement invoqué, même si l’on reconnaît par ailleurs comme légitime la volonté de supprimer la superposition des deux collectivités existantes, et si l’on a conscience des avantages qui pourraient résulter pour les administrés ainsi que des économies qui seraient réalisées.
L’enquête traduit également le manque de confiance des Martiniquais dans leur classe politique. À la limite, certains préfèrent le maintien des deux assemblées parce qu’il permet d’éviter de concentrer le pouvoir entre les mains d’un individu tout puissant. Et plusieurs dénoncent le double-jeu de nombre de politiciens de gauche qui affichaient un oui de façade mais qui ne faisaient pas vraiment campagne, parce qu’ils avaient peur, au fond, d’une réforme qui devait aboutir à réduire – ne serait-ce que faiblement – le nombre de conseillers.
Selon J. Daniel, il n’y a pas lieu, à la lumière de cette enquête, de s’étonner du contraste entre les résultats de décembre 2003 et mars 2004. Elle révèle l’existence d’un découplage, somme toute normal, entre deux consultations aux enjeux nettement distincts. Celle du 7 décembre 2003 concernait les rapports avec la Métropole, et les Martiniquais ont tenu à conjurer le risque d’une réforme potentiellement porteuse d’un éloignement par rapport à la France. Par contre les élections régionales avaient un enjeu purement local, à partir du moment où tout le monde était convaincu que le président sortant, A. Marie-Jeanne, ne mènerait pas une politique indépendantiste s’il était réélu. Dès lors, la capacité à diriger la région dans le cadre des institutions existantes devenait le seul critère pertinent, et, à cet égard, c’est effectivement le sortant qui inspirait davantage confiance. Certains ne lui reprochaient-ils pas d’être trop économe des deniers publics ? Ce à quoi il répondait sans complexe, avec le bon sens qu’on lui reconnaît habituellement : « Pa ba moun raffin séparé lagen » (on ne demande pas à celui qui n’a rien de partager l’argent) !
Ulrike Zander (13) rend compte pour sa part d’une autre enquête qualitative qui s’est déroulée juste à la suite de la deuxième session du « Congrès », en février-mars 2003, au cours de laquelle les élus se sont prononcés à une forte majorité en faveur de la sortie du statut de DOM/ROM, de la création d’une collectivité nouvelle dotée de quelques compétences supplémentaires, de la mise en place d’une assemblée unique de 75 membres en lieu et place des assemblées actuelles (qui comptent 45 conseillers généraux, 41 conseillers régionaux). Une partie des débats fut consacrée à la question de l’identité martiniquaise. Une motion tendant à la reconnaissance de l’existence du peuple martiniquais obtint 45 voix (contre 0, abstentions 3, NPPPV (14) 25), celle tendant à la reconnaissance de l’existence d’une nation martiniquaise 23 voix (contre 11, abstentions 2, NPPPV 38). Par contraste, la motion demandant le maintien de la nouvelle collectivité dans l’Union Européenne, assorti de la possibilité de prendre en sa faveur des mesures de discrimination positive (15) obtint 82 voix (contre 0, abstention 0, NPPPV, 1).
Les débats ont fait ressortir une conception culturaliste de la nation qui s’est heurtée au scepticisme de nombreux Martiniquais, selon qui il n’y pas de nation véritable sans État et pas d’État possible sans que les conditions de l’indépendance économique soient remplies. Dit autrement, s’il n’est pas nécessaire qu’une nation soit reconnue pour exister, il lui faut au moins un projet nationaliste crédible, projet que les Martiniquais, en l’occurrence, ont bien du mal à percevoir (16). Certes, l’affirmation d’une nation martiniquaise ne les laisse pas insensibles, elle traduit une demande de dignité légitime aux yeux d’une population qui a connu plus que d’autres son lot d’humiliations, mais ils s’interrogent sur la portée d’une telle demande. U. Zander résume ainsi la position qui ressort des propos des enquêtés : « Une société peut-elle vivre dans la dignité si elle est reconnue comme une nation mais économiquement dépendante d’un tourisme « bas de gamme » destructeur de son environnement et à un certain degré aussi de sa culture, comme c’est le cas de nombreux pays de la Caraïbe ? Peut-on parler d’une nation digne de ce nom si la majorité de la population vit dans la misère comme c’est le cas en Haïti ? » Face à une telle ambivalence de leur base électorale, il n’est guère surprenant que les politiciens martiniquais se réfugient dans la glorification purement verbale d’une hypothétique nation martiniquaise. Aller au-delà serait menacer les « avantages acquis », perspective inadmissible sauf pour la poignée d’intellectuels nationalistes.
C’est un lieu commun, chez les Antillais qui s’efforcent de déchiffrer l’énigme que constitue leur société, de mettre en avant le ressentiment de la population face à la Métropole. Et certes elle peut être haïssable comme le sont les États qui exercent leur tutelle sur des territoires excentrés, les puissances – fussent-elles devenues « moyennes » – qui octroient des faveurs, et d’une manière générale tous ceux qui apparaissent en situation de domination. Ce n’est pourtant pas ce qui ressort des enquêtes dont nous avons rendu compte. Sans aller jusqu’à prétendre que les Martiniquais seraient reconnaissants envers le gouvernement et les contribuables français des transferts budgétaires dont ils bénéficient, ils n’en sont pas moins très attachés à la solidarité républicaine qui leur permet d’atteindre un niveau de vie nettement supérieur à celui des îles voisines indépendantes. Ce sentiment empêche tout ressentiment effectif. Il peut y avoir chez certains, des intellectuels le plus souvent, une posture accusatrice qui présente la France comme responsable de tous les maux passés et présents de l’île mais elle n’est pas partagée par la population dans son ensemble, plutôt satisfaite de son sort et surtout soucieuse que ses avantages soient préservés et, si possible, augmentés. On n’en dira pas nécessairement autant des Antillais installés en Métropole qui sont trop souvent confrontés, comme membres d’une minorité visible, à certaines formes d’ostracisme.
Par contre, l’égalité sociale avec la Métropole ayant été finalement atteinte, il n’y a plus en Martinique de raison objective de se plaindre. Bien au contraire, les budgets de la France et de la sécurité sociale sont devenus des vaches à lait que l’on peut traire ad nutum et les Martiniquais en sont bien conscients. C’est pourquoi on peut prévoir que l’évolution vers une autonomie accrue, souhaitée par les élites locales qui ont un intérêt évident à concentrer dans leurs mains le plus de pouvoirs possible, finira par se faire lorsque la population dans son ensemble aura compris que la Constitution propose aux citoyens d’outre-mer des statuts autrement plus avantageux que ceux des DOM/ROM, dotés d’une très grande autonomie, tout en augmentant, au lieu de réduire – comme on pourrait s’y attendre – les transferts effectués au titre de la solidarité nationale. On ignore habituellement, par exemple, que lors des transferts de compétences nouvelles à la Nouvelle Calédonie ou à la Polynésie, les dotations budgétaires dont elles bénéficient sont accrues d’autant, de telle sorte qu’ils s’effectuent à coût nul pour ces territoires. Et que la solidarité est ici complètement à sens unique puisque, si les Néo-Calédoniens et les Polynésiens payent bien quelques impôts, ils ne rentrent pas dans la caisse commune, celle de la République, mais restent intégralement à la disposition des gouvernements locaux.
On est conduit à penser, dans ces conditions, que tous les territoires ultra-marins s’efforceront, tout bien pesé, de se rapprocher de ces statuts exceptionnellement avantageux. Ce d’autant que, avec l’élévation du niveau de vie, d’une part, l’intégration dans l’Union européenne de pays économiquement en retard, d’autre part, les DOM/ROM auront de plus en plus de mal à se qualifier pour les aides structurelles européennes.
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(1) « L’espace politique aux Antilles françaises », Ethnologie française, XXXII, 2002, nº 4, p. 599.
(2) Université des Antilles-Guyane et CNRS (UMR 8053).
(3) Pouvoirs dans la Caraïbe, nº 15, 2005-2006 (Titre du numéro : Le vote de tous les paradoxes : la consultation du 7 décembre 2003 à la Martinique).
(4) On emploie ce terme au sens le plus large et non au sens ancien des « TOM », cette catégorie ayant désormais disparu.
(5) Seule la Nouvelle-Calédonie peut adopter des « lois de pays » qui bénéficient d’un statut « quasi-législatif ». L’assemblée de la PF peut aussi désormais adopter des « lois » mais elles ont une valeur juridique inférieure à celles de la Nouvelle-Calédonie. Voir cependant, concernant cette dernière, le nouvel article 74-1 qui la fait rentrer parmi les territoires où l’État peut légiférer par voie d’ordonnance.
(6) Cf. sur ces points l’article de Nadège Damoiseau : « Les avancées et les revers de la révision constitutionnelle en outre-mer ».
(7) Conformément à une disposition de la LOOM.
(8) La position de la Guadeloupe apparaît nettement plus tranchée avec 73 % pour le non et un taux de participation de 50 %.
(9) « Du brouillage. Droite et gauche en Martinique : quelle réalité ? »
(10) Bien que la proposition soumise au vote fût soutenue officiellement par la ministre (UMP) de l’outre-mer de l’époque, Mme Brigitte Girardin.
(11) « La consultation du 7 décembre 2003 à la Martinique : instrumentation politique et ambiguïtés conceptuelles ».
(12) « La consultation du 7 décembre 2003 et ses implications : analyse de quelques paradoxes martiniquais ».
(13) « Le congrès des élus départementaux et régionaux et l’ambiguïté des revendications statutaires : la « dignité » comme projet – débat statutaire et limites de la politique locale à la Martinique ».
(14) NPPPV : ne prend pas part au vote.
(15) Néanmoins la Constitution révisée étend aux seules « COM dotées de l’autonomie » (à savoir jusqu’ici uniquement la Polynésie française) la possibilité d’adopter les mesures discriminatoires qui était auparavant réservée à la Nouvelle-Calédonie en matière d’accès à l’emploi, de droit d’établissement et de protection du patrimoine foncier.
(16) Cf. dans un numéro précédent de la revue, l’article de Michel Giraud : « Après la colonie, la nation ? Le cas des sociétés dépendantes de la Caraïbe », Pouvoirs dans la Caraïbe, nº 12, 2000.