1143 spectacles différents en un peu plus de trois semaines, 969 compagnies, 6000 artistes, presque autant de « professionnels » (producteurs, diffuseurs, journalistes) : ces chiffres donnent le tournis et signalent qu’on ne peut bien sûr rendre compte de l’ensemble du Off. Après une petite semaine seulement en Avignon, il est tout au plus possible d’évoquer quelques-uns des spectacles du programme.
Il convient de souligner tout d’abord que cette surabondance est loin d’être favorable à tous. Certes, elle permet à de parfaits inconnus de se faire connaître, mais à côté de ces quelques-uns qui seront bénis par la Fortune, combien qui présentent des choses remarquables ne parviendront jamais à remplir la salle – pourtant de dimension réduite – où ils se produisent et ne rentreront pas dans leurs fonds (les propriétaires des salles ne faisant aucun cadeau). Et combien, aux prestations tout autant dépourvues de texte que de talent, sont venus attirés par un miroir alouettes, alors qu’ils n’auraient pas passé la barrière de la moindre sélection. Car tel est le parti et le pari du Off, de donner à tout le monde sa chance, y compris à ceux qui n’en ont aucune. Pour notre part, nous ne parlerons ici que des spectacles qui nous ont plu, pour une raison ou pour une autre.
Antoine Chapelot dans Les Jolies Loques (d’après les Soliloques du pauvre de Jehan-Rictus).
Le spectacle le plus fort et le plus émouvant auquel il nous ait été donné d’assister. Jehan Rictus est bien oublié aujourd’hui. A tort. Il fut un poète populaire aux deux sens du terme, qui eut son heure de gloire au tournant du XXe siècle. Il a inventé une langue, une jactance, à coup d’argot, de mots à majuscule, d’élisions, le tout moulé dans des octosyllabes.
J’suis aux trois quarts écrabouillé
Ent’ le Borgeois et l’Ovréier,
J’suis l’gars dont on hait le labeur,
J’suis un placard à Douleurs,
Je suis l’Artiste et le Rêveur,
Le Lépreux des Démocraties.
(« Les Masons »)
Un texte aussi fort peut être dit de bien des façons. Antoine Chapelot est passé par l’atelier du Théâtre du campagnol avant de créer sa propre compagnie. Son interprétation de Rictus est véritablement inspirée. Si jamais un comédien fut habité par son personnage, c’est bien le cas ici. La photo s’avère incapable de rendre compte du jeu proprement halluciné de Chapelot, « clochard céleste » aux yeux perdus dans le vague, à l’élocution heurtée, capable d’exprimer aussi bien l’hébétude que la surexcitation, de faire de son banc public – unique élément de décor – berceau douillet ou tribune pour haranguer.
Un accordéoniste ponctue ou accompagne les déclamations du comédien. Ce dernier ne peut s’appuyer, à part lui, que sur son banc, sur une redingote élimée et sur un vieux chapeau haut de forme pour varier ses effets. Il n’a pas besoin de davantage. L’essentiel est dans l’intensité des expressions, la musique rauque de la voix, la poésie poignante du texte.
Jeanne Béziers dans Monstres.
Une femme seule en scène à l’exception du musicien qui l’accompagne : La formule est a priori la même que chez Chapelot. Rien de plus dissemblables, pourtant, que leurs deux spectacles. Jeanne Béziers (fille de Pierre Béziers – cf. infra), passée par la Comédie de Saint-Etienne et la troupe paternelle, s’est mise à concevoir des one-woman-shows qui tiennent autant de la comédie musicale ou du music-hall que du théâtre. Aussi le rôle du musicien est-il, chez elle, très important. Armé non seulement d’une contrebasse mais d’un synthétiseur et d’un certain nombre d’enregistrements, il peut balancer toutes sortes de musiques et de sons au gré de la comédienne, meneuse d’une revue dont elle serait l’unique exécutante. Jouant agréablement des claquettes, chantant non moins agréablement des mélodies anglo-saxonnes tirées souvent de Walt Disney, avec parfois des incursions dans l’opéra rock, changeant de ou plutôt transformant son costume pour se métamorphoser, par exemple, en une grenouille désopilante, J. Béziers fait avancer son spectacle à un rythme d’enfer tout en nous racontant ses songes réels ou imaginaires, peuplés – comme bien entendu – de « monstres », plutôt sympathiques au demeurant.
La Compagnie du Maquis dans Les Bougres.
Les « bougres », un mot ancien sert de titre à une pièce traitant d’un sujet ancien, la croisade des Albigeois, écrite et mise en scène par Pierre Béziers, le père donc de la susnommée et directeur de la troupe du Maquis, laquelle est installée à Aix-en-Provence depuis plus de vingt ans.
Ai Toloza et Proensa Aïe ! Toulouse et Provence,
E la terra d’Argensa Terre d’Argence,
Bezers et Carcassey Béziers et Carcassonne,
Quo vos vi et quo-us vey Comme vous étiez et comme je vous vois maintenant !
Ainsi pleurait (en langue d’oc) le troubadour Bernard Sicart de Marvejols après le passage des croisés sur le Midi. Ce court extrait d’un poème qui est dit en entier pendant le spectacle (avec sous-titres en français) suffit pour donner une idée de la thématique. Le ton cependant est joyeux et l’on rit plus qu’on ne pleure devant les malheurs du comte Raymond Trencavel et de ses comparses. L’effet comique est liée en partie au talent des comédiens et comédiennes, en particulier Florence Hautier qui, entre autres, commente ou résume (ou remplace) l’action avec les accents d’une vraie native de Bab-el-Oued (qu’elle n’est pas) – et Anne Décis (que les amateurs de séries télévisées françaises ont sans doute repérée dans Plus belle la vie). Il est dû également à l’emploi du procédé d’incrustation des comédiens dans des images. Ce procédé utilisé désormais au cinéma consiste comme on sait à filmer les comédiens sur un fond neutre (bleu en fait) et à mixer ensuite cette prise de vue avec d’autres images, par exemple un traveling sur une forêt. Il est ainsi très aisé de reconstituer par exemple le galop d’un chevalier dans un paysage sylvestre. Le spectacle démonte et démontre le procédé, permettant nombre d’effets fort comiques. Ainsi, en laissant seulement visible la tête d’un comédien et un bâton qui lui va sous le menton (tout le reste étant dissimulé sous du bleu), fait-on apparaître sur l’écran sur l’écran la tête d’un guerrier piqué sur une lance, qui se détache sur un fond de rempart. .. Pour peu que cette tête se mette à parler, l’effet est garanti !
Le Malade imaginaire par la compagnie Kronope.
Molière est réellement malade quand il écrit cette pièce, la dernière, satire contre la médecine de son temps. Il aurait pu en faire une pièce tragique (comme l’on sait, la tragédie s’invita elle-même lorsque Molière s’effondra sur la scène lors de la quatrième représentation), il choisit d’en faire une farce. Les mentalités ne sont plus les mêmes aujourd’hui qu’au XVIIe siècle, nous ne rions pas des mêmes choses. Il est donc difficile pour une troupe d’aborder ce genre de spectacle. Guy Simon a pourtant parfaitement gagné son pari.
Directeur du Kronope (Poitiers), comédien, metteur en scène, il s’est chargé, comme Molière, du rôle d’Argan. Au-delà de son jeu, très expressif, qui accentue autant que faire se peut le comique du personnage, il parvient à le faire exister comme une personne à part entière, avec une fragilité presque enfantine. Il est le seul non masqué en dehors d’Angélique (sa fille qu’il désire marier au jeune médecin Diafoirus, afin, dit-il, d’avoir toujours un médecin sous la main) et de Cléante, l’amant (au sens du XVIIe !) d’Angélique. Tous les autres personnages se dissimulent derrière des masques, ce qui – au-delà de l’économie de comédiens permise – renforce le côté fantastique de la farce. D’autant que les masques sont à eux seuls très éloquents.
Le Malade de Guy Simon est un spectacle littéralement « merveilleux », ce qui est dû en grande partie à un dispositif scénique aussi spectaculaire qu’efficace : un lit immense qu’on ne devine pas au début, qu’on découvrira lorsqu’il s’inclinera pour révéler Argan dans sa majesté de malade alité. Ce lit, agrémenté d’un trapèze (au départ la barre qui doit aider le malade à se redresser), servira de terrain de jeu aux comédiens, variable dans sa hauteur tout au long du spectacle… en fonction des partenaires d’Argan : car certains d’entre eux – Béline, la traîtresse épouse, souveraine dans son costume blanc agrémenté de dentelles, ainsi que le frère d’Argan – sont juchés sur des échasses. Tous les comédiens défendent vaillamment (ou plutôt drôlement) leur rôle, à commencer par Joëlle Richetta, parfaite en Toinette (la servante) et désopilante dans le rôle de la petite sœur d’Angélique.
La troupe de l’hôpital de Montfavet dans Le Libertin d’E.-E. Schmitt.
Une troupe basée dans un hôpital psychiatrique (Montfavet près d’Avignon), composée de patients (en majorité) et de soignants sous la houlette d’un metteur en scène, Pascal Joumier. La troupe a impressionné dans le passé par son interprétation du Vol au-dessus d’un nid de coucou. Cette année, elle présentait en Avignon une reprise (L’Atelier de J.-C. Grumberg) et une création (Le Libertin d’E.-E. Schmitt). E.-E. Schmitt est selon nous un auteur un peu en-dessous de sa réputation, qui fait du boulevard à prétention intellectuelle avec moins de verve que le boulevard tout court (celui qui n’affiche aucun prétention). Ici le thème est rien moins qu’une interrogation philosophique sur la morale à travers le personnage de Diderot, un Diderot, en l’occurrence, assailli par son secrétaire – qui le presse de rendre sa copie pour l’Encyclopédie – et par un certain nombre de femmes qui ne lui veulent pas toutes que du bien.
Nous n’étions pas là pour Schmitt, ni pour Diderot mais pour la troupe de Montfavet, en l’occurrence six comédiens (quatre patients et deux soignants). On ne saurait évidemment exiger d’une troupe d’amateurs – même si certains de ses membres jouent depuis plusieurs années – la même perfection que de la part de professionnels ; la prestation fut néanmoins plus qu’honorable dans l’ensemble. Le décor (pour l’essentiel un ensemble de colonnes à section carrée dessinant un escalier) ne cherche pas l’originalité mais l’efficacité. Nicolas Barrière (un infirmier dans la « vraie vie ») parvient à rendre crédible le personnage de Diderot (qui ne quitte pas la scène un seul instant). Les quatre dames tirent plus ou moins leur épingle du jeu, plutôt plus que moins. Enfin Marc Rapp (un patient qui a donné précédemment une interprétation, paraît-il inoubliable, du chef Bromden dans Le Vol au-dessus d’un nid de coucou), affiche à nouveau ici, dans le rôle du secrétaire du philosophe, sa présence impressionnante et sa voix rocailleuse.
Congre et Homard, production guadeloupéenne d’une pièce de Gaël Octavia.
Gaël Octavia, comme son nom ne l’indique pas, est une jeune femme d’origine martiniquaise. Congre et Homard est sa première pièce montée, sinon son premier essai d’écriture théâtrale. Elle y révèle une étonnante maîtrise. Construction parfaite (dans le genre des pièces à tiroir avec des rebondissements successifs), langue brillante avec quelques rares pépites empruntées à un vocabulaire plus populaire, voire créole puisque nous avons affaire respectivement à deux représentants du petit peuple antillais : un pêcheur et un « jobeur » (c’est-à-dire un chômeur « officiel » faisant des petits boulots).
On ne racontera surtout pas l’histoire. Disons simplement que le pêcheur a une bonne raison d’en vouloir au jobeur et qu’il lui fera passer de très mauvais moments. Le premier, Dominik Bernard – qui a également assuré la mise en scène – mène le jeu avec un bagout et une autorité sans faille. Joël Jernidier, son comparse, qui endosse le rôle plus ingrat d’une victime presque tout le temps passive, démontre une belle intériorité.
Ce spectacle est exemplaire parce qu’il réunit toutes les qualités que l’on attend du théâtre : 1) un vrai texte, écrit pour le théâtre, utilisant de manière magistrale les techniques propres à l’écriture théâtrale. 2) des comédiens talentueux. 3) une mise en scène rigoureuse et une scénographie au service du texte. En l’occurrence, le parti retenu par le metteur en scène et le décorateur (Pascal Catayee) fut de placer les deux hommes (tous deux vêtus d’une combinaison de travail) face à face de part et d’autre d’une table qu’on pourrait imaginer dans un bistrot branché, cubique de forme et d’où surgit par moment une lumière bleutée. Le bleu est d’ailleurs la tonalité dominante et cette lumière froide n’est pas sans contribuer à la tension qui domine le spectacle de bout en bout. Lumière bleue qui contraste avec le rouge qui accompagne le tout début du spectacle lorsque le pêcheur, seul en scène, esquisse une valse : première fausse piste, il y en aura d’autres !
Bobby Fischer vit à Pasadena de Lars Norén
Deux comédiens, Muriel Jarry er Gérard Volat, se sont associés à un metteur en scène d’origine roumaine, Calin Blaga, pour monter cette pièce qui décrit un huit-clos familial aussi explosif qu’étouffant, et dans lequel ils interprètent respectivement la mère (Gunnel, ex comédienne à succès) et le père (Carl, industriel). La distribution est complétée par Giuliano Errante (Thomas, le fils psychotique) et Anne Rouzier (Ellen, la fille alcoolique). L’auteur suédois, Lars Norén, a lui-même été interné dans un hôpital psychiatrique. Il sait donc de quoi il parle quand il brosse le portrait de Thomas, lequel s’exprime peu avec des mots mais dont chaque intervention est saisissante. Le texte est brillant (après avoir néanmoins subi de nombreuses coupes pour faire passer la représentation de trois heures à une heure et demie). Les répliques fusent ou bien les discours se superposent sans se rencontrer, c’est selon. Ellen ne rate pas une occasion pour accabler ses parents, sa mère en particulier qu’elle accuse de tous les maux. Si Gunnel, pour sa part, essaye de se montrer accommodante en face d’enfants aussi difficiles, son naturel dominateur reprend vite le dessus. Seul Karl réussit à garder plus ou moins son calme au milieu de la tempête.
En dépit de quelques longueurs qui subsistent, Bobby Fischer vit à Pasadena (le fils est un brillant joueur d’échec, d’où ce titre insolite) est un spectacle prenant et souvent émouvant qui présente, accessoirement, l’avantage de nous parler du théâtre (les quatre personnages revenant justement d’une représentation théâtrale).
Proudhon modèle Courbet de Jean Pétrement
Jean Pétrement dirige la compagnie Bacchus à Besançon, ville natale de Proudhon. A l’occasion du bicentenaire de la mort de ce dernier, en 2009, il a créé cette pièce, laquelle – dans l’affrontement entre le philosophe (joué par Pétrement) et son ami Courbet, le peintre (Alain Leclerc) – fait ressortir quelques-unes de leurs divergences. L’admiration que Courbet témoigne à son ami ne l’empêche pas en effet de s’opposer à lui. Et il faut bien reconnaître que le plus sympathique des deux n’est pas Proudhon, tout engoncé qu’il est dans de rigides principes. Deux autres personnages, Jenny, le modèle (Adeline Moncaut) et Georges, le braconnier (Lucien Houvier) apportent respectivement le point de vue du féminisme (qui s’oppose frontalement à la misogynie de Proudhon, dont le texte donne quelques exemples frappants) et celui d’un représentant du « peuple authentique », bien éloigné de l’idéal proudhonien.
Un décor réaliste, avec en toile de fond une reproduction de « L’Atelier » de Courbet, encore inachevé (le tableau dans son état définitif est exposé au musée d’Orsay à Paris), une interprétation très dynamique dominée par un Alain Leclerc magistral, rendent bien compte des intentions de l’auteur.
Ce dernier s’appuie sur des extraits judicieusement choisis pour illustrer les points de vue en présence, d’abord des ouvrages de Proudhon, et en particulier celui qu’il a consacré à l’art et à Courbet (Du principe de l’art et de sa destination sociale, 1865) – où l’on peut lire par exemple « qu’en peinture ni plus ni moins qu’en littérature et en toute chose, la pensée est la chose principale, la dominante ; que la question du fond prime toujours celle de la forme ; et qu’en toute création de l’art, avant de juger la chose de goût, il faut vider le débat sur l’idée » (p. 14), une opinion qui reste valable pour l’art le plus contemporain. Pour illustrer le point de vue féministe, J. Pétrement a retenu des extraits de La Femme affranchie, réponse à MM. Michelet, Proudhon, E. de Girardin et autres novateurs modernes (1860), un ouvrage sorti de la plume d’une certaine Jeanne-Marie Poinsard, alias Jenny d’Héricourt (d’où le choix du prénom Jenny, pour le modèle incarné sur la scène par la charmante Adeline Moncaut).
Les thèmes abordés ne se limitent pas pour autant à la question du réalisme en art et au féminisme. Ni la doctrine sociale (le mutuellisme) ni la théorie économique ne sont oubliées (avec, pour le second point, la reprise de l’exemple de l’obélisque de Louxor dressée sur la place de la Concorde par « deux cents grenadiers », l’une des explications proudhoniennes de l’origine de la plus-value capitaliste).
La pièce, présentée aux deux dernières éditions du festival d’Avignon, est reprise cet automne à Paris (du 1er septembre au 30 octobre à La Folie Théâtre, rue de La Folie-Méricourt, XIe).
J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne de Jean-Luc Lagarce
Catherine Decastel, elle-même auteure de théâtre, a signé cette mise en scène dans laquelle elle interprète le rôle de la mère. Le texte est l’un des meilleurs de Lagarce : cinq femmes, la mère et ses quatre filles, ressassent leur vie passée dans l’attente d’un hypothétique retour du fils et frère, chassé par son père de la maison pour une raison qui demeurera obscure. Une pièce constituée principalement de monologues pas vraiment faciles à faire fonctionner sur un plateau. C. Decastel s’en sort très bien. Sur un plateau nu, à l’exception du lit, au fond, sur lequel est couché le fils (il est finalement revenu mais s’est effondré sans avoir prononcé un mot et se trouve depuis dans un état catatonique), elle fait se déplacer les cinq femmes (toutes vêtues de robes taillées dans la même étoffe, le visage blanchi) et interagir autant que le texte le permet. L’impression générale est celle d’une cérémonie un peu perverse, où se mêlent des confessions impudiques, avec une violence rentrée, dans une famille ou l’amour et la haine se confondent.
Une scène de masturbation, une bassine d’eau en guise d’accessoire à peu près unique, autant de tics d’une mise en scène « moderne » qu’on pardonnera cependant volontiers dans la mesure où ils ne paraissent pas plaqués artificiellement – pour « faire moderne », justement – mais restent toujours au service du texte.
La Répartition des mouches de Jean Cagnard
Beau titre pour un authentique théâtre populaire qui part du peuple, s’adresse au peuple, le fait participer et tout cela sans l’ennuyer. Il faut dire que Jean Cagnard sait, lui aussi de quoi il parle (à l’instar de Nordén), puisqu’il est à la fois écrivain et maçon. Il traite ici de la solitude autour d’un personnage récurrent, « l’homme avec lequel on se sent seul quand on se trouve dans une pièce avec lui ». Le propos de la pièce impose le recours aux monologues mais la mise en scène de Michèle Addala est telle que cela ne paraît jamais artificiel ou pesant.
La troupe composite, qui effectue pendant toute l’année un travail d’animation dans le quartier de la gare, en Avignon, est représentative de la population de la France d’aujourd’hui (une Espagnole, un Français d’origine africaine, un autre d’origine nord-africaine, à côté de trois Français « de souche »). La scénographie se limite à quatorze bancs en bois, tous semblables et à un portique derrière lequel un musicien joue de divers instruments, parfois accompagné par d’autres membres de la troupe. Les bancs manipulés avec autant d’élégance que de dextérité par les comédiens permettent de construire autant de décors que nécessaire, un lit par exemple ou un mur en guise d’écran. La mise en scène très dynamique enchaîne les tableaux sans temps mort. A la fin, une partie du public est invitée à remplir les bancs sur la scène et le spectacle s’achève donc au milieu des spectateurs. Ajoutons que le texte, sans jamais pontifier, permet néanmoins de faire passer quelques vérités essentielles. Bref, La Répartition des mouches est une réussite.
Les Lois de la gravité d’après Jean Teulé
Marc Brunet, un ancien de la Cartoucherie de Vincennes, a adapté le roman éponyme de Jean Teulé. Le passage du roman à la scène fonctionne à la perfection, les personnages existent et le suspense est entretenu jusqu’à la fin. Les personnages, un lieutenant de police et un agent en tenue, de garde, la nuit, dans un commissariat, voient se présenter devant eux une femme. S’accusant du meurtre de son mari qu’elle a commis plusieurs années plus tôt, celle-ci vient se constituer prisonnière. S’ensuivra entre la femme qui réclame d’être jugée et le policier qui s’efforce de la faire changer de décision, un huit-clos seulement interrompu de temps en temps par l’agent en tenue. Pour paradoxale qu’elle soit – la coupable qui cherche son châtiment, le policier qui le lui refuse – cette situation est néanmoins parfaitement crédible, car les deux personnages ont, chacun, leurs petites fêlures qui les poussent à se conduire de façon a priori anormale.
Pour autant, le spectacle n’est jamais pesant. Il est drôle sans être comique, attendrissant sans être larmoyant. Quant aux interprètes, on peut dire qu’ils sont eux aussi parfaits : Marc Brunet a beau se révéler un policier plutôt compliqué, sa faconde est inépuisable lorsqu’il s’agit de défendre ce qu’il croit une juste cause. Hélène Vauquois est émouvante dans son rôle de femme fragile mais néanmoins volontaire. Quant à Christian Neupont, l’agent sur le point de partir à la retraite, il a toute la sagesse et l’humanité requises par son personnage.
La mise en scène sans chichi d’Elizabeth Sender, la scénographie qui se résume à quelques meubles de bureaux fatigués, ont évidemment aussi leur part dans la réussite de ce spectacle.
Pour mémoire, des spectacles que nous aurions préféré ne pas voir :
Corinne Valancogne dans La Repasseuse qui chantait « Besame Mucho » (qui joue faux sans le vouloir !)
Jean-Claude Drouot et Serge Le Lay dans Lear et son fou (incontestable performance des deux acteurs sur un texte mortellement ennuyeux).
Alain Macé dans L’Apprentissage de J.-L. Lagarce (le Lagarce qu’on déteste, comme celui du Savoir-Vivre, qui étire indéfiniment son texte, faute d’avoir vraiment quelque chose à dire).
Jacques Boudet dans La Dernière Bande de S. Beckett (un texte de Beckett ramené à rien, sinon quelques mimiques toujours les mêmes : qu’est-ce que Jacques Boudet est allé faire là-dedans ?)
Cannibales de José Plyia (Plyia, incontestable metteur en scène, est-il vraiment un auteur ? Cette pièce, malgré ses qualités, n’a pas suffi pour nous en persuader).
Hamlet Machine par le Théâtre du Rêve Expérimental, Pékin (on a le droit d’être jeune et inexpérimenté mais à ce point ?)
Le Jeu de l’amour et du hasard par le Théâtre d’Azur, La Réunion (des amateurs sympathiques, sincères amoureux du théâtre, mais qui – à une ou deux exceptions près – restent trop amateurs).
Brûlez tout de et par Pierrette Dupoyet (le thème de Farenheit 451 sans l’imagination de Bradbury, l’élégance de Truffaut ni le charme d’Oskar Werner).
Lucy de Valérie Goma (le brouillon d’une pièce à venir).
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