Les adaptations d’œuvres littéraires qui n’ont pas été écrites originellement pour le théâtre, fleurissent, à Paris, en cet hiver 2010.
Le Horla : fracassant
Il faut accepter de s’éloigner jusqu’au théâtre Darius Milhaud, petite salle excentrée du 19ème arrondissement, près de la Porte de Pantin, pour assister à ce qui est peut-être l’événement théâtral de la saison parisienne. Max Darcis est l’adaptateur et l’interprète de la fameuse nouvelle de Maupassant (dans sa dernière mouture, celle qui prend la forme d’un journal intime). Max Darcis est un extraordinaire comédien, très expérimenté, malheureusement presque inconnu en France qu’il a quittée voici plusieurs décennies pour s’installer en Nouvelle-Calédonie. Il nous offre dans le Horla un extraordinaire numéro d’acteur. Tous ceux qui continuent à penser que jouer la comédie se résume à se planter sur une scène pour raconter d’aimables plaisanteries ou, à l’inverse, débiter de sentencieuses tirades avec des accents tragiques, devraient se précipiter pour assister à une représentation du Horla.
Max Darcis dans le Horla
La parole, certes, est importante, chez le comédien. Et le silence qui est souvent plus fort que les mots. Mais un grand comédien dispose de bien d’autres instruments. Le corps tout entier qui peut être tour à tour fœtus, enfant joueur, adulte raisonneur ou jouisseur, vieillard tendre ou désespéré, cadavre enfin, glorieux ou misérable. Et n’importe quelle partie de ce corps : le regard perçant ou qui se perd ; une jambe qui traîne, une main qui pend comme morte ; le dos qui se voûte ou les reins qui se cambrent ; et les bras qui peuvent tout dessiner ou presque, palais ou chaumière, effrayant commandeur ou fragile bébé, etc. Quand un grand comédien se lève, s’assied, se met en route, s’arrête, se tourne, se retourne, il nous force à le regarder (et non pas seulement à le voir) dans tout ce qu’il fait. Le moindre de ses gestes a été pesé, pensé, intériorisé pour avoir une efficacité, ou plutôt une charge émotive maximale.
On peut lire le Horla comme un simple conte fantastique ; son véritable sujet est la descente progressive d’un homme dans la folie. La difficulté, pour le comédien, est donc multipliée par le nombre de personnalités de son personnage, tantôt sain d’esprit, tantôt complètement aliéné, en passant par plusieurs degrés intermédiaires. Pour exprimer ces différents états, Max Darcis n’a pas de grande machine à quoi se raccrocher : seulement deux chaises, l’une pour le narrateur et l’autre, peut-on imaginer, pour l’invisible « Horla » ; de rares intrusions d’une voix-off ou de la musique (Symphonie pathétique) ; enfin l’indispensable éclairage dont les nuances s’avèrent, ici, essentielles. Il est simplement vêtu : chaussures et pantalon noirs et une blouse blanche, pourvue de manches ballon, très ample, plissée, retravaillée qui donne à elle seule une touche d’étrangeté au personnage.
La voix de Max Darcis dispose d’une vaste gamme, des aigus aux graves, du murmure au tonitruant ; il en joue moins qu’il ne la laisse échapper ses sentiments profonds, ou les sentiments profonds du personnage puisque les deux se confondent sur la scène. Quant à son jeu à proprement parler – ses déplacements, ses expressions, ses attitudes – il semble lui aussi habité par une nécessité intérieure. On est facilement accusé d’en faire trop quand on doit représenter la folie. Mais la folie est faite d’alternances : catatonie ou surexcitation. Interpréter la folie, dans tous ses paroxysmes, c’est sans doute le plus beau rôle pour un comédien, le plus beau en tout cas pour un grand comédien. Max Darcis en fait la démonstration dans le Horla.
Un Cœur simple : bouleversant
Le Théâtre de la Boderie est implanté dans la campagne française, à Ste-Honorine-la-Chardonne, en Basse-Normandie. Il a posé provisoirement ses malles dans une petite salle du quartier de la Gaité à Paris, le Guichet Montparnasse. Marie Martin-Guyonnet, la chef de troupe, interprète en solo le conte de Gustave Flaubert, Un Cœur simple. Laissons l’auteur présenter son œuvre :
Marie Martin-Guyonnet dans Un Cœur simple
« L’histoire d’un cœur simple est tout bonnement le récit d’une vie obscure, celle d’une pauvre fille de campagne, dévote mais pas mystique, dévouée sans exaltation et tendre comme du pain frais. Elle aime successivement un homme, les enfants de sa maîtresse, un neveu, un vieillard qu’elle soigne, puis son perroquet ; quand le perroquet est mort, elle le fait empailler et, en mourant à son tour, elle confond le perroquet avec le Saint-Esprit. Cela n’est nullement ironique comme vous le supposez mais au contraire très sérieux et très triste. Je veux apitoyer, faire pleurer les âmes sensibles, en étant une moi-même » (Gustave Flaubert – lettre à George Sand- lundi 19 juin 1876).
Le texte de Flaubert est magnifique, écrit dans une langue à la fois belle et précise. Néanmoins, ce n’est plus ce genre qui fait recette aujourd’hui, même auprès des amateurs de littérature. L’histoire d’une domestique modèle mais un peu fofolle (Félicité), dans un pays (je parle de la France) d’où les bonnes ont depuis longtemps disparu, sauf le respect dû à « l’idiot de la famille », cela fait quand même bien démodé. Comment se fait-il, alors, que Marie Martin-Guyonnet crée en nous une telle émotion ? L’exiguïté de la salle (cinquante places) doit aider : le contact entre l’interprète et les spectateurs est immédiat, intime. Mais cela ne suffirait pas sans le talent d’une comédienne qui sait nous toucher sans jamais en faire trop. Au début, quand elle se présente en tenue d’aujourd’hui, pantalon et t-shirt noir, et qu’elle commence à dire le texte, on se dit qu’il va falloir s’accrocher un peu, compter davantage sur les qualités littéraires du texte que sur sa mise en scène théâtrale. Et puis tout change, avec encore une fois, très peu de choses : un tas de chiffon, négligemment jetés sur une table basse, se révèle des vêtements, ceux de Félicité justement. La comédienne s’en saisit, non pour les revêtir dans un premier temps, mais pour habiller la chaise, basse elle aussi, posée à côté. Plus tard la comédienne les revêtira elle-même. Ainsi, progressivement, le spectacle deviendra-t-il de plus en plus réaliste, et de plus en plus réaliste, il se fera de plus en plus émouvant. Très vite, ce n’est plus simplement une histoire édifiante qui nous est contée. C’est Félicité toute entière qui se met à vivre devant nous.
Comment décrire le jeu de Marie Martin-Guyonnet ? La diction est parfaite, accrochant néanmoins brièvement à trois ou quatre reprises. La gestuelle est sage, à l’image du personnage principal. La comédienne ne crie vraiment qu’une fois, au moment où elle endosse le personnage de la patronne en colère. Lorsque c’est Félicité qui est censée crier, elle se contente d’ouvrir grand la bouche, en une protestation sans parole. Aucune outrance, donc dans ce jeu, mais une concentration sans faille, une obstination qui colle parfaitement avec le rôle de Félicité, qui ne se demande jamais où aller mais y va tout droit.
Pas de décor sur cette scène minuscule, mais quelques accessoires : une table rustique et une chaise en paille, des vêtements, un voile de tulle pour évoquer la robe de communiante de la petite Virginie, la fille de la maîtresse de Félicité, un coffre clouté d’où sortiront, au fur et à mesure, les modestes cadeaux envoyés par le neveu qui est parti sur la mer, puis le perroquet empaillé, appelé à tenir une si grande place dans le cœur de Félicité à la fin de sa vie.
L’Augmentation : labyrinthique
On peut voir, immédiatement à la suite d’Un cœur simple, L’Augmentation de Georges Perec, adapté et mis en scène par Marie Martin-Guyonnet. Il s’agit d’un texte expérimental comme Perec aimait en écrire (L’Art et la manière d’aborder son chef de service pour lui demander une augmentation), publié en 1968 dans la revue L’Enseignement programmé. Pas de personnage au départ mais un texte dense, sans ponctuations, de 88 pages, dans lequel on peut reconnaître néanmoins six figures stylistiques (la proposition, l’alternative, l’hypothèse positive, l’hypothèse négative, le choix, la conclusion). Pas davantage d’intrigue, mais l’organigramme d’un programme informatique qui décortique une action apparemment des plus banales : demander une augmentation à son chef de service. Démarche banale et simple quand on veut aller au fond des choses ; pas si simple pour un ordinateur. On en jugera par les quelques répliques ci-dessous, tirées de l’adaptation écrite par M. Martin-Guyonnet pour sa mise en scène :
« 1 • Vous avez mûrement réfléchi, vous avez pris votre décision et vous allez voir votre Chef de Service pour lui demander une augmentation.
2 • Ou bien votre Chef de Service est dans son bureau, ou bien votre Chef de Service n’est pas dans son bureau.
3 • Si votre Chef de Service était dans son bureau, vous frapperiez et vous attendriez sa réponse.
4 • Si votre Chef de Service n’était pas dans son bureau, vous guetteriez son retour dans le couloir.
5 • Supposons que votre Chef de Service ne soit pas dans son bureau.
6 • En ce cas vous guettez son retour dans le couloir. » Etc., etc.
L’Augmentation
ne sont pas gratuites, elles sont celles de l’informatique. Elles finissent néanmoins par lasser, en dépit de l’introduction de bifurcations supplémentaires dans le programme (concernant l’humeur de la secrétaire, la santé du chef, etc.) au fur et à mesure de l’avancement du spectacle. Aussi rit-on moins à la fin qu’au début. Entendre les mêmes propositions répétées inlassablement provoque chez le spectateur une sorte de crispation, égale à celle du malheureux employé, lequel, au vu de la multiplication des hypothèses, a de moins en moins de chances d’obtenir l’augmentation désirée.
Et encore la mise en scène fait-elle tout pour rendre le spectacle le plus léger possible. Trois comédiens, une femme et deux hommes (Jehanne Carillon, Jean-Marc Lallement, Olivier Salon), se chargent d’exprimer tour à tour les instructions successives du programme. Expérimentés, avec une forme de comique naturel et la langue déliée, ils tirent le maximum du texte de Perec. Quelques passages chantés font agréablement diversion. Les accessoires (chaises, bureau, meuble classeur métalliques, le rétroprojecteur qui s’avère apte à de multiples usages) sont empruntés à l’époque où Perec rédigeait L’Augmentation. Enfin, il n’y a rien à redire à la mise en scène. Et si le spectateur finit par se perdre dans le labyrinthe de ce texte expérimental, peut-être était-ce l’effet recherché, après tout.
Les Soliloques de Mariette : troublant
Comment un critique doit-il réagir lorsqu’il se trouve en désaccord flagrant avec la majorité de la critique et du public, ce qui fut notre cas face aux Soliloques de Mariette, faits d’extraits du chef d’œuvre d’Albert Cohen, Belle du Seigneur ? Cette pièce, à nouveau un solo, se joue, contrairement aux précédentes, dans un théâtre bourgeois, bien plus confortablement installé et, en dépit de son nom – le Petit Montparnasse – bien plus spacieux que les deux précédents. La salle était pourtant à peu près pleine, en milieu de semaine, pour écouter et voir une autre comédienne de province, Anne Danais (La Maison du Chat bleu à Saint-Savinien, Charente-Maritime) dans son adaptation de Belle du Seigneur. Regarder une œuvre par le petit bout de la lorgnette, ou plus exactement à travers son personnage le plus humble, peut s’avérer un bon choix. D’autant que, dans le cas particulier, Albert Cohen a soigné sa Mariette, pour laquelle il a inventé une langue, qui emprunte à un parler populaire plus ou moins authentiques et qui fourmille de barbarismes (« sacrophage », « il y a anguille sous cloche », etc.).
Anne Danais dans les Soliloques de Mariette
Le public, une partie importante du public, a semblé suivre volontiers l’interprète, riant quand il le fallait et, à la fin, applaudissant de bon cœur. D’autres spectateurs – dont nous faisions partie, on l’a compris – étaient plus réticents. Sans doute ne percevaient-ils pas, émanant de l’interprète, les mêmes impressions que la majorité du public. Le parti retenu par Anne Danais (assistée par Anne Quesemand à la mise en scène) consiste à faire de Mariette une bonimenteuse, c’est-à-dire une personne dotée d’un solide bagout et maîtresse en clins d’œil effectifs ou subliminaux, grâce auxquels elle conduit à sa guise la partie la plus docile du public. Mais Anne Danais a-t-elle vraiment les dispositions nécessaires pour tenir la scène comme un bateleur de tréteaux de foire ? Elle nous a paru plutôt mal à l’aise dans ce rôle. Si encore elle avait été stimulée par une mise en scène audacieuse ! Celle-ci, hélas, d’un classicisme désarmant (une vraie bonne habillée en bonne, avec un fort accent du terroir, dans une vraie cuisine), n’apporte rien au texte qu’il ne contienne déjà. La pièce, pourtant, est un succès. Troublant !
Paris, décembre 2010.