Cet essai expose une nouvelle théorie psychopathologique, que j’ai élaborée à partir de mon expérience clinique de médecin, psychothérapeute en sexologie. Elle s’inscrit dans la continuité des théories structuraliste, constructiviste et cognitiviste, tout en osant cependant s’aventurer plus loin que celles-ci, c’est-à-dire en allant fouiller dans les origines traumatiques de la pensée.
La thèse principale de cet essai est que la violence constitue le problème majeur auquel les sociétés humaines sont confrontées depuis la nuit des temps. Dans le domaine de la sexualité plus encore que partout ailleurs, c’est l’existence de la violence, c’est-à-dire du viol (et notamment celui des enfants) qui transforme la sexualité naturelle ou instinctuelle en un système complexe cadré, structuré, dans lequel sont dictées des conduites, des impératifs et des interdits, générant des structures élémentaires de la sexualité (c’est-à-dire des opérateurs binaires pratiques, anatomiques, symptômatiques ou comportementaux) qui régissent et organisent la vie sexuelle des individus.
La violence humaine, qu’elle prenne la forme d’un rituel sado-maso ou d’un génocide, est une réalité effrayante, que peu de théoriciens ont osé aborder. Elle constitue pourtant un phénomène critique dont la genèse s’apparente à celle des phénomènes violents naturels (cyclones, éruptions volcaniques, tempêtes, etc…), dont l’origine n’est localisable nulle part, puisqu’ils naissent de la simple rencontre fortuite entre un substrat matériel inerte et un processus dynamique naturel (une « force »). Dans le cas de la tempête en mer par exemple, le substrat est l’eau et la dynamique violente (le déclencheur) est le vent, la structure ou forme générée est la vague (structure binaire) ou le tourbillon cyclonique (structure cyclique). Dans le cas de l’éruption volcanique ou du séisme, le substrat est la croûte terrestre, la dynamique est celle de la pression magmatique (tectonique des plaques) et la forme engendrée est la structure volcanique (structure ronde) ou la faille tellurique (structure binaire qui partage la terre en deux).
Ce qui est remarquable, c’est que la forme est à peu de chose près universelle ou invariante, alors que le substrat matériel sur lequel s’exerce la pression ou la dynamique violente peut changer considérablement d’une situation à une autre. Héraclite avait déjà remarqué que la rivière est toujours la même dans sa forme, alors que l’eau qui la compose change sans cesse. La forme est donc engendrée par une contrainte (ici les deux rives et la pesanteur) et ceci est une loi générale qui régit tout processus de morphogenèse. Toute structuration résulte d’une contrainte exercée par un paramètre externe sur un système naturel. Il ne peut donc pas exister de violence endogène ou innée. Il n’y a pas de génération spontanée de la violence, pas plus qu’il n’existe de génération spontanée des épidémies virales ou microbiennes. Seule la violence (subie) engendre la violence (agie). Il n’y a pas de perversion originelle ni de pulsion de mort. La violence est un processus naturel. Sans vent, pas de tempête. Sans traumatismes infantiles, pas de dépressions, pas de phobies, pas de perversions. Aucun système pulsionnel naturel n’est capable à lui seul d’engendrer de la violence sans être soumis à une contrainte violente (abus, forçage, emprise, pression) venant de l’entourage.
Dans le cas de la violence comportementale chez l’homo sapiens, le substrat matériel est le système nerveux (organisé en réseaux de neurones interconnectés), la dynamique est celle de la violence subie ou de la pression exercée par autrui, et la forme générée sera une stéréotypie comportementale, un rituel comportemental ou symptômatique, soit violent soit inhibé (c’est-à-dire binaire ou à bascule), qui sera sempiternellement répété sur le même mode (qui va de la crise clastique au meurtre ou au viol, en passant par les rituels pervers, les rituels phobiques ou obsessionnels, les fantasmes, les cauchemars, les crises d’angoisse ou de spasmophilie, etc…), ou encore un comportement cognitif lui aussi ritualisé, c’est-à-dire un système de pensée ou de croyance figé, dogmatique ou fanatique, débouchant sur des pratiques rituelles (rites religieux ou sociaux).
Nous voyons que les formes générées sont ici très diverses, même si elles sont en nombre limité. Le désir n’a donc strictement rien à voir avec tout cela, ce qui nous amène à changer radicalement de perspective pour aborder le phénomène psychopathologique.
- le concept d’Ego blessé (damaged Self) vient prendre la place qu’occupait le concept d’Inconscient dans la théorie freudienne en tant que source cachée de motivations comportementales pathologiques, soit inhibitrices, soit destructrices. Autrement dit, la souffrance cachée vient prendre la place du désir refoulé pour expliquer les comportements pathologiques, et la théorie du trauma infantile (qui était la première théorie freudienne) celle du « destin de la pulsion » (refoulée / défoulée).
- le psychisme étant considéré comme un système dynamique non-linéaire, le concept d’attracteur vient désormais remplacer celui de symptôme pathologique, et celui de bassin d’attracteur, qui désigne la tendance qu’a le système psychique perturbé ou déséquilibré par l’événement traumatique initial à retomber à répétition dans les mêmes pièges, c’est-à-dire dans les mêmes solutions de stabilisation (chréodes), vient prendre la place du concept de compulsion de répétition (ou de pulsion de mort).
- le concept d’enfant incestué (victime réellement d’inceste ou d’abus sexuel) vient prendre la place du concept d’enfant pervers incestueux (théorie du complexe d’Œdipe). Par définition, l’enfant n’a pas de libido (car celle-ci se déclenche à la puberté sous l’effet de l’horloge biologique hormonale), et encore moins de désir incestueux (car il existe des dispositifs innés d’inhibition de la sexualité intrafamiliale)
- 4. la dialectique du pensable et de l’impensable vient pendre la place de la dialectique du conscient et de l’inconscient. Ce qui est pensable est pensé (intégré aux données cognitives déjà présentes) ; ce qui est impensable est compensé par son contraire. Il faut donc qu’il existe dans le cerveau une machine à élaborer des contraires à tout ce qui se présente dans la vie. Cette machine, analogue à un logiciel, est connue sous le nom de carré sémiotique. Celle-ci génère dans le système cognitif comme dans le système comportemental et pulsionnel des dichotomies (disjonctions exclusives , opérateurs binaires) qui réduisent le jeu pulsionnel ou comportemental à un choix entre deux excès contraires, ce qui explique le caractère oscillant ou ambivalent du comportement pathologique.
- 5. le concept de bifurcation (du système) ou de binarisation (du choix comportemental) vient prendre la place du concept d’ambivalence ou de duplicité constitutionnelles. C’est la nécessité de réparation des dégâts traumatiques et elle seule qui imprime à la vie pulsionnelle des impératifs binaires de type auto-interdictions / auto-obligations qui aboutissent à l’alternative inhibé / compulsif (névrose / perversion), transformant la vie pulsionnelle en système rigide, en structure pathologique fixée (figée) ou oscillante (à bascule).
- 6. le concept de groupe comportemental pathologique individuel vient remplacer celui de systémique familiale : dans chacun des différents domaines pulsionnels (alimentaire, sexuel, affectif, cognitif, etc…) des structures de groupe commutatif à quatre termes s’offrent comme seule possibilité comportementale, chacune de ces solutions comportementales disponibles (opposées entre elles deux à deux) pouvant être tour à tour jouée par l’individu à lui seul (phénomène de changement d’états ou de transition de phases).
- 7. c’est ainsi qu’on pourra dégager par exemple dans le domaine sexuel, par la simple observation clinique, des structures élémentaires de la sexualité, c’est-à-dire des opérateurs binaires pratiques, générés par l’Ego blessé, qui organisent et régissent le déroulement de l’acte sexuel, en fonction des expériences traumatiques initiales, imprimant au désir et au plaisir ses lois propres, ses impératifs et ses exigences existentielles (d’affirmation de soi ou de réparation). Ces opérateurs binaires fonctionnent comme des portes logiques de type on / off, 1 / 0 , tout / rien, oui / non, qui interfèrent dans le déroulement physiologique des séquences pulsionnelles innées en les perturbant, en sommant l’individu de choisir entre deux choses contraires, en réduisant le choix comportemental (normalement multiple et quasiment infini) à de simples alternatives binaires du type ou bien…ou bien soumises à la loi du tiers exclu (loi de dualité de George Boole).
- 8. les plus courants parmi ces opérateurs binaires qui régentent la sexualité (c’est-à-dire les symptômes et les comportements sexuels) en la transformant en système structuré et ritualisé sont les suivants : sec / humide, fermé / ouvert , dur / mou, dehors / dedans, préliminaires / pénétration, orgasme clitoridien / vaginal, éjaculation précoce / tardive, désir / dégoût, plaisir / douleur, attirance / répulsion, agir / subir, dessus / dessous, devant / derrière, homo / hétéro, masculin / féminin, maternel / sexuel, sado / maso, etc…. On voit que certains opérateurs binaires découpent en deux un domaine spatial, d’autres un domaine temporel, d’autres un domaine sensoriel ou sensitif, d’autres une fonction ou un rôle. Certains dissocient (rendent incompatibles) deux éléments qui sont normalement conjoints : le désir et l’amour, ou la sexualité et la maternité, ou encore l’orgasme et l’affectivité. L’ensemble donne quelque chose qui finit par devenir extrêmement complexe, voire inextricable. C’est pourquoi la sexualité humaine semble si obscure et difficile à comprendre. Elle est parasitée à tout moment par des impératifs existentiels défensifs qui la freinent (peurs, blocages) ou qui au contraire la déchaînent et l’amplifient à l’extrême jusqu’à l’obsession, la compulsion ou la perversion. C’est pourquoi, finalement l’opérateur binaire primordial, en sexualité comme ailleurs, est l’opérateur inhibition / impulsion ou rétention / déchaînement, qui est l’opérateur général qui régente ou régit l’ensemble des domaines pulsionnels.
En amont d’un processus de structuration, il y a donc toujours un événement traumatique qui en est le déclencheur. Ce qui semble avoir échappé aux structuralistes, et en particulier à Claude Lévi-Strauss, c’est que le processus même de structuration mentale est un processus pathologique, réactionnel à une souffrance psychique, à une menace de destruction psychique par quelque chose qui se passe dans le monde, ou du moins dans l’environnement proche (naturel ou familial). Toute production mentale structurée a une origine traumatique et donc aussi une fonction défensive d’apaisement. Ceci est vrai aussi bien à l’échelle collective, où les grands mythes et rites populaires ou religieux ont pour fonction essentielle d’annuler par la pensée des événements naturels cataclysmiques réels ayant entraîné mort et dévastation, et à l’échelle individuelle, où les phobies, les croyances, les superstitions, les obsessions et les addictions personnelles viennent en réponse à des traumatismes infantiles potentiellement destructeurs.
De même que les structurations naturelles comme les cristallisations ou les polymérisations résultent de contraintes imposées à la matière dans certaines conditions climatiques ou géologiques, de même les structurations mentales résultent de pressions psychiques subies, le plus souvent violentes et émanant de l’entourage proche. Loin d’être un simple jeu gratuit, les structures sociales ou individuelles de mise en ordre du réel sont toujours déclenchées par un désordre grave survenant dans le monde environnant, c’est-à-dire par une contrariété des attentes innées de stabilité et de prévisibilité du monde.
Il est toujours difficile de lâcher (pour l’inconnu) les vieux outils conceptuels rassurants avec lesquels on avait l’habitude de penser. On ne peut pas se débarrasser d’un revers de manche des grandes mythologies comme la mythologie freudienne ou la mythologie chrétienne, ni des préjugés structuraliste ou cognitiviste qui prétendent qu’il n’y a pas de sens caché, que les mythes et les symptômes ne renvoient à aucun événement réel, car toutes ces thèses erronées ou négationnistes ont elles aussi une fonction d’apaisement social en nous évitant l’affrontement à la dure réalité, notamment celle de la violence sexuelle exercée par des adultes sur des enfants innocents.
Les mythes nous protègent de la vérité (insupportable et impensable), et il faut être prudent quand on veut les éradiquer, sinon on risque fort de retomber dedans malgré soi, c’est-à-dire de ne faire que remplacer un mythe par un autre (comme l’ont fait Nietzsche, Freud et René Girard, chacun à leur façon, avec la religion chrétienne).
De même qu’il ne suffit pas, comme le fait Nietzsche, de se débarrasser du mythe de Dieu (« tuer Dieu »), parce qu’il reste alors à s’occuper du père monstrueux réel (incestueux) dont ce Dieu idéalisé était la figure inversée, de même il ne suffit pas de se débarrasser du mythe de la Vierge, parce qu’il reste alors à régler la question de la mère destructrice réelle (incestueuse) dont elle était l’image inversée. De même, il ne suffit pas (comme le font les détracteurs de Freud, cognitivistes ou autres) de liquider le mythe freudien de l’enfant incestueux (théorie du complexe d’Œdipe), parce qu’il reste encore à s’occuper de l’enfant incestué réel dont il était lui aussi la figure inversée.
Aujourd’hui, l’humanité semble enfin prête à affronter cette terrible réalité qui a été jusqu’ici masquée et occultée par un déni collectif extrêmement puissant, et ceci est possible parce que nous avons désormais à notre disposition des outils théoriques modernes tels que ceux de la cybernétique, de la théorie des groupes, de la théorie des systèmes dynamiques non-linéaires et de la théorie des catastrophes, qui servent de référence aux sciences cognitives, et qui nous permettent de comprendre avec précision comment une perturbation grave comme un trauma psychique est capable de générer au sein d’un système vivant comme un système pulsionnel (sexuel, alimentaire ou autre) qui est à l’état normal fluctuant, aléatoire et adapté aux circonstances, des phénomènes de fixation, de rigidification, de cristallisation ou de crispation pathologique extrêmement tenaces comme un rituel addictif, un rituel pervers ou un rituel phobique, et ceci sans avoir besoin de recourir à des concepts mythiques comme celui d’Inconscient.
Dans cette nouvelle perspective, par ailleurs très féconde, un symptôme pathologique comme une addiction, une phobie, une obsession, une perversion ou une inhibition sexuelle, sera en effet considéré non plus comme traduisant un désir inconscient, mais comme un simple attracteur du système perturbé, c’est-à-dire un état dans lequel ce système se stabilise, l’analyse précise du symptôme permettant d’ailleurs le plus souvent de remonter à l’événement traumatique initial qui l’a généré (selon le Principe de relèvement phénoménologique énoncé par René Thom ).
L’homo sapiens n’a pas d’instinct de destruction ni de pulsion de mort, pas plus qu’aucun animal vivant sur terre. Il a seulement un instinct de construction qui est réversible en son contraire sous l’effet d’un choc traumatique.
Cette fonction psychique primordiale de construction de soi et du monde, qu’on appelle Ego ou Self, est donc en même temps une fonction d’individuation. Cette fonction existe déjà chez les animaux supérieurs, mais elle atteint ses capacités maximales dans l’espèce humaine, où cette complexité entraîne en même temps sa vulnérabilité extrême. Chez les humains en effet, le besoin existentiel d’affirmation et de reconnaissance de soi comme individu libre et unique est un besoin primordial, qui surpasse tous les besoins instinctuels primaires, et qui se manifeste entre autres par un instinct naturel de créativité et de constructivité (de soi et du monde). Ce dernier s’exerce en priorité sur tous les autres instincts physiologiques, et ceci dès le plus jeune âge (dans le jeu en particulier). Il implique entre autres pour chaque humain d’acquérir une maîtrise des événements, c’est-à-dire une capacité à rendre réversible la réalité ( et ceci comme l’a montré Piaget en ayant recours à la réversibilité logique des opérations mentales), d’instaurer des choix là où il n’y a rien à choisir (en créant des alternatives binaires), de prendre la commande des choses qui ne se commandent pas, y compris de prendre le contrôle de ses propres pulsions corporelles, pour en faire précisément une construction logique dotée de sens, chargée de significations symboliques librement choisies, au lieu de les subir passivement comme des besoins imposés par la nature.
Une partie de la pulsion de construction consistera donc à réguler et à maîtriser à son gré les pulsions primaires (alimentaires, sexuelles, affectives, agressives, cognitives…), et c’est pourquoi le siège de cette pulsion de construction coïncide avec celui du centre de contrôle de la vie pulsionnelle qu’on a l’habitude de désigner par le vocable Self ou Ego, qui correspond sur le plan anatomique au cortex préfrontal.
On voit donc qu’une des fonctions principales de l’Ego, celle de se construire un monde intérieur personnel, repose sur la capacité de nier et d’inverser la réalité telle qu’elle est, réalité dont l’Ego fait partie lui-même en tant que fonction biologique (capacité mentale de s’extraire du monde, de se décontextualiser). L’Ego possède donc une double propriété à la fois énantiologique (capacité de s’opposer à la réalité en la niant ou en l’inversant) et énantiodromique (capacité de se retourner lui-même en son contraire en inversant sa propre fonction constructrice en fonction destructrice de soi ou d’autrui), ce qui se produit en particulier de façon exacerbée dans les suites d’une violence psychologique (abus, emprise, forçage) subie au cours de l’enfance. Le plaisir de détruire sera alors à la mesure du plaisir de construire initial (inné) qui aura été contrarié, stoppé dans son élan.
Ce point est capital pour comprendre le fonctionnement pathologique : le dispositif psychique que j’appelle instinct de construction (de soi et du monde) est réversible en son contraire (en instinct de destruction) sous l’effet de perturbations environnementales graves qu’on appelle traumatismes infantiles. Le terme de perversion décrit bien ce processus d’inversion, qui est un processus dynamique (et non une propriété naturelle de perversité), mais la plupart du temps on ne rattache pas le comportement violent ou pervers à la violence qui l’a générée, et ceci faute d’une théorisation valable du processus, et aussi en raison de la loi du silence qui pèse encore sur ce type de violences cachées.
L’Ego n’est donc pas une entité à double face, bonne et mauvaise à la fois (ambivalente) comme on le croit souvent, mais un dispositif psychique auto-réversible ou binaire, c’est-à-dire dont la fonction ou l’effet s’inverse au-delà d’un certain seuil du paramètre de contrôle du système (qui est ici la pression psychique exercée par autrui, dont le maximum tolérable définit le concept de violence). L’Ego s’apparente par là à de nombreux dispositifs énantiomères physico-chimiques à gradient ou à seuil. Citons par exemple les hormones sexuelles dont l’effet s’inverse du tout au tout au-delà d’un certain seuil de concentration sanguine.
Mais bien au-delà du domaine de la pathologie mentale, cette capacité que possède l’esprit humain de binariser la réalité aussi bien que son propre vécu ou ses propres fonctions biologiques se révèle être la catégorie mentale la plus fondamentale et la plus universelle (en amont des structures spatio-temporelles et causales qui ne sont elles-mêmes que des constructions binaires). Elle explique donc en même temps la capacité de dédoublement de soi (de l’Ego) qui est si caractéristique de la structuration pathologique, et l’usage incessant et répétitif d’opérateurs binaires pratiques qui caractérise l’usage quotidien du monde et de la nature par l’être humain.
Cette manie de tout binariser nous donne l’illusion trompeuse que les problèmes humains (et leurs solutions) se posent sous la forme inéluctable de conflits (entre personnes ou groupes humains), de dilemmes (conflits intérieurs), de choix dichotomiques (le ou bien…ou bien de Kierkegaard) ou encore de dialectiques ou d’antinomies (conflits d’idées, disjonctions exclusives…).
La mise en évidence de ce processus relativement simple de binarisation de la réalité (et de sa fonction défensive, ré-équilibrante, re-symétrisante et compensatoire) comme étant à l’origine des systèmes de pensée et de croyance, amène à une déconstruction épistémologique de toutes les structures culturelles (morales, religieuses, judiciaires, médicales, scientifiques…) mises en place jusqu’ici par l’humanité, dont le résultat n’est pas très brillant (c’est le moins que l’on puisse dire), et ouvre la voie à de nouvelles constructions culturelles plus performantes et efficaces en terme d’équilibre psychique. Il s’agit donc non pas d’une « révolution » de la pensée (le concept de révolution étant lui-même un concept binaire amenant à reproduire ce qu’on a renversé), mais d’une véritable métamorphose ou mutation de la pensée humaine, certes difficile à opérer, mais cependant possible et accessible à tous, puisque ne relevant que du simple bon sens logique, qui peut déboucher sur une sorte de paix universelle, de sérénité intérieure et de tolérance aux autres.
Cette nouvelle perspective théorique possède en outre comme nous le verrons une puissance explicative considérable sur de nombreux phénomènes physiques jusque là attribués à des propriétés de la matière, mais qui ne sont en réalité rien d’autre que des propriétés structurales du psychisme humain, ce que George Boole appelait des lois de la pensée. Il en est ainsi par exemple des concepts d’espace-temps et de causalité. La réalité est le siège du chaos et de l’aléatoire, mais cela est inacceptable pour le psychisme humain, qui a besoin d’un monde à peu près stable ou invariant, organisé selon des règles, dans lequel tout fait ou événement doit à la fois trouver sa place dans la logique organisationnelle du monde, mais aussi rester compensable à tout moment par son contraire (retour à l’état initial).
Cette capacité à rendre la réalité réversible et symétrique, c’est-à-dire binaire, est une des propriétés essentielles du psychisme humain, qui n’a pas été identifiée jusque là comme telle, car ses effets sont extrêmement difficiles à repérer dans ce que nous faisons et pensons. Nous vivons avec des concepts binaires qui nous semblent décrire les choses telles qu’elles sont, mais qui ne relèvent en fait que de notre esprit. Autrement dit, la pensée est binaire comme la vision est binoculaire, c’est-à-dire pour des raisons pratiques d’orientation dans le monde, de non-perdition, de repérage. Pour que l’équilibre psychologique se maintienne, il faut qu’il y ait en permanence une réalité virtuelle opposable à la réalité actuelle. Tel est le principe de la pensée, qui n’est pas un principe de plaisir, mais un principe de sauvegarde et de défense.
La pensée est donc essentiellement un dispositif de symétrisation ou de compensation de la réalité : elle détecte des symétries là où il y en a, c’est-à-dire des invariants, des lois de la nature (c’est la pensée scientifique ou rationnelle), elle invente des symétries là où il n’y en a pas (c’est la fonction mythique ou imaginaire, appelée encore kaléidoscopique par Lévi-Strauss), et enfin elle rétablit des symétries brisées par des événements traumatiques ou cataclysmiques (c’est la pensée malade ou pathologique).
Cette loi fondamentale de la pensée humaine ouvre la perspective d’une théorie générale du psychisme humain possédant la capacité d’expliquer nombre de curiosités comme les productions psychiques délirantes, les phobies, les scénarios pervers, les mythes et les contes de fée, mais aussi les croyances religieuses et les théories scientifiques.
Avec la catégorie de binarité apparaît ainsi un nouveau critère de démarcation entre ce qui nous vient de la réalité telle qu’elle est, et ce qui nous vient de notre pensée, c’est-à-dire entre l’objectif et le subjectif : tout ce qui est binaire dans notre vision du monde est construit par nous, tout ce qui ne l’est pas est réel.
Reste à appliquer ce critère à l’ensemble des productions psychiques, de façon à identifier lesquelles sont produites par une souffrance intérieure (celles qui sont binaires), et lesquelles sont produites par des caractéristiques réelles des choses (celles qui ne le sont pas).
Par exemple la structuration de l’espace à trois dimensions constitue une des multiples applications du carré sémiotique (c’est-à-dire de la catégorie mentale) que Piaget appelle « groupe des déplacements », qui combine en les mettant en opposition trois opérateurs binaires mentaux qui sont l’opérateur binaire haut / bas, l’opérateur binaire devant / derrière, et l’opérateur binaire droite / gauche.
Ce qui ne veut pas dire que l’espace-temps n’est qu’une construction mentale qui n’existe pas réellement. L’espace-temps existe réellement, mais il n’est probablement pas une structure quadri-dimensionnelle mais une structure beaucoup plus complexe à dimensions multiples, ce que semblent confirmer les observations actuelles dans l’infiniment petit (physique des particules).
Il nous faut donc désormais distinguer l’usage concret et pratique du monde, qui nous contraint peut-être, au moins dans certains domaines, à conserver l’organisation binaire simpliste que nous y avons mise, et l’usage théorique de ce même monde, qui nous oblige à ouvrir les yeux sur le fait que c’est nous et nous seuls qui opérons un découpage de la réalité sous forme d’éléments en opposition binaire, parce que la réalité est un continuum indiscernable à n dimensions, dont il nous est à jamais impossible de nous approcher, notre structuration mentale ne nous le permettant pas, ce qui doit nous ramener à une modestie bénéfique.
Patrick Dupuis