« De tout ce qu’on écrit, je n’aime que cela qu’on écrit avec son sang. Écris avec ton sang, et tu découvriras que le sang est esprit. » (1) Ainsi parlait Zarathoustra. Dans Ecce Homo, Nietzsche nous dira que, pour les saisir, il faut avoir « vécu six phrases du Zarathoustra. Ce à quoi on n’a pas accès par l’expérience vécue, on n’a pas d’oreilles pour l’entendre. » (2) Si je demande à Nietzsche d’engager cette communication sur Proust et sur ce qu’il appelle les « signes », c’est que je voudrais que nous abordions le sujet non pas du côté de la philosophie ou de celui de la littérature, puisque chez Proust, les côtés se retrouvent tôt ou tard, mais plutôt dans la perspective de la vie et de ce que Proust appelle « l’art vivant ». En répondant à l’injonction nietzschéenne, nous toucherons à la question d’une expérience de la littérature telle que la réalise la Recherche, ainsi que la question de savoir comment nous pouvons faire l’expérience du texte proustien. En d’autres mots, il s’agira de cerner et de raffiner la question à savoir : de quelles oreilles avons-nous besoin pour entendre le savoir que met en scène À la recherche du temps perdu.
En parlant d’expérience, je veux aussi parler de l’expérience que nous fournit le narrateur, l’expérience d’un sujet qui veut écrire, un sujet qui analyse les comportements et qui en tire de nombreuses lois générales (3), les fameuses maximes proustiennes. Le narrateur semble parfois agir comme une véritable éponge par rapport au monde qui l’entoure ou plutôt une sorte de machine qui absorbe, traite et analyse un contenu qu’il appréhende. D’une part, cette expérience représente donc un terrain d’informations et de lois psychologiques, sociales et autres, faisant du texte de Proust, pour certains chercheurs, un lieu d’absorption et de réverbération de divers savoirs circulant à l’époque de son écriture. Dans la foulée des études dites d’« épistémocritique », qui ont pour objet l’imbrication des savoirs et de la littérature et dans la perspective desquelles on tente de « mettre en évidence les modes et les effets de la référence aux savoirs dans l’élaboration d’un texte (4), » on s’intéresse au texte de la Recherche en ce qu’il présente une certaine façon de « produire un savoir sur le savoir, à l’intérieur de la littérature. » D’autre part, l’apprentissage de cette « machine cognitive » qui est mis en scène dans la Recherche nous offre un contenu philosophique manifeste (quoique parfois implicite, à déchiffrer). La présence de ce contenu philosophique se retrouve au cœur de l’étude de Joshua Landy qui, dans son livre Philosophy as Fiction, prend le parti de « reconstruire dans le détail l’argument de Proust, basé à la fois sur ce que dit le narrateur et (ce qui est plus intéressant) sur ce qu’il ne parvient pas à dire (5) (what he fails to say) à propos des opérations de l’esprit (6) [ma traduction]. » Landy, qui en appelle à un « principe de charité » dans la lecture du texte de Proust, est un des premiers critiques à revendiquer la possibilité d’« extraire une philosophie consistante, puissante et originale (7) [je souligne]» de À la recherche du temps perdu. Ce trop bref survol sert à esquisser deux avenues du contexte critique de la réception des savoirs de la Recherche et, ainsi, à rendre manifeste une certaine volonté, en croissance ces dernières années, d’exploiter cette mine de savoirs concernant l’être humain que constituerait la Recherche.
La question que je voudrais poser à présent est la suivante : Peut-on extraire, comme le présume Joshua Landy, une « philosophie de À la recherche du temps perdu » ou y aurait-il ce que j’appellerai ici, peut-être maladroitement, un « substrat » où s’entremêleraient savoir et littérature de façon à ce que l’on ne puisse plus les séparer ou du moins sans perdre quelque chose de fondamental des deux éléments, de la littérarité et du savoir de la Recherche ?
I.
Ce que je vous propose dans un premier temps, c’est de nous servir des travaux de Gilles Deleuze pour nous aider, non pas à répondre, mais à éclairer les abords de cette question. Ce qui préoccupe Deleuze en lisant Proust, ce sont les « signes ». Pour lui, l’importance catégorique qui est associée aux signes dans la Recherche tient du fait que l’œuvre de Proust est avant tout un « récit d’apprentissage » et qu’« apprendre concerne essentiellement les signes. » (8) Les signes sont partout, tout le long du roman, mais c’est seulement dans Le Temps retrouvé que Marcel en saisit l’importance. Je dirai plutôt avec Deleuze que Le Temps retrouvé, « c’est non pas le moment où le narrateur a compris, non pas le moment où il sait (…), c’est le moment où il sait ce qu’il faisait depuis le début. » (9) Et ce qu’il faisait depuis le début sans le savoir, c’était bien recevoir des signes et y réagir :
[…] déjà à Combray je fixais avec attention devant mon esprit quelque image qui m’avait forcée à la regarder, un nuage, un triangle, un clocher, une fleur, un caillou, en sentant qu’il y avait peut-être sous ces signes quelque chose de tout autre que je devais tâcher de découvrir, une pensée qu’ils traduisaient à la façon de ces caractères hiéroglyphiques qu’on croirait représenter seulement des objets matériels. Sans doute ce déchiffrage était difficile mais seul il donnait quelque vérité à lire. Car les vérités que l’intelligence saisit directement à claire-voie dans le monde de la pleine lumière ont quelque chose de moins profond, de moins nécessaire que celles que la vie nous a malgré nous communiquées en une impression, matérielle parce qu’elle est entrée par nos sens, mais dont nous pouvons dégager l’esprit. En somme, dans un cas comme dans l’autre, qu’il s’agît d’impressions comme celle que m’avait donnée la vue des clochers de Martinville, ou de réminiscences comme celle de l’inégalité des deux marches ou le goût de la madeleine, il fallait tâcher d’interpréter les sensations comme les signes d’autant de lois et d’idées, en essayant de penser, c’est-à-dire de faire sortir de la pénombre ce que j’avais senti, de le convertir en un équivalent spirituel. Or, ce moyen qui me paraissait le seul, qu’était-ce autre chose que faire une œuvre d’art ? (10) [je souligne]
Pour paraphraser Deleuze, Toute matière, tout objet, tout être vivant, émet des signes à déchiffrer, à interpréter. C’est en apprenant à lire les signes que Marcel deviendra écrivain. Notons, dans ce passage, le caractère hiéroglyphique des signes, renfermant cette vérité qui seule peut venir par les sens et qui devra ensuite être déchiffrée par l’intelligence. La vérité à lire dans les signes détient une valeur supérieure, plus profonde que les vérités de l’intelligence, nous dit Marcel, parce qu’elle est nécessaire, elle s’impose à nous par les impressions que la vie nous transmet. Ce qui frappe, également, dans ce passage, c’est ce que soulèvera aussi Deleuze, soit la violence, la force avec laquelle les signes s’imposent à la sensibilité du narrateur (« quelque image qui m’avait forcée à la regarder », « que la vie nous a malgré nous communiquées »). Cette violence caractérisera également le processus par lequel Marcel devra faire ce travail de déchiffrage des hiéroglyphes, ce travail qu’il qualifie d’« à rebours », par lequel tous les clichés saisis par la sensibilité doivent maintenant être développés, autrement dit, le travail d’écrivain :
Quant au livre intérieur de signes inconnus […] cette lecture consistait en un acte de création où nul ne peut nous suppléer ni même collaborer avec nous. (…) Ce livre, le plus pénible de tous à déchiffrer, est aussi le seul que nous ait dicté la réalité, le seul dont l’« impression » ait été faite en nous par la réalité même. De quelque idée laissée en nous par la vie qu’il s’agisse, sa figure matérielle, trace de l’impression qu’elle nous a faite, est encore le gage de sa vérité nécessaire. Les idées formées par l’intelligence pure n’ont qu’une vérité logique, une vérité possible, leur élection est arbitraire. Le livre aux caractères non figurés, non tracés par nous, est notre seul livre. (11)
Les signes comme véritables contenants, comme noyaux de vérité nécessaire. « Nous ne sommes pas libres devant l’œuvre d’art » écrit Marcel. En guise de conclusion au texte de Proust et les signes, Deleuze pose une question intéressante pour notre propos, celle de la présence de la folie dans l’œuvre de Proust (12), question qui réapparaîtra d’ailleurs, environ dix ans plus tard, dans le cadre de la Table ronde sur Proust (précitée). Il n’est pas question de savoir si Proust est fou, bien sûr, ni même d’examiner le rapport entre une certaine folie et la production artistique, mais plutôt de comprendre le rapport du narrateur à une présence de la folie dans le texte, chez certains personnages entre autres. Mais au fond, pour déceler cette folie, qu’est-ce vraiment que ce narrateur, demande Deleuze. « Il y a moins un narrateur qu’une machine de la Recherche, et moins un héros que des agencements où la machine fonctionne sous telle ou telle configuration, d’après telle ou telle articulation, pour tel ou tel usage, pour telle production. » (13) Joshua Landy, pour revenir à son Philosophy as Fiction, montre comment la Recherche nous offre un modèle de « configuration du soi » (selfhood), avec ses erreurs, ses illusions et ses contradictions, ses agencements. Proust nous montre, à travers l’apprentissage de Marcel, comment la vie devrait être perçue comme la littérature, la vie de tous les hommes, non seulement celle des écrivains. Rapprochant la « philosophie proustienne » de la philosophie nietzschéenne d’un être conscient de ses fictions individuelles, Landy montre comment Proust, en écrivant À la recherche du temps perdu, propose aux hommes un modèle d’unification du moi : « la lecture des signes », de ces « clichés » qu’a pris notre sensibilité des impressions sensibles et qui restent à développer par l’intelligence. Pour dégager cet apprentissage, non pas celui du narrateur, mais du lecteur, cette fois, Landy soulève que le critique ne peut se limiter au discours de Marcel, mais bien sentir comment il est à fois véhiculé et exemplifié par le style même de Proust, entre autres choses. Pour Landy, Proust propose, à travers la littérature, une philosophie du moi qui tient compte d’une évolution constante, d’un moi qui n’est jamais, par conséquent, déterminé de façon stable et définitive, mais qui peut toutefois être unifié dans un certain travail de lecture de soi, ce que le critique appelle le modèle « bio-esthétique » : « la vie elle-même est déjà de la littérature. » (14) Le degré d’unification de soi correspond, propose Landy, au degré de pratique littéraire que l’on arrive à importer dans sa propre vie. La philosophie de la Recherche repose donc sur une activité de lecture, à proprement parler, de mise en lumière des images imprimées en soi par la sensibilité, ce que Marcel décrit comme ce « livre intérieur des signes inconnus ».
II.
Apprendre à être écrivain correspond à apprendre à lire les signes. C’est ce à quoi correspondrait aussi le fait d’apprendre à être un être humain. C’est dire que la lecture des signes équivaudrait donc aussi à un discours philosophique de la Recherche, articulé par Proust. Pour déduire un tel discours, Landy mentionne bien que l’on doit être méfiant face aux assertions de Marcel, que Proust fait souvent volontairement tomber dans l’erreur, errer, prendre la mauvaise direction, suivre une croyance fausse, etc. Afin d’extraire une philosophie consistante, puissante et originale du texte, il faut par conséquent tenir compte de l’interstice entre le narrateur et l’auteur et travailler souvent à partir de cet espace, être sensible à ce que nous communique l’auteur en dehors du discours du texte, dans sa structure, son style, etc. Car si Proust est l’architecte du texte, Marcel, lui, est souvent incapable de voir, de percevoir, de comprendre ce qui se trouve sous son nez, il est ce que Deleuze appelle un « énorme Corps sans organes » (15) c’est-à-dire un système doté d’une sensibilité extrêmement développée, mais qui, selon Deleuze, « n’a pas d’organes pour autant qu’il est privé de tout usage volontaire et organisé de ces facultés ». En fait, le note Deleuze, une faculté s’exerce chez le narrateur lorsqu’elle est contrainte de le faire par une impression. Car selon lui, ce qui fait l’unité de la Recherche n’est pas ce qui est vu, mais dans le comportement du narrateur. Et selon lui, encore, le narrateur se comporte tout à fait comme une araignée, comme un narrateur-araignée.
Il est très bizarre ce narrateur. Tout à fait bizarre. Comment se présente-t-il ? Il n’a pas d’organes, il ne voit rien, il ne comprend rien, il n’observe rien, il ne sait rien ; on lui montre quelque chose, il regarde : il ne voit pas ; on lui fait sentir quelque chose, on lui dit : voyez comme c’est beau, il regarde et puis a quelque chose qui résonne dans sa tête, il pense à autre chose, à quelque chose qui l’intéresse, et qui n’est pas de l’ordre de la perception, qui n’est pas de l’ordre de l’intellection. Il n’a pas d’organes, pas de sensations, pas de perceptions, il n’a rien. C’est une espèce de corps nu, de gros corps non différencié.
Quelqu’un qui ne voit rien, qui ne sent rien, qui ne comprend rien, quelle peut bien être son activité ? Je crois que quelqu’un qui est dans cet état-là ne peut que répondre à des signes, à des signaux. En d’autres termes, le narrateur, c’est une araignée. Une araignée, ça n’est bon à rien, ça ne comprend rien, on peut mettre sous ses yeux une mouche, elle ne réagit pas. Mais dès qu’un petit coin de sa toile se met à vibrer, la voilà qui bouge, avec son gros corps. Elle n’a pas de perceptions, pas de sensations. Elle répond à des signaux, un point c’est tout. De même le narrateur. Lui aussi tisse une toile, qui est son œuvre, et aux vibrations de laquelle il répond, dans le même temps qu’il la tisse. (16)
Je voudrais dire beaucoup de choses de ce narrateur-araignée, mais je veux simplement, pour l’instant, y penser en termes de savoir et de littérature, en termes de cette expérience de la Recherche dont j’ai parlé plus tôt. Selon ce schéma, le texte de la Recherche, suggère Deleuze, est une toile d’araignée. C’est sur ce terrain que se trouve le narrateur qui ne fait, réellement, que réagir aux divers signes qui se manifestent à lui, qui s’imposent à sa sensibilité. Et nous, comme lecteurs, ne devons-nous pas nous placer à la hauteur de cette toile pour comprendre les vérités que nous transmet la Recherche ? Nous mettre « à son niveau », pour peut-être la considérer plus tard dans son ensemble, à vol d’oiseau. Bien sûr, nous gardons à l’esprit, avec Landy, que les vérités de Marcel ne sont pas nécessairement les vérités de Proust. Mais je crois que nous pouvons supposer que c’est Proust qui place Marcel sur la toile d’araignée et non seulement Marcel qui perçoit les choses de cette façon. Ainsi, sur cette toile, nous faisons l’expérience de ce déchiffrage des signes, non seulement au fil du texte, mais une fois que l’on a lu le texte et qu’il nous faut le relire pour suivre les mouvements de l’araignée en comprenant, nous, qu’elle est en train de tisser une toile.
III.
Autrement dit, ce savoir que nous avons acquis, au terme du texte, sur la lecture des signes et sur ce qu’elle implique pour l’esprit humain, la vie humaine, ne l’avons-nous pas acquis, justement, en faisant l’expérience de cette toile d’araignée, l’expérience d’un texte à travers lequel nous guide un narrateur qui, comme dit Deleuze, ne sait rien, ne voit rien, mais qui tisse la matière du texte en réagissant à divers signes ? Est-ce là la folie d’un narrateur ? Est-ce l’expérience de la folie dont fait le lecteur ? C’est discutable. Mais je propose que par le processus d’apprentissage du narrateur, qui nous entraîne dans la machine de sa subjectivité, Proust nous transmet un savoir qui s’acquiert nécessairement à travers l’expérience singulière des diverses configurations de sa toile (les diverses réactions aux signaux, aux vibrations de cette toile). Dans la même Table ronde citée plus tôt, Roland Barthes dit de Proust qu’il est un auteur « perpétuel ». Non pas à cause de la richesse de son texte, mais plutôt en regard de ce qu’il appelle une « déstructuration de son discours ».
C’est un discours non seulement disgressé, comme on l’a dit, mais c’est, de plus, un discours troué et déconstruit : une sorte de galaxie qui est infiniment explorable parce que les particules en changent de place et permutent entre elles. (…) Ceci fait que je lis Proust, qui est l’un des très rares auteurs que je relise, comme une sorte de paysage illusoire, éclairé successivement par des lumières qui obéiraient à une sorte de rhéostat variable et feraient passer graduellement, et inlassablement aussi, le décor par différents volumes, par différents niveaux de perception, par différentes intelligibilités. (17)
Marcel écrit :
[…] les vrais livres doivent être les enfants non du grand jour et de la causerie mais de l’obscurité et du silence. Et comme l’art recompose exactement la vie, autour des vérités qu’on a atteintes en soi-même flottera toujours une atmosphère de poésie, la douceur d’un mystère qui n’est que le vestige de la pénombre que nous avons dû traverser, l’indication, marquée exactement comme par un altimètre, de la profondeur d’une œuvre. (18)
Cette atmosphère de poésie liée à la profondeur de l’œuvre rejoint bien l’idée, selon moi, de variation perpétuelle de Barthes. Je voudrais soumettre, à mon tour, l’idée que cette atmosphère s’estomperait peut-être au grand jour. Cela n’équivaut pas à dire qu’il faille conserver le littéraire dans l’obscurité. Enfants du silence, les vrais livres tendent vers la lumière, vers une certaine vérité, mais ils portent encore cette atmosphère, ce flottement, ce vestige d’obscur. À l’écoute de ceci, les vérités que nous transmet la Recherche ne doivent-elles pas être atteintes en nous-mêmes et rester imprégnées des marques du voyage dans la profondeur de l’œuvre ? Une lecture philosophique du texte littéraire risque toujours d’attirer à elle les éléments philosophiques, intacts et complets. Je crois que Joshua Landy est conscient de ce risque. Son entreprise est d’autant plus essentielle qu’elle soulève des questions fondamentales quant à notre rapport au savoir qui nous est transmis par une œuvre littéraire, questions qu’il faut continuellement (re)poser. L’intérêt de cette démarche ne se trouve peut-être pas dans les réponses que l’on pourrait y apporter, mais dans le travail qui consiste à cerner la formulation la plus pertinente, c’est-à-dire la question qui nous renseigne le plus sur notre attitude face au savoir de la littérature. Dans cette étude, j’ai simplement voulu cerner la question qui, je l’espère, se pose maintenant un peu plus clairement :
Par l’extraction du savoir que fournit À la recherche du temps perdu, perd-on, en chemin, le propre de l’expérience de la lecture des signes, une expérience qui est justement au cœur de ce savoir ?
L’idée du narrateur-araignée et celle d’une présence de la folie dans le texte proustien n’étaient que des voies par lesquelles j’ai voulu cerner le substrat de l’entremêlement du savoir et de la littérature chez Proust. Nous pourrions les remplacer par d’autres termes, d’autres impressions de lecture du texte. L’important à en retenir, je crois, est que cette véritable expérience des signes forme la coloration du langage littéraire de Proust. C’est en faisant cette expérience que l’on peut avoir les oreilles pour entendre Proust. Et cette expérience est aussi celle, comme le formule Barthes, d’un paysage qui passe par différents niveaux de perception, par différentes intelligibilités. Ces variations, à l’intérieur du même paysage, ne sont-elles pas justement l’expérience que la littérature nous procure et dont la philosophie a tant de mal à rendre compte, elle qui cherche ces vérités où l’intelligence vient avant, alors que chez le créateur, selon Proust, le travail de l’intelligence vient nécessairement après celui de la sensibilité. L’intelligence, en littérature, doit travailler le matériau que nous a imposé la vie. C’est en cela que si nous voulons créer un réel dialogue entre la philosophie et la littérature, nous devons lui apprendre ce travail à rebours, le travail de « cet art vivant ».
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(1) F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, GF-Flammarion, 2006, p. 78.
(2) F. Nietzsche, Ecce Homo, Paris, GF-Flammarion, 1992, pp. 92-93.
(3) Le travail de Joshua Landy dans Philosophy As Fiction, auquel je ferai référence dans cet article, fait valoir la répartition plus complexe de ces « lois » articulées par le narrateur. Parmi les assertions auxquelles le narrateur semble donner une applicabilité générale, Landy distingue les « vérités objectives » ou « lois de la vie » (objectives truths / laws of life), les « vérités subjectives » ou « les lois liées à la perspective de Marcel » (subjectives truths / laws of Marcel’s perspective) des simples hypothèses ou « théories révisables » (revisable theory). Pour le lien entre ces assertions et une théorie de la connaissance de la Recherche, voir J. Landy, Philosophy as Fiction. Self, Deception, and Knowledge in Proust, New York, Oxford University Press, 2004, 255 pages (surtout le premier chapitre).
(4) M. Pierssens, Épistémocritique [ en ligne ]. Disponible sur : http://www.epistemocritique.org/spip.php?article89 Voir les divers travaux de M. Pierssens sur Proust dans la perspective épistémocritique,
notamment : Michel Pierssens, Franc Schuerewegen et Anna González Salvador (dir.), Savoirs de Proust, Montréal, Département d’études françaises de l’Université de Montréal, coll. « Paragraphes », 2005, 217 p.
(5) On pourrait aussi traduire « what he fails to say » par « ce qu’il omet de dire », ce qui supposerait une instance qui sait, mais qui néglige volontairement de dire. Cette option vaudrait pour les cas où Marcel
narrateur prétend ne pas savoir et laisse Marcel personnage dans l’erreur, souvent sous la forme du discours indirect libre, comme le note Landy (p. 76).
(6) J. Landy, op. cit., p. 4. Cet ouvrage n’étant pas, à ce jour, disponible en traduction française, toutes les traductions des citations sont de moi.
(7) Ibid., p. 8.
(8) G. Deleuze, Proust et les signes, Paris, Presses Universitaires de France, 2007 [1964], p. 10.
(9) G. Deleuze, « Table ronde sur Proust », Deux régimes de fous : Textes et entretiens 1975-1995, Paris, Minuit, 2003, p. 39.
(10) M. Proust, « Le Temps retrouvé », À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », IV, 1987-89, p. 457.
(11) Ibid., p. 458.
(12) G. Deleuze, Proust et les signes, p. 205. « Nous ne posons pas le problème de l’art et de la folie dans l’œuvre de Proust. […] Il s’agirait seulement de la présence de la folie dans l’œuvre de Proust, et de la distribution, de l’usage ou de la fonction de cette présence. »
(13) Ibid., p. 217.
(14) J. Landy, op.cit., p. 123. « […] life itself is already literature […], if one only knows how to see it. »
(15) G. Deleuze, Proust et les signes, pp. 217-218.
(16) G. Deleuze, « Table ronde sur Proust », p. 30.
(17) R. Barthes, « Table ronde sur Proust », Deux régimes de fous : Textes et entretiens 1975-1995, Paris, Minuit, 2003, p. 29.
(18) M. Proust, « Le Temps retrouvé », À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », IV, 1987-89, p. 476.