Scènes

Quand la danse devient l’accessoire d’un spectacle vivant : “La Tentation d’Eve” et “Ivresse”, deux chorégraphies solo de la Pietragalla Compagnie

 

La biennale de danse 2010 de Fort-de-France a commencé très très fort avec deux chorégraphies de la « Pietragalla Compagnie », deux solos, le premier, Ivresse, par le danseur Julien Derouault, le second, La Tentation d’Eve par Marie-Claude Pietragalla elle-même. Au-delà des différences des thèmes et des interprètes (une femme ne danse pas comme un homme), ces deux chorégraphies sont suffisamment proches pour faire une soirée finalement très homogène. Il y a dans les deux cas des musiques envoûtantes, beaucoup d’humour, une manière d’utiliser les costumes et les accessoires toujours surprenante, enfin la capacité de varier le jeu pour incarner des personnages très différents, en passant du rire au tragique.

C’est à dessein qu’on a employé le mot « jeu », car les chorégraphies de M-Cl Pietragalla exigent des danseurs qu’ils soient aussi des comédiens ou des mimes et il faut reconnaître que le mariage entre ces diverses formes du spectacle vivant, ordinairement disjointes, s’avère ici une réussite. On notera, à ce propos, que le programme ne crédite pas seulement M-Cl Pietragalla pour la chorégraphie mais pour « la chorégraphie et la mise en scène ».

Lorsque la danse s’interrompt, tout devient brusquement différent. L’attention du spectateur se concentre sur les visages. Et si d’aventure un danseur prend la parole, on est vraiment comme au théâtre. Ce fut le cas lorsque M-Cl Petraglia, habillée en gentilhomme du XVIIe siècle se mit à réciter un morceau de la fameuse tirade d’Arnolphe sur le mariage, dans L’École des femmes :

Le mariage, Agnès, n’est pas un badinage :
À d’austères devoirs le rang de femme engage;
Et vous n’y montez pas, à ce que je prétends,
Pour être libertine et prendre du bon temps.
Votre sexe n’est là que pour la dépendance :
Du côté de la barbe est la toute-puissance.
Bien qu’on soit deux moitiés de la société,
Ces deux moitiés pourtant n’ont point d’égalité ;
L’une est moitié suprême, et l’autre subalterne ;
L’une en tout est soumise à l’autre, qui gouverne ;
Et ce que le soldat, dans son devoir instruit,
Montre d’obéissance au chef qui le conduit,
Le valet à son maître, un enfant à son père,
À son supérieur le moindre petit frère,
N’approche point encor de la docilité,
Et de l’obéissance, et de l’humilité,
Et du profond respect où la femme doit être
Pour son mari, son chef, son seigneur et son maître.
Lorsqu’il jette sur elle un regard sérieux,
Son devoir aussitôt est de baisser les yeux,
Et de n’oser jamais le regarder en face…

(Molière, L’École des femmes, acte 3, scène 2)


Arnolphe fait la leçon à Agnès

On ne peut pas raconter tous les moments forts de cette soirée qui en eut beaucoup. Peut-être le plus remarquable fut-il quand M-Cl Pietragalla se mit à jouer avec une marionnette. Couchée à l’avant-scène, immobile comme une morte, seul le bras dissimulé au regard des spectateurs s’activait pour animer la marionnette qu’on peut voir sur la photo ci-dessous, une sorte de vieux moine du désert au crane chauve, à moins qu’il ne s’agît d’un bébé aux traits précocement vieilli. Une marionnette, lorsqu’elle est bien menée, peut exprimer une foule de sentiments et celle-ci rendait à la perfection le désespoir de qui ne parvient pas à rappeler à la vie une amante (ou mère ?) à jamais adulée.


Désespoir amoureux de la marionnette

Dans un autre tableau, M-Cl Pietragalla chante en play-back un air de Barbara. C’est presque la fin du spectacle, elle est fatiguée, elle ne danse plus vraiment, se contentant de chavirer de long en large sur la scène, une cigarette au bec. Mais cela n’a pas d’importance, la musique suffit, la danseuse peut s’effacer. Auparavant, on l’aura vue tournoyante avec un immense voile de tulle dans une imitation de Loïe Fuller, puis implacable et courbée, avec un masque blanc juché sur le dessus de la tête qui en faisait un drôle d’être au cou anormalement long, puis en Jeanne d’Arc revêtue d’une blanche cuirasse, puis en reine de la nuit, puis en ménagère des films américains des années 50, puis en business-woman dotée de la panoplie complète des instruments high-tech, et puis, et puis…

Nous n’avons pas beaucoup parlé de danse, jusqu’ici. De fait, comme nous l’avons déjà noté, au vu des deux chorégraphies auxquelles il nous a été donné d’assister, il ne semble pas que ce soit désormais le souci premier de M-Cl Pietragalla. L’histoire à raconter l’emporte chez elle sur la danse qui n’est plus qu’un mode d’expression parmi d’autres. Le répertoire purement chorégraphique n’est pas très varié, au demeurant : marche, course, arabesques, déhanchements en tous genres, ports de bras, mouvements du cou. Presque rien, ou presque, ne demeure de la formation classique des danseurs, sinon bien sûr la perfection et la grâce, ce qui est déjà beaucoup, reconnaissons-le ! M-Cl Pietragalla, ou peut le rappeler ici, a été nommée « étoile » à l’Opéra de Paris, en 1990, avant de devenir directrice du Ballet national de Marseille en 1998, puis de fonder sa propre compagnie en 2004.

Contrairement à la danse classique, où ils sont réduits le plus souvent au rôle d’auxiliaire (et de porteur) de leur partenaire, les hommes tirent mieux leur épingle du jeu dans la danse contemporaine. On a pu le vérifier dans Ivresse où la chorégraphie tire profit des incontestables qualités athlétiques du danseur pour aboutir à un solo très dynamique avec sauts (dont certains avec une périlleuse réception sur les genoux) et roulés-boulés dans toutes les directions. Ce qui n’empêche pas, ici aussi, les pauses où le talent du comédien peut s’exprimer librement.

Dans les deux morceaux, les parties dansées restent presque toujours dans la tonalité habituelle des ballets contemporains, privilégiant des attitudes (déhanchements, flexions des jambes sur une rythmique obsédante, etc.) qui évoquent davantage, à vrai dire, les humains les plus primitifs que les raffinements de la civilisation (dont la danse classique, par contre, rend si merveilleusement compte). Curieux paradoxe, en effet, que cette danse contemporaine qui nous renvoie vers ce qu’il y a de plus primordial en nous, sentiments obscurs, gestes ataviques, tendresses maladroites…

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En tournée et à l’Atrium de Fort-de-France le 8 avril 2010.

PS : À voir ou à revoir, des extraits de La tentation d’Eve :
http://www.youtube.com/watch?v=_1sHuvJUo_k&feature=player_embedded#
… et d’un non moins remarquable spectacle créé en 2007, Sade ou le théâtre des fous, non un solo, cette fois, mais un ballet :
http://www.pietragalla.com/videosade.html