Scènes

Esthétiser l’horreur ? “J’ai soif” par le Théâtre du Balcon

À quoi sert la Shoah ? Il semble que plus le temps passe et plus les usages qu’il est permis d’en faire se diversifient. Dans les premières décennies de l’après-guerre, seuls étaient recevables les témoignages des survivants ou des réflexions philosophiques comme celles d’Hannah Arendt. On n’aurait pas imaginé alors construire un spectacle ou une œuvre d’imagination avec l’extermination des juifs. Dorénavant, après le succès des Bienveillantes de Jonathan Littell, nous savons que l’on peut transformer en fiction ce moment tragique de l’histoire de l’humanité sans le trahir. Nous avons appris aussi – dans un tout autre ordre d’idées – que les victimes peuvent se transformer en bourreaux et observé comment certains Israéliens font de la Shoah un alibi pour couvrir leurs exactions contre le peuple palestinien.

La proposition de Serge Barbuscia, animateur du Théâtre du Balcon (basé en Avignon), demeure éminemment respectueuse. Elle s’apparente tout autant à une cérémonie du souvenir qu’à un spectacle théâtral. Elle ne contient d’ailleurs aucune part de fiction, puisque la seule parole qui s’exprime est celle de Primo Levi dans son livre-témoignage Je suis un homme, dont Serge Barbuscia récite ou lit des extraits. L’accompagnement au piano par Roland Conil, qui joue pour sa part des extraits des Sept dernières Paroles du Christ en croix de Joseph Haydn, ajoute une dimension religieuse à la cérémonie à laquelle nous sommes invités à participer en tant que spectateurs. Enfin, on n’aurait garde d’oublier les illustrations de Sylvie Kajman, graphiques ou vidéo (les mains du pianiste en train de jouer), projetées sur les rectangles blancs qui sont accrochés au rideau de fond de scène ou simplement disposés sur le plancher. Le résultat de l’ensemble est saisissant.

Il est difficile de hiérarchiser des arts qui n’ont rien à voir. S’il fallait néanmoins faire des choix, nous mettrions en premier la musique de Haydn : distillée comme elle le fut ce soir-là à l’Atrium de Fort-de-France par R. Conil, elle touchait au sublime. Puis les illustrations de S. Kajman, en parfaite adéquation avec le thème, en particulier ses silhouettes plus grandes que nature, allongées, estompées, émouvantes symbolisations des pensionnaires des camps de la mort. Le texte de Primo Levi ou plutôt son interprétation par S. Barbuscia viendraient donc en dernier, sans doute parce que – au moins pour les spectateurs de ma génération – ils n’apportaient rien que l’on ne sache déjà.

Cela étant, même s’il ne s’agit pas de le contester absolument, le rapprochement entre le sacrifice volontaire du Christ sur la croix et l’Holocauste des juifs a quelque chose de surprenant. La musique de Haydn célèbre le don suprême qu’un dieu d’amour a fait aux hommes. Tandis que la Shoah est au contraire la preuve la plus flagrante de l’échec de ce dieu d’amour. Certes la combinaison des deux fait sens, mais un sens ambigu. Car elle nous incite à conclure contre l’enseignement du catéchisme que la mort du Christ, loin d’annoncer le rachat des péchés du monde, signe au contraire la défaite des forces du bien contre les forces du mal : à suivre cette interprétation, le Christ accepterait le calvaire comme on se suicide, faute d’avoir pu accomplir sa mission avec succès…

Pour en revenir à la question posée dans le titre, est-il vraiment légitime de faire un spectacle de la Shoah, de surcroît un spectacle dans lequel l’horreur de l’Holocauste est transcendée par une musique sublime et des images qui séduisent tout autant qu’elles frappent l’imagination ? En d’autres termes, est-il permis de se servir d’une abomination pour créer du plaisir chez les spectateurs, ce plaisir fût-il proche de l’émotion religieuse ? Quelle est la finalité véritable de J’ai soif ? S’agit-il au fond de panser des plaies ? Le spectacle aurait-il d’abord une intention lénifiante, ce qui justifierait le choix de la musique de Haydn. Après tout, le Christ sur la croix c’est aussi le Fils sur le point de rejoindre le Père. Alors faut-il déduire du rapprochement entre le Crucifié et les juifs exterminés que ces derniers seront sauvés et qu’ils sont appelés à rejoindre l’Agneau de Dieu, à la droite du Père ?

Il semble bien difficile d’interpréter ainsi les intentions de l’auteur-interprète de J’ai soif, tant les considérations qui précèdent semblent loin des préoccupations de notre époque. Il ne serait pas décent, au demeurant, d’imposer à des Juifs la perspective chrétienne du salut. Tout cela nous ramène donc vers une justification du spectacle plus laïque que religieuse. Il faut alors s’en tenir à notre impression initiale : J’ai soif est une œuvre « mémorielle ». De fait, le théâtre a toujours eu (entre autres) une fonction morale. Raviver le souvenir de la Shoah est évidemment un acte moral, auquel il n’y a rien à redire. Que le théâtre l’accomplisse avec ses propres armes – qui sont celles de la séduction – est la moindre des choses.

En tournée et à l’Atrium de Fort-de-France le 2 mars 2010.