Ce texte a été écrit à l’occasion de la cérémonie ZNK (Zarboutan nout kilitir) qui a eu lieu le 17 octobre 2009 à Saint-Benoît (La Réunion), et qui honorait, pour le narlgon (bal tamoul), Alexis Marimoutou et Anacari Monneyen. Le Zarboutan nout kilitir (ZNK) est un titre décerné par la Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise, chaque année en octobre, qui honore des femmes et des hommes qui ont œuvré pour la sauvegarde, la transmission et la création de la culture réunionnaise.
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Imaginez. Il est huit heures du soir, ou peut-être neuf. Vous êtes aux abords d’une ancienne usine, dans le grand réfectoire d’un koylou de Pandialé, de Marliémèn ou de Soubramanièl. Ou alors, vous êtes à l’entrée d’une salle verte, avec ses palmes de cocotier, ses feuilles de sagou, ses tresses de nervure qui pendent en guirlandes. Vous êtes à la campagne, au milieu des champs de canne à sucre, du côté de Saint-Benoît, de Champ Borne, du Portail, du Gol. Ou encore, vous arrivez devant un grand hangar, dans une cour, chez quelqu’un qui fête un événement : mariage, naissance, anniversaire. Une légère brise souffle, les étoiles brillent dans un ciel dégagé. Des gens vont et viennent, des amis discutent des prochaines élections ou du dernier match de football, des enfants jouent.
Au fond, sur le côté d’une estrade de fortune, elle aussi décorée de feuilles de sagou et de guirlandes, ou bien à même le sol, sur des draps assemblés ou sur des pièces de contreplaqué juxtaposées, des musiciens jouent en sourdine pour essayer leurs instruments de percussion ; un chanteur vêtu de kaki s’échauffe la voix. Puis il se met à psalmodier ou à chanter en tamoul, repris par d’autres chanteurs. Un drap tendu, porté à bout de bras par deux hommes, s’avance vers le devant de la scène. Le drap bouge, de gauche à droite puis de droite à gauche. Il s’abaisse un peu et remonte ; s’abaisse chaque fois un peu plus. Et vous voyez se dévoiler une couronne, une tiare, un visage maquillé ou un masque grandiose, des boucles d’oreille, des vêtements vifs, de couleur rouge et dorée, portés par des gens dont les pieds sont recouverts de chaussettes blanches. Leur corps oscille, leurs pieds dansent au rythme du chant, leur main fait tournoyer un sabre ou une lance. Une magie venue du fond des âges est en train de s’accomplir sous vos yeux. Le bal tamoul commence dans la nuit réunionnaise.
Itinéraires
Tout est itinéraire, rencontre, échange, partage. Après l’abolition de l’esclavage en 1848, les engagés indiens originaires, pour la plus grande part, des régions du sud de l’Inde — Andra Pradesh, Kerala, Orissa, Tamil Nadu — ou du Bengale, ont apporté avec eux des savoirs, des savoir-faire, des fruits et des légumes, des manières de manger, de s’habiller. Ils ont aussi apporté des déesses et des dieux, des rites et des cérémonies, des livres et des chants, des danses et des langues. Les apports indiens se sont intégrés dans ce vaste mouvement d’adaptation, d’emprunts et de dons, de fusion, de négociation que l’on appelle la créolisation. Leurs rêves se sont mêlés à d’autres rêves, leurs langues à d’autres langues, leurs désirs à d’autres désirs, leurs morts à d’autres morts, leurs rites à d’autres rites, leurs fêtes à d’autres fêtes.
Les historiens (Virginie Chaillou, Sudel Fuma, Hubert Gerbeau, Sully Santa Govindin, Michèle Marimoutou) ont raconté les vicissitudes des arrivées et des installations. D’abord, le long voyage depuis les villages natals, le regroupement dans les ports, la lente traversée du bateau, le passage par le lazaret où le contact avec la nouvelle terre de travail et de vie se fait à la fois dans l’enfermement, la surveillance, l’imposition de contraintes et le dialogue avec d’autres migrants aux cultures, aux langues et aux dieux différents. Mais c’est déjà dans ce lieu que se tisse, plus fortement encore que pendant le voyage, la trame de la rencontre avec l’autre, que s’opèrent les échanges dans le cadre d’un sort et d’un destin communs. Puis c’est la vie aux abords des usines (tabisman) et sur les plantations (bitasion). Ce sont des espaces de travail harassant, mais aussi de luttes communes, d’intégration à un nouvel univers — dans lequel faire une place à l’ancien —, de construction d’un nouveau rapport au monde. C’est dans ce nouveau lieu, désormais, en négociations avec ce qui existe déjà, que se font une place les dieux apportés, les langues, les rites, les manières de vivre et de croire, les relations de parenté, les instruments de musique, les danses et les fêtes.
Les anthropologues et les ethnologues (Christian Barat, Jean Benoist, Florence Callandre, Stéphane Nicaise) ont décrit ces manières de vivre, ces faits du quotidien, cette lente transformation du monde des uns et des autres. Mais ils se sont surtout intéressés au fait religieux, à ses manifestations et à ses significations. Manque encore aujourd’hui une connaissance de la texture même de la vie ordinaire, ce qui relève des travaux comme ce qui est lié aux peines ou aux loisirs. Nous savons peu comment, sur l’espace des bitasion et des tabisman, les migrants ont « fait société », entre eux et avec les autres déjà présents. La culture réunionnaise nous en montre les effets : métissage, langue créole aux apports multiples, musique (le maloya, en particulier), cuisine, tisanes et herbages, littérature orale, cultes aux ancêtres, religion populaire fondée sur des croyances d’origines diverses. Mais le moment de la rencontre, de l’appropriation, de l’échange demeure un mystère.
Une pratique festive
En se focalisant sur le fait religieux, nous avons laissé de côté ou minoré l’apport des engagés indiens dans la dimension festive des processus de créolisation, pourtant présente dans la culture spectaculaire vernaculaire (les arts vivants) comme le maloya ou le carnaval.
Le narlgon est un exemple important de cette culture vernaculaire née, comme le maloya, le carnaval ou le karmon, aux abords des bitasion et des tabisman, produite d’abord par les gens des bitasion et des tabisman pour d’autres personnes des bitasion et des tabisman. C’est à l’intérieur de cet univers où s’enchevêtrent les manières de dire, de faire et d’être au monde que s’élabore, s’énonce, se narre, se transforme, se met en scène cette performance, cet art, ce spectacle.
Le narlgon (ou narlégon, ou encore nardégom) est plus connu sous l’appellation de bal tamoul ou de bal malbar. C’est l’une des formes du théâtre vernaculaire réunionnais (zoué rol) dont l’origine n’est pas européenne. Christian Barat et, à sa suite Florence Callandre, le définissent comme :
un genre de théâtre religieux (sé in téat relijié ; sé in pir téat tamoul ; sé in zistoir) dont le répertoire est issu le plus souvent des épopées indiennes (Mahabharata ; Vaninvarson ; Zistoir Aldunin ; Ramayana), mais également des livres tels que le Desingounlardya.
L’un des narlégon les plus populaires est le Bal Krishna tiré de la Bhagavad Gita.
On joue également le bal Valitiroumanam (le mariage de Vali) le bal Maal Kanndin, le bal Mardévirin, le bal Harichandra, le bal Vélékoumaran, le bal Coslévin, le bal Ramin. Les représentations sont rythmées par des scènes chantées, mimées et souvent improvisées de la vie quotidienne.
La formule « théâtre religieux » marginalise la dimension festive et surtout sociétale du narlgon dans son univers de production, de performance et de réception. L’expression créole de « bal tamoul » ou de « bal malbar » est beaucoup plus proche d’une vérité qui est celle d’une activité festive, d’une co-présence des corps. Ceux qui assistent à ces représentations participent à une fête, à un spectacle où quelque chose leur parle, où, d’une façon ou d’une autre, un aspect de leur univers est représenté. Ils viennent surtout en retirer un plaisir esthétique, un moment de beauté et de joie. Dans cette perspective, malgré le contenu partiellement religieux de ce qui est raconté et mis en scène, le bal tamoul est à rapprocher d’autres genres vernaculaires produits par l’espace matriciel de la plantation comme le maloya, le moring ou le conte créole. Selon des témoins cités par Florence Callandre, les vieilles femmes kafrine (et pas seulement elles) connaissaient par cœur les chansons qu’interprétaient les acteurs ou le vartial, et les hommes, dans la salle, n’hésitaient pas à danser en imitant les acteurs.
Cette forme de théâtre se construit moins sur le fait religieux que sur la mise en scène de mythes ou d’épopées. En incarnant des déesses et des dieux, le narlgon les ramène dans un espace humain. C’est, d’une certaine façon un renversement, de type carnavalesque, des relations entre les mondes : ce ne sont plus les humains qui dansent pour les dieux ; ce sont bien ces derniers qui dansent pour les femmes et les hommes, et leur font éprouver du plaisir. On est ici dans un processus analogue à celui du karmon. Dans cette dernière manifestation, la mise en scène d’un récit qui raconte comment Shiva, dérangé dans sa méditation, réduisit en cendres le dieu de l’amour (ou du désir) Kâma (Karmon), se poursuit par un charivari et un carnaval autour d’un feu de camp où les participants chantent et dansent des séga et des maloya.
Le narlgon n’est pas que théâtre. C’est un spectacle total, tant sur « scène » que dans la salle, ce que révèle d’ailleurs son étymologie. Nardégom signifie en tamoul l’art dramatique en général, sans spécification ni de genre ni de ton. Le narlgon est interactif à tous les niveaux. Les spectateurs interviennent dans la représentation, en reprenant les chants du vartial, en interpellant les acteurs, en interrompant la représentation pour faire des dons à tel ou tel interprète ou au vartial soi-même. Ils se lèvent, entrent, sortent, mangent, fument, font circuler nourriture et boissons, commentent le spectacle, le chant, la musique… ou discutent de choses qui n’ont rien à voir avec ce qui se joue sous leurs yeux. On est loin, on le voit, d’une cérémonie religieuse ou du recueillement propre aux formes « classiques » de théâtre occidental.
Et si, essentiellement pour des raisons de commodité et d’espace, les représentations se déroulent surtout dans l’espace du koylou (pas dans le temple lui-même justement, mais en général dans la salle qui sert de réfectoire), elles peuvent avoir lieu n’importe où, chez un particulier, dans une salle des fêtes ou en plein air. Historiquement, les spectacles se déroulaient dans l’espace religieux le plus souvent. Cela s’explique par le fait que les gens arrivaient de partout lors des fêtes. En raison de l’absence de moyens de transport, ils demeuraient sur place. Après le repas communautaire, on mettait en place des représentations théâtrales qui duraient toute la nuit et permettaient aux gens, qui n’avaient pas pu être logés chez des parents ou des amis, de rester ensemble et de profiter d’un spectacle.
Formes et enjeux du théâtre populaire indien
Le narlgon s’inscrit dans le cadre des pratiques millénaires du théâtre populaire indien.
On en retrouve des représentations picturales dans les grottes des aborigènes de l’Inde. Tant la littérature de la période védique que la littérature bouddhique y font référence, à tel point que de nombreux chercheurs indiens estiment qu’il est à l’origine des formes classiques du théâtre sanskrit qui reprend ses modalités d’exposition, le jeu des langues multiples, l’utilisation de la danse et de la musique, la présence systématique d’un bouffon et de personnages comiques, la sobriété de la mise en scène et de la scène elle-même.
Comme sa version réunionnaise, même si très souvent il a un caractère mythologique et si les thèmes en sont des épisodes extraits des épopées et des mythes, il narre et met aussi en scène des récits historiques ou semi-légendaires, des contes populaires, des histoires d’amour, des biographies de héros locaux. Mais quelle que soit l’histoire représentée, la dimension humoristique est toujours présente : il s’agit bien d’amuser. Comme le signale Lyne Bansat-Boudon, spécialiste française du théâtre indien, celui-ci, qu’il soit populaire ou classique, qu’il soit en sanskrit ou en langues profanes, est avant tout un espace de « gai savoir ». C’est, en somme, un espace de transmission d’un savoir par le plaisir d’un savoir-faire donné en partage. Elle précise que
Le théâtre est l’objet d’une expérience directe […] dont l’immédiateté même est la condition de la vivacité du plaisir et de l’efficience de l’instruction : plaisir auquel concourent les moyens inouïs dont se dote la scène indienne ; instruction résultant de la consécution, impossible à saisir dans la réalité, de l’acte au fruit, et culminant dans une autre forme de plaisir : celui de se savoir instruit. Voilà le théâtre définitivement établi comme « gai savoir », au plein sens nietzschéen du terme, un savoir qui ne s’épuise pas dans la précision de l’érudition, mais exerce sur celui qui l’acquiert une certaine transformation. (1)
Elle signale, par ailleurs, que le théâtre est considéré en Inde comme la forme la plus achevée de la poésie, parce qu’il lui donne chair : « On trouve, au principe même du théâtre indien, sa vocation à être joué, et de la façon la plus spectaculaire qui soit, en convoquant sur la scène, associés au complexe protocole de jeu, le chant, la musique et la danse. […] Le théâtre est le lieu par excellence du plaisir esthétique […] il est l’instrument privilégié de la jouissance esthétique. » (2) Manohar Laxman Varadpande, spécialiste indien, déclare, quant à lui, que le théâtre populaire « n’est pas, pour les spectateurs indiens du peuple, quelque chose d’extérieur ou de superficiel. Il fait partie intégrante de leur culture depuis des millénaires. Ils sont d’ailleurs appelés à participer à la performance théâtrale. Il prend parfois la forme d’un rituel mis en scène afin d’obtenir les grâces des divinités pour le bien-être de la société, et parfois il est un pur et simple divertissement. » (3)
Le théâtre populaire indien est, en raison de ses origines épiques et mythologiques, fondamentalement narratif. La pratique de la récitation de poèmes narratifs est très ancienne. Elle est signalée de manière explicite à l’intérieur des épopées elles-mêmes, ou alors ces dernières sont racontées lors de sacrifices comme dans le Mahabharata, ou bien à la cour d’un roi, lui-même personnage de l’épopée comme dans le Ramayana. À l’intérieur des épopées, comme d’ailleurs lors des sacrifices védiques, la narration est elle-même théâtralisée, performée, chantée, mimée. (4)
Ces remarques s’appliquent aussi aux formes variées du théâtre populaire du Tamil Nadu, ce kuttu (ou kûtthu) qui a été, de toute évidence, la matrice du narlgon réunionnais. La forme la plus connue du théâtre populaire tamoul est le terrukkuttu. Terru signifie « route », et kuttu « théâtre fort ». Terrukkuttu signifie donc « théâtre de rue ». Il a aussi le sens de « liberté de pouvoir être joué n’importe où ». Il s’inspire autant des épopées que de la vie quotidienne des villageois. Le Terrukkuttu s’est historiquement développé à partir du grand Viluipatu et Paratam, une version tamoule du Mahabharata. Il a évolué à partir de huit ou dix histoires principales et peut englober des milliers de personnages. Les anciennes représentations étaient liées de très près aux célébrations rituelles, mais on pouvait aussi les jouer simplement pour le plaisir. Les représentations duraient toute la nuit ou pouvaient se dérouler sur plusieurs jours. Les interprètes étaient libres d’adapter la trame du récit et la musique. L’interaction avec le public était liée non seulement à la narration, mais aussi à la danse, aux chansons, aux expressions corporelles. Dans cette forme théâtrale, faite d’un mélange de réalisme et de symbolisme, les interprètes n’hésitent pas à modifier les symboles et la trame pour les faire coller aux réalités locales. Très plastique, elle intègre facilement les données du monde contemporain et, dans ses formes actuelles, développe de nombreux thèmes sociaux et politiques, souvent en collaboration étroite — dans la mise en scène et dans l’écriture — avec les groupes concernés : femmes, groupes socialement discriminés… (5)
Altérité et reconnaissance
Même s’il y a des points communs entre le kuttu et le bal tamoul, en raison de leur commune origine, les différences sont, bien entendu, importantes entre les formes de théâtre populaire du Tamil Nadu et celles du narlgon réunionnais, du fait même de l’itinéraire de celui-ci et de son inscription dans le processus de créolisation réunionnais. Il est évident qu’à la période post-esclavagiste, au moment de l’arrivée massive des engagés venus des villages du sud de l’Inde, cette forme non européenne de spectacle théâtral a été ressentie comme une étrangeté totale, une figure de l’altérité par le récit dominant. Le discours méprisant, dénigrant et raciste de l’élite coloniale en fait d’ailleurs état, par l’intermédiaire d’un « reportage » (sic) paru vraisemblablement vers 1880, au moment où l’on recense environ 30 000 engagés venus de l’Inde dans l’île. Voici ce que rapporte son auteur, un certain A. Le Court :
Rien de plus bizarrement pittoresque qu’un bal d’Indiens ! Des costumes de toutes couleurs, des faces bariolées, à la façon des Zélandais, de rouge et de vert, de blanc et de jaune — une véritable mosaïque de lignes sur une figure humaine, — d’âcres émanations des aromates les plus énergiques ; les senteurs nauséabondes du rhum et du tabac s’exhalant avec des flots de sueur crasseuse, et sur tout cela les poses, les attitudes extravagantes d’on ne sait quelle chorégraphie, voilà ou à peu près un bal d’Indiens, sans parler des femmes qui ont des anneaux aux narines, d’énormes bracelets de pierres fausses, et des cercles d’argent autour de la jambe à moitié nue.
Les acteurs indiens, à l’imitation de ceux du théâtre antique et même de Gros-Guillaume et de Turlupin, se griment outre mesure et portent des masques plus grands que nature. Rien de lourdement éblouissant, de surcharge d’ornements de cuivre et de papier doré, comme les costumes des principaux personnages. Le premier rôle s’avance avec la gravité composée du muezzin invitant les fidèles à la prière ; il parle, il parle, et parlerait toujours, je crois, si un confident — ce qui est aussi un expédient de la scène grecque — ne venait fort à propos interrompre un monologue auprès duquel celui d’Hernani et le récit de Théramène ne sont que des lilliputiens. Ensuite arrivent, les uns et les autres, les diseurs d’à-parte et les utilités, munis d’une ample provision de consonnes gutturales, entremêlées de gestes impossibles avec accompagnement de danses macabres… et le rideau tombe (pp. 75-76) (6)
Cependant, on le sait, la question de la rencontre dans l’espace colonial ne se limite pas à une problématique des conflits, des impasses, des affrontements ou de l’incompréhension entre nouveaux arrivants et déjà résidents. Même le regard colonial dominant peut être changé et déplacé, ne serait-ce que d’un point de vue purement esthétique, par la présence d’une singularité nouvelle. C’est ce qui se passe, par exemple, avec les écrivains Marius et Ary Leblond qui, dans un roman de 1925, montrent un jeune garçon s’extasiant devant une représentation de quelque chose qu’il ne sait pas nommer, et qui se déroule devant une pagode. Il s’agit, d’après la description, d’une répétition de bal tamoul :
Douze Indiens, sous de longues carapaces d’or, en psalmodiant du nez, se mirent à tourner dans un cliquetis de bijoux. Alexis ne reconnaissant ni le visage ni la voix de Ramin… C’étaient tous des cuisiniers, boutiquiers, gardiens de cour ; mais il ne pouvait s’empêcher d’être traversé d’admiration, comme s’il était transporté ailleurs, pour ces domestiques qui revêtaient, certaines nuits, le costume des divinités afin de trouver, ensemble, l’illusion de danser avec magnificence dans l’Inde. […] Ils chantaient. Le cantique à anneaux d’argent, ainsi qu’une chaîne, serpentait à leurs pieds, s’enroulait à leurs reins. Ils précipitèrent leurs jambes, leurs bras, comme s’ils tentaient de s’en délivrer un à un. Un à un, puis tous en accord, ils bondirent avec des cris sacrés ! Alors, très vieux, surgit de l’ombre un vieux prêtre […]. D’une baguette il rompit le sort : le collier de leurs rondes se décrocha ; tous, ruisselants de sueur, coururent dehors et, immobiles, sans parler, ils laissèrent la lumière couler sur le mica de leurs tiares et de leur cuirasse d’écailles, comme s’ils prenaient un bain de clair de lune… (7)
Invention du narlgon : adaptation et créolisation
Les récits de ces écrivains coloniaux, resitués dans leur contexte d’énonciation et dans leur idéologie, sont cependant révélateurs d’une réalité. Contrairement à ce qui se passe pour le terrukkuttu, les interprètes du narlgon, qu’ils soient récitants, musiciens ou danseurs, ne sont pas des professionnels. Cette activité culturelle est, d’une certaine façon, gratuite. Elle s’opère dans les interstices du travail professionnel, par des personnes qui ont une autre activité, et qui ne sont pas des spécialistes de la littérature ou du théâtre. Cette forme culturelle est à la fois liée au quotidien et à côté des activités quotidiennes. Exceptionnelle, elle se met en spectacle pour ceux-là mêmes qui la mettent en spectacle, et pour toute une communauté de pairs. D’une certaine façon, elle « fait société » à part. Elle ne prétend pas relever de ce que certains appellent la « haute culture », mais elle donne sens et plaisir à celles et ceux qui la créent ensemble, que ce soit sur la scène ou en tant que spectateurs, issus du même monde social et culturel. À la croisée du chant, du conte et de la représentation théâtrale, le narlgon vient donner corps d’une autre façon à un espace déjà parcouru par d’autres voix avec lesquelles il entre en résonance et en dialogue.
Comme dans toutes les formes vernaculaires, le bal tamoul est, dans sa représentation même, un bricolage qui nécessite peu de moyens et fait feu de tout bois. À la fois théâtre de la pauvreté, du bricolage, de l’adaptation, de l’improvisation, ce théâtre mobile est un théâtre de la créolisation.
Les accessoires sont ceux du quotidien : bouteille de vin ou de whisky, jeu de cartes (pour évoquer le jeu de dés du Barldon, par exemple), fusil pour évoquer un garde ou un guerrier, masque de carnaval pour évoquer des animaux de la forêt… Les costumes et les décors (zanom ou zano) sont eux aussi empruntés à l’univers quotidien pour représenter, de manière symbolique, la splendeur des dieux et des rois. Une bande de papier argenté ou doré enroulée autour d’une branche taillée suffit à évoquer la lance d’un guerrier ; une robe passée sur un pantalon, et les spectateurs voient immédiatement l’héroïne de l’histoire.
Le choix des histoires le plus souvent jouées — mis à part le cas particulier des scènes du Mahabharata jouées par les pénitents pendant les nuits de préparation de la marche sur le feu et qui font partie intégrante du rituel — est lui aussi révélateur de ce rapport au quotidien, de la réappropriation par les participants des récits et des mythes en fonction de leur monde, de leurs rêves, de leurs désirs, de leurs réalités, de leurs combats. C’est ainsi que l’une des pièces les plus représentées est le Vanavarson qui raconte l’exil des Pandava, héros du Mahabharata (appelé Barldon à La Réunion), dans la forêt pendant douze ans. Le succès de cette pièce est lié à la dimension d’exil que devaient éprouver les engagés indiens sur une terre inconnue. Cela est d’autant plus important que cette partie de l’épopée est très peu jouée dans le terrukkuttu qui préfère la scène du jeu de dés et sa problématique de souveraineté et de pouvoir. De même l’histoire du mariage de Vali et de Soubramanièl ou Muruga, le dieu majeur de l’Inde dravidienne et en particulier tamoule est souvent jouée. Or cette histoire raconte comment le dieu est tombé amoureux d’une fille des tribus aborigènes et comment, aidé de son frère Vinaryégèl, le dieu à tête d’éléphant qui ouvre les chemins et écarte les obstacles, il a réussi à s’en faire aimer. La force d’une telle évocation dans le monde des travailleurs d’usine ou des journaliers agricoles, et la résonance avec les questions liées au statut social ou « racial », ou à celle du métissage est évidente. L’histoire des amours du dieu Krishna et de la bergère Radha est aussi souvent représentée. Là aussi les résonances sont claires. Il s’agit d’un monde rural et pastoral proche de celui que connaissent les interprètes et les spectateurs, mais la pièce renvoie aussi à la question des rencontres interculturelles et interclassistes. Une autre pièce souvent jouée raconte les mésaventures du roi Harichandren, figure de la droiture et du respect absolu de la parole donnée. Les spectateurs voient ainsi, spectacularisées devant eux, des questions importantes pour la vie quotidienne, comme celle du maître ou du patron juste à travers la question du bon souverain ; celle de la générosité, de la justice, de l’équité. Par ailleurs, ces pièces, entrecoupées, on l’a vu, de scènes comiques et où l’humour côtoie le pathétique, connaissent toujours un dénouement heureux. Comme le signale Lyne Bansat-Bourdon, c’est une donnée de la théâtralité indienne : « Bien qu’une certaine idée du destin se fasse jour dans le drame indien, ce destin ne se définit jamais comme une toute-puissance aveugle avec laquelle le héros entrerait inévitablement en conflit avant de succomber. Si bien que le tragique n’est érigé ni en genre ni en sentiment ; aussi bien n’y a-t-il pas de nom pour le désigner. » (8)
Cette règle se retrouve aussi dans les contes populaires créoles présents dans le même univers que celui du narlgon. Dans un genre comme dans l’autre, le rusé finit toujours par l’emporter sur le violent, le juste sur l’injuste, l’éthique sur sa violation.
Figure du vartial
Le vartial est la figure la plus importante d’un bal tamoul. C’est celui qui connaît parfaitement l’histoire et les chants, celui qui sait lire les textes. Les personnes interrogées par Christian Barat, Jean Benoist ou Florence Callandre, eux-mêmes vartial ou barldon pousari (prêtres organisant la marche sur le feu et racontant le Barldon pendant la préparation) signalent que des livres ont été apportés par les engagés : il existe, précieusement conservés, de vieux ouvrages, dont certains en feuillets de palmier protégés entre deux lames de bois. S’il est aussi le plus souvent officiant dans les cérémonies religieuses, le vartial chante le récit, chante l’épopée, chante le mythe. C’est avant tout un chanteur, un amoureux de la langue, de ses sonorités, de ses effets, de ses beautés.
Il gère tout le spectacle, du début à la fin, à la fois prêtre, récitant, chef du chœur, chef d’orchestre, metteur en scène et régisseur technique. Il enseigne les rôles aux interprètes, les leur fait répéter, choisit les décors, les costumes et les accessoires, veille à leur fabrication.
C’est un passeur. Il transforme le récit en une performance dramatique. Il donne du sens à l’histoire en la mettant en scène et en faisant jouer par des acteurs sa narration. Il intervient sans cesse dans la pièce, et assure ainsi le lien entre le récit et sa performance, entre le dit et le montré, entre la scène et l’audience à qui il n’hésite pas à expliquer ce qui est mis en scène, en significations, ce qui est interprété sous ses yeux, ce qui a eu lieu, ce qui va avoir lieu.
Le narlgon est chanté en langue tamoule et les acteurs dansent et miment en silence les actions du récit. Il est vraisemblable que le vartial a pris un rôle de plus en plus important à mesure que le tamoul se perdait. Autrefois, les acteurs parlaient, dialoguaient entre eux, chantaient ou disaient leur dialogue ou leur monologue comme dans le terrukkuttu. La perte de la langue a sans doute renforcé l’importance du vartial sur qui reposent désormais tout le chant, toute la narration et tous les dialogues. C’est aussi pour cela que la place du créole s’est renforcée. Le vartial résume les scènes en créole pour le public et, parfois, pour les musiciens et les acteurs. Le narlgon, à l’origine théâtre en tamoul, s’est donc ouvert au créole et, pour les mêmes raisons, a accordé davantage de place à la musique des percussions (morlon, tarlon, matalon) et au chant. Les acteurs étant désormais muets, c’est par la musique et par le chant que passe la narration.
Si les histoires changent, si une grande part est laissée à l’improvisation narrative et chantée, le narlgon demeure cependant une forme fixe, un genre codifié, avec ses règles d’entrée et de sortie, ses lois d’apparition des personnages, ses distributions de rôle entre vartial, acteurs, musiciens, public.
La représentation commence toujours — comme c’est le cas pour toute activité cultuelle, artistique, intellectuelle — par une prière à Poulèrl, Vinaryégèl (Ganèsh), aux ancêtres et aux maîtres du vartial (goulou/guru). Le chœur des acteurs chante pour inviter le public à se préparer au spectacle. Le vartial annonce le thème et présente les personnages. Les premiers personnages d’un narlgon sont toujours le garde qui prépare l’arrivée de la reine et du roi, et ces derniers qui sont censés assister au spectacle. Ce n’est qu’une fois ces personnages entrés et sortis que le spectacle proprement dit peut commencer. De derrière le voile vont surgir les déesses, les dieux et les héros que le spectateur voit progressivement s’incarner devant lui, à sa demande et par l’intermédiaire du vartial ; comme le pousari fait s’incarner devant lui les dieux, toujours à sa demande, lors du rituel religieux. Car ce que le spectateur voit, par le miracle des masques, des costumes et du maquillage, ce ne sont pas des acteurs, mais bien des personnages, ce qui est conforté par le fait que, pendant longtemps, les rôles féminins étaient joués par des hommes.
Les fonctions du vartial sont donc multiples :
Il installe les dieux, les gourous et les rois sur la scène pour qu’ils puissent, eux aussi, assister au spectacle.
Il est constamment présent pendant toute la durée du spectacle, qui peut se dérouler pendant une nuit entière (alors que les acteurs/danseurs et les musiciens se relaient).
Il dialogue avec le public en créole.
Récitant et coryphée, il chante et raconte l’histoire en tamoul et dirige le chœur qui répète ses paroles.
Il dirige l’orchestre.
Il assure la direction des acteurs et la mise en scène.
Régisseur de scène, il veille à la bonne organisation des entrées et des sorties, à l’utilisation correcte des accessoires et des décors.
Il introduit chaque nouveau personnage en annonçant au public qui il est ou bien en posant des questions qui amènent le personnage à dire qui il est.
Il résume les scènes ou les événements qui ne sont pas joués.
Il raconte les pensées intérieures du personnage qui ne sont pas révélées par ses actions ou son discours.
À la fin du spectacle, il se transforme de nouveau en officiant pour des prières de remerciement aux divinités, aux ancêtres, aux maîtres, et pour « bénir » les acteurs, les musiciens et les spectateurs.
« Manngalon ! Manngalon ! chantent tous les interprètes d’un narlgon à la fin de la représentation. « Bonheur à vous ! Prospérité à vous ! ». C’est sur ces souhaits que la troupe se sépare des spectateurs. Étrange renversement des relations habituelles dans le monde du spectacle. Ici les acteurs remercient les spectateurs, une troupe chante les louanges d’un public devant qui elle a joué toute une nuit, en donnant le meilleur de soi-même pour le plaisir de l’auditoire.
C’est que le narlgon, comme les autres formes vernaculaires réunionnaises, ne prend sa valeur que dans l’échange et dans le don. Il se crée dans ce qu’il crée et habite, cet espace commun de la parole, du travail et des fêtes. La présence et la vie des uns ne s’y soutient que de la présence et de la vie des autres, et de ce que tout le monde construit ensemble, ne serait-ce que le temps d’une nuit où les déesses et les dieux viennent danser pour les humains.
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(1) Lyne Bansat-Boudon, Pourquoi le théâtre ? La réponse indienne, Paris, Mille et une nuits, 2004, pp. 24-25. Voir aussi, du même auteur, Poétique du théâtre indien, Paris, Publications de l’École française d’Extrême-Orient, 1992.
(2) Lyne Bansat-Boudon, Pourquoi le théâtre ? La réponse indienne, Paris, Mille et une pages, 2004, pp. 11-12.
(3) Manohar axman Varadpande, History of Indian Theatre. Loka Ranga. Panorama of Indian Folk Theatre, New Delhi, Abhinav Publications, 1992, p. 3.
(4) Voir Charles Malamoud, « Rite, simulacre, théâtre. Observations sur les éléments dramatiques dans le culte solennel védique », in Théâtres indiens, sous la direction de Lyne Bansat-Boudon, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, collection Purusartha, 1998, pp. 25-43.
(5) Voir, Nalamdana, Promoting health with live performance : The methodology of a South India Community Theatre Organisation, Nalamdana Charitable Trust, Chennai, 2005.
(6) A. Le Court, « Fêtes indiennes » in Antoine Roussin, Album de La Réunion, volume 2,1880, pp. 69-77.
(7) Marius-Ary Leblond, Le Miracle de la race, Paris, Crès & Cie, 1925, p. 109.
(8) Op. cit., p. 15.
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