Tribunes

Le cas d’Israël : politiques française et/ou francophone ?

Dans Guysen. Israël News, « Agence de presse francophone d’Israël », Ugo Rankl a établi, il y a quelques jours (10 avril 2006), dans un long article, un « état des lieux » de « la francophonie en Israël ». La question est intéressante et intrigante, car Israël demeure, avec l’Algérie, l’un des Etats des plus francophones du monde (au sens proprement linguistique), sans participer pourtant à la francophonie institutionnelle (l’Organisation Internationale de la Francophonie). Cet article pose plusieurs problèmes, d’ordres différents que ce texte ne distingue pas toujours et qu’il tend même parfois à mêler.

J’ai déjà évoqué (R. Chaudenson, Mondialisation. La langue française a-t-elle encore un avenir ?, 2000 : 53) les cas israélien et algérien. En dépit des ressemblances (ils se tiennent à l’écart de la Francophonie institutionnelle) et des analogies (ce sont deux Etats où la francophonie linguistique est réelle et importante et où des universités sont membres de l’Agence Universitaire de la Francophonie), les deux cas doivent être distingués.

La politique algérienne est un peu déconcertante et le Président Bouteflika souffle alternativement le chaud et le froid. On a engagé, depuis un an, un gigantesque programme de formation dans le cadre d’une école doctorale franco-algérienne, qui concerne deux mille futurs docteurs en langue et littérature françaises, mais en même temps, on ferme des écoles où l’enseignement est donné en français et on entend, hier encore, le Président dénoncer le génocide culturel opéré par la colonisation française entre 1830 et 1962. En fait, tout est rendu opaque par les contradictions qu’entraînent les tensions entre les politiques intérieure et extérieure du pays.

Le cas d’Israël est plus simple. On  ne peut pas suivre le Rabbin J. Amar, quand il déclare qu’un « Israélien sur cinq parle le français » ; la proportion serait plutôt un sur dix, mais c’est un pourcentage réel que peu d’Etats de la Francophonie peuvent se flatter d’atteindre. Contrairement à ce que laissent à penser certains propos, la France n’est pour rien dans le fait qu’Israël demeure à l’écart de la Francophonie. T. Nathan, responsable des services culturels de l’Ambassade de France en Israël, juge habile de souligner que les autorités israéliennes n’en font pas la demande. C’est évidemment une bonne raison de ne pas obtenir une réponse positive. Il y a dans un tel propos beaucoup de diplomatie (ou d’hypocrisie… mais est-ce si différent ?) dans la mesure où aucun Etat n’engage une demande officielle, pour laquelle il sait qu’il aura à essuyer l’affront d’un refus. Cote d’Ivoire On ne peut prendre au sérieux les propos finaux du Sénateur Ferrand (représentant des Français de l’étranger) qui laisse espérer, pour le Sommet de Bucarest (septembre 2006), qu’une médiation canadienne permette de « convaincre les quelques pays qui refusent encore qu’Israël soit reconnu comme membre à part entière de la Francophonie ». Tout le monde sait que le principal, pour ne pas dire, le seul Etat résolument opposé à une telle demande est le Liban qui, en outre, dans le passé, était totalement sous influence syrienne (quoique cet Etat ne soit pas membre de la Francophonie).

Sur un plan plus général, on ne sait que penser des propos du Rabbin Amar quand il souligne que « les critères qui font qu’un pays est accepté ou exclu de la francophonie sont strictement politiques ». De  Niamey (1969-1970) à Ouagadougou (2004), les choses ont bien changé. En fait, le cas israélien est unique, car, à ma connaissance, aucune demande n’a jamais été refusée ni même découragée. . En revanche, ce sont les demandes elles-mêmes qui ont souvent un caractère très politique. Le texte de Guysen évoque le cas de l’Egypte mais c’est le sens de son adhésion qui est intéressant et non pas le fait, des plus banals, que « l’utilisation du français au quotidien [y] est parfaitement anecdotique ». Il en est en effet de même dans bien des Etats de la Francophonie. En revanche, ce qui est remarquable est le moment où l’Egypte décide de solliciter son entrée dans la Francophonie, au début des années 80. Ce choix ne relève pas du hasard, mais d’une pure stratégie politique. En effet, après les accords de Camp David et sa réconciliation avec Israël (1979), l’Egypte est exclue de toutes les organisations arabes et le siège de la Ligue arabe, qui se trouvait au Caire, est transféré à Tunis. L’Egypte devra sans doute à B. Boutros Ghali l’idée ingénieuse de reparaître sur une scène internationale par l’adhésion à la Francophonie. Autre exemple : comment ne pas voir que l’enthousiasme francophone des Pays d’Europe Centrale et Francophone (les PECO) a été curieusement contemporain des négociations en vue de leur entrée dans l’Union Européenne où trois Etats francophones (France, Belgique et Luxembourg) ne sont pas sans influence ?

L’article de Rankl met aussi en évidence les confusions qui s’établissent souvent entre les politiques de la France et de la Francophonie. J’ai moi-même souvent souligné cet aspect, en particulier dans le quatrième chapitre du livre que j’ai cité plus haut et qui porte ce titre même (2000 : 59-76). Les choses sont rendues complexes par les jeux combinés et souvent contradictoires de clivages divers. La rivalité entre les « Grands Blancs » (comme disait L.S. Senghor) que sont la France, le Canada et le Québec, les différents entre l’Etat canadien fédéral (Ottawa) et sa Province du Québec (les échecs et l’affaiblissement des revendications autonomistes québécoises ont rendu ce point moins sensible et favorisé des convergences qui, dans le passé, ne se réalisaient guère que contre les « maudits Français »), les oppositions Nord-Sud (les Africains se sentant souvent délaissés au profit de l’Est, sauf quand on a besoin de leur soutien pour faire approuver « l’exception » ou la « diversité culturelle », qui pourtant ne sont pas au premier plan de leurs préoccupations quotidiennes majeures).

Que la France soit peu soucieuse d’engager à l’OIF un bras de fer avec les Etats arabes pour y faire entrer Israël, cela ne fait pas le moindre doute, même si bien des Etats comme l’Egypte ou le Maroc n’ont pas une position irréductible. Le problème de la place du français en Israël n’a sans doute pas grand chose à voir avec une éventuelle appartenance de cet Etat à la Francophonie. Les langues recommandées par les dispositions officielles sont, très logiquement, l’arabe et l’anglais et, somme toute, la francophonie linguistique réelle en Israël est probablement vieillissante. Il serait intéressant d’étudier cet aspect du  problème et de voir dans quelles classes d’âge et où se situent majoritairement les francophones. J’incline à croire, sans prendre trop de risques, que ce sont des Juifs sépharades de plus de quarante ans.

Je ne doute pas que comme le souligne M. Moïse, la diplomatie française ait causé des « dégâts culturels », sans être pour autant « moyenâgeuse ». La situation du Moyen-Orient n’est pas simple et peut-être pourrait-on s’employer à trouver les moyens de soutenir cette réelle francophonie israélienne, sans pour autant adhérer, en tout, aux positions de l’Etat lui-même. Le talent des diplomates ne consiste-t-il pas dans la conduite de pareilles actions ?

Même si cet aspect est très mineur dans le contexte général de la zone, on ne peut que rêver au jour où, la paix étant revenue, ces deux Etats voisins que sont Israël et le Liban, si proches, si différents mais si exceptionnels par leurs richesses intellectuelles et culturelles pourront retrouver la voie de la coopération et de l’amitié.