Tribunes

Français, soyons francophones !… Afin d’être européens.

Les derniers marxistes encore en activité ont soutenu, avec un certain à-propos, que les évènements de mai 1968 constituaient un remarquable processus d’adaptation et de modernisation de la société française. Le taux de chômage alors insignifiant, l’essor économique des Trente glorieuses semblaient contradictoires en effet avec l’idée que l’on se forme  d’une situation prérévolutionnaire. C’est ne pas voir que la jeunesse, en 1968, a brisé les carcans de la société gaullo-dirigiste établis à la Libération, insufflé un dynamisme que l’économie requérait par ailleurs, renouvelé les cadres et pris le pouvoir. Elle le possède encore ; mais elle est moins jeune…

C’est peu dire que la France paraît chercher un nouveau mai 68. La crise est larvée sans doute, mais elle est régulière, et constante la capacité apparente du pays à s’opposer à la nouveauté, à la réforme, au changement. Comme pour les évènements d’il y a bientôt quarante ans, on serait heureux de pouvoir analyser les faits à rebours : dans ce pays si rétif aux réformes qu’il préfère les révolutions, la crise serait à nouveau le moyen d’accoucher du neuf. Car il s’agit bien de neuf, qu’il convient d’accepter, d’adopter en l’adaptant ; c’est de la place active de la France dans le monde contemporain qu’il est question.  La libéralisation internationale des échanges (dans laquelle les grandes industries françaises prennent toute leur part), la construction européenne (pour laquelle la France a joué un rôle moteur) ne sont pas plus inévitables que le retour des saisons ; on peut penser qu’elles sont tout aussi bénéfiques : l’éradication du chômage (que d’autres pays ont réalisée) ne proviendra pas de vieilles recettes. . Comment rester la France, pour l’essentiel, dans un monde qui bouge ? Et dont le mouvement violente certaines de ses représentations les plus précieuses ? Il est possible de proposer, sinon des solutions (ce qui serait fort présomptueux) du moins quelques judicieux  terrains d’exercice.

Le rejet étudiant actuel d’un contrat qui instaure assez maladroitement une précarité juvénile, là où il faudrait négocier et accompagner la flexibilité des emplois est propice à revenir, près d’un an plus tard, au refus majoritaire ( en particulier chez les jeunes) du projet de Constitution européenne.

Au delà des raisons circonstancielles ou particulières, les analyses ont montré que le vote négatif du 29 mai 2005 résulte d’une blessure. La construction européenne semble en effet mettre à mal une identité nationale que définissent un État fort et centralisé, les habitudes colbertistes, l’amour du service public, etc. On a cependant négligé un élément constitutif : la langue. Associée à l’État depuis toujours, au rayonnement culturel français depuis les Lumières, à la Nation en 1793, la langue française est proprement identitaire : rassembleuse au sein de la République, fédératrice dans le monde. A l’heure de l’Union européenne son messianisme parait blessé.

Une anecdote. La place du Trocadéro à Paris s’ornant un jour de banderoles, affiches, et calicots rédigés en anglais seulement (on donnait le départ de la course automobile Paris-Dakar), il nous revenait, en tant que délégué général à la langue française auprès du Premier Ministre, d’appeler un responsable de la course, de lui faire valoir courtoisement qu’un affichage en français eût été utile (et se fût, accessoirement, conformé à la loi), et qu’il eût été habile, puisqu’il s’agissait de Paris-Dakar, de donner à lire un peu d’espagnol, d’arabe voire de wolof. Il nous interrompit d’un vigoureux: « Je vois que vous n’aimez pas l’anglais », puis, coupant nos protestations d’affection sincère pour cette langue, il conclut : « Et j’imagine en outre que vous détestez l’Europe ». Que diable l’Europe venait-elle faire tout soudain dans cette galère (à direction assistée) ? Pour cet homme, elle s’associait naturellement à l’anglais (ainsi qu’aux moteurs surpuissants et à l’évènement médiatique), pour exprimer la modernité, la traversée des frontières, le progrès.

Malgré le plurilinguisme officiel du Parlement européen, les trois langues de travail (allemand, anglais, français) admises à la Commission, en dépit de l’ardeur diplomatique déployée par la France, la Belgique et les instances francophones, il semble bien que l’Europe politique ait choisi l’anglais. On ne compte plus les réunions tenues, les documents fournis, les comptes rendus préparés en anglais seulement. C’est bien d’une politique à effet linguistique qu’il s’agit. On se tromperait en pensant qu’un idiome est neutre, que l’unilinguisme anglophone européen est un outil commode. Les arguments techniques et économiques fournis en sa faveur cachent mal (les traductions et interprétations coûtant moins de trois euros par an à chaque Européen) la conviction que la modernité est anglo-américaine, comme l’ouverture au monde et l’élévation supranationale. On pourrait sans doute corréler le vote positif (minoritaire) au référendum en France avec la connaissance et une certaine pratique de l’anglais. Accepter l’idée d’une Europe anglophone répugne à la majorité des Français ; ils y voient, non sans raison, l’allégeance à une certaine politique européenne, par l’importation lexicale des concepts juridiques et économiques anglo-saxons. Le libéralisme commence par l’atlantisme lexical.

On mesure, à l’aune de ce référendum,  le chagrin français : l’universalisme de la langue battu en brèche, c’est l’identité nationale, inséparable d’un idiome et de son destin, qui en est meurtrie. L’intégration européenne paraît bien aussi douloureuse qu’elle est nécessaire.

Si  toute idée d’appartenance  semble dès lors répugner aux Français, tentés par le repli sur soir, ne conviendrait-il pas de favoriser, à titre de pédagogie,  une agrégation qui est plus naturelle à ce pays, dont il pourra tirer profit et qui saura le protéger de ses démons ? La France officielle ne ménage pas son soutien  à la Francophonie (l’Académie française vient de le montrer avec éclat en élisant Mme Assia Djebar), le projet francophone est toutefois rien moins que populaire. Qui dans l’Hexagone se tient pour francophone ? On en laisse le soin à ceux qui dans les frimas ou sous les tropiques parlent si heureusement (mais si curieusement) cette langue ; et les librairies de ce pays continuent à séparer scrupuleusement la littérature française des littératures « francophones ». Comme l’Europe, la Francophonie requiert une pédagogie active.

On destinera cette dernière tout spécialement au peuple de gauche qui, le 29 mai 2005, a rejoint le front du refus : en matière francophone, il oscille entre l’indifférence complète et le soupçon de néocolonialisme. La Francophonie serait-elle de droite ? Rappelons qu’elle est de part en part un projet progressiste : nommée et anticipée par le géographe communard Onésime Reclus, qui rêvait de libération des peuples, réalisée par les décolonisés eux-mêmes, elle fut institutionnalisée  (Sommets, etc.) par le président François Mitterrand. L’action internationale francophone se fonde sur des valeurs (solidarité Nord-Sud, respect de la diversité des cultures, etc.) qu’on ne saurait qualifier d’ultralibérales ; elles devraient recueillir en France un large assentiment. Si l’Europe a souffert d’être portée par les seules élites éclairées, la Francophonie a vocation au soutien populaire. A condition cependant qu’on la décroche du rituel étatique obligé, aimable servitude pour chaque gouvernement,  et qu’on la constitue en projet politique spécifié : un ensemble de mesures traduisant un dessein. La crise morale d’adaptation que la France traverse est telle que ce projet peut se permettre la plus grande audace : faire entrer la France dans la Francophonie.

Il ne s’agit pas en effet de donner davantage, de célébrer mieux, de se rendre plus attentif, mais de construire une appartenance. En touchant s’il le faut aux représentations identitaires, en particulier à ce monolinguisme arrogant auquel se résume l’amour de l’idiome national. Une fixation qui ouvre la voie, par déplacement, à l’amour inconsidéré d’une seule langue étrangère, l’anglais.  La France du refus crispé et frileux, grimace de l’affirmation internationale résolue, c’est aussi (ou c’est d’abord) celle du purisme quotidien et commun, qui rejette les innovations (orthographe, féminisation, etc.), sourit des accents et des particularismes, méprise les parlers régionaux. Il est urgent de lui faire respirer le français du grand large, qui commerce avec toutes les langues, innove dans l’innocence, s’enchante de la saveur des mots. La Francophonie est le partage d’une syntaxe et la dépense d’un lexique ; elle est la faveur et le choix de plurilingues.  Être francophone, c’est enraciner sereinement une langue universelle, en saisir le prix par l’usage quotidien d’autres parlers, en comprendre et en accomplir le nécessaire progrès. Une France francophone s’ouvrirait aux vertus de la diversité intérieure, aux bienfaits de la pratique des langues (et pas seulement de l’anglais), aux exigences de leur perfectionnement ; elle assouvirait dans la générosité son messianisme linguistique. Elle porterait, enfin, les couleurs du plurilinguisme européen et saurait les faire respecter. Ayant renoncé à sa souveraineté (normative), ayant échangé le nationalisme langagier contre la solidarité internationale des parlures françaises, ayant l’expérience d’autres horizons et d’autres partages,  fondée à défendre une langue et des valeurs réellement universelles, la France pourrait trouver dans la Francophonie la force et les moyens de reprendre alors, rassurée, le chemin de l’Europe.