Stéphane Hoarau : Je souhaiterai tout d’abord m’interroger au sujet du rapport qu’il peut exister dans les œuvres respectives de Jean Lods, de Monique Agénor et de Nabile Farès entre l’espace et le langage de l’espace, entre le lieu et la langue du lieu. Jean Lods, tu as fait le choix d’écrire tes livres en français et non pas en créole : est-ce que c’est une démarche qui s’est imposée naturellement, ou est-ce que cette démarche relève d’un choix délibéré ?
Jean Lods : Je pense que ça va vraiment aller à contre-courant de la grande tendance réunionnaise actuelle, mais je ne suis personnellement pas du tout favorable au développement d’un créole écrit. Je pense qu’un écrivain a besoin d’être connu dans un large cercle et que celui qui écrit en créole est voué à être lu par trois cents ou quatre cents personnes. Ceci dit, je considère qu’il y a des tentatives très intéressantes qui sont d’ailleurs faites par Monique Agénor, ou par Jean-François Samlong ou encore par Axel Gauvin, et qui consistent à prendre dans la langue orale créole ce qui fait sa richesse. C’est-à-dire, une très grande richesse en images, une très grande créativité et des termes extrêmement poétiques… Et ça, on le trouve constamment dans l’écriture de Monique Agénor, et ça, ça donne un relief, ça donne une chair tout à fait particulière, mais qui est parfaitement acceptable par n’importe quel lecteur français. On se dit : « tiens, là il y a l’écriture ». C’est toujours une question personnelle : j’ai parlé créole quand j’étais enfant, mais entre le moment où j’ai quitté La Réunion et le moment où j’ai commencé à écrire, il s’est passé quand même pas mal d’années et, pour moi, le créole était devenu une langue un peu « morte ». Je pense qu’il faut passer de l’image, de l’émotion au texte. Ce que Bakhtine appelle passer du sensible à l’intelligible : une espèce de mystérieuse alchimie qui passe par la langue, qui passe par la possession de cette langue et du mot, et qui suppose que l’on a en sa possession une langue extrêmement forte et vivante, et le créole était trop mort pour moi pour que je puisse l’utiliser.
Stéphane Hoarau : Monique Agénor, le créole était pour toi, comme le dit Jean Lods, une « langue morte » que tu as voulu faire revivre dans tes livres, ou à l’inverse, cette langue était-elle trop vivante, jusqu’à parvenir à prendre le dessus sur une autre langue, le français ?
Monique Agénor : Non, le créole n’a jamais été une langue morte pour moi. J’ai toujours aimé le créole. Autant que je peux, même à Paris, si je rencontre des Réunionnais de passage, on essaie toujours de se parler en créole. Cela dit, je suis d’accord avec toi [à Jean Lods] : écrire un livre uniquement en créole, c’est très compliqué, ce n’est pas faisable pour le moment, tant que le créole n’aura pas une vraie grammaire, tant que cette langue n’aura pas une vraie syntaxe, ce sera difficile de la transposer dans l’écrit. Par contre, ce qu’on peut faire, c’est essayer, comme tu le disais [à Jean Lods], de glisser le créole dans le français. Et c’est formidable parce que cette démarche peut enrichir les deux langues. La langue française, si on ne s’en occupe que dans un rapport académique, risque de se scléroser, alors qu’avec le créole, il prend forme une interférence entre les langues. Le créole n’est pas vraiment intégré, mais le fait que deux langues se rencontrent, deux langues se confrontent, deux langues se heurtent même, donnent et redonnent un sens à l’écriture. C’est ce que j’ai essayé de faire dans mes livres […].
Stéphane Hoarau : A priori, la question du créole ne rejoint pas forcément les problématiques des littératures maghrébines d’expression française, pourtant je trouve qu’il y a quelque chose d’intimement lié : Jean Lods parlait tout à l’heure du problème du lectorat, et disait qu’écrire en créole c’était se faire comprendre par un public limité… Ce qui me fait penser à la démarche de Nabile Farès dont les textes ont la réputation d’être opaque. Je lisais une phrase de Nietzsche, et je pensais à l’écriture de Nabile Farès ; Nietzsche dit dans Le Gai savoir : « on ne tient pas seulement à être compris quand on écrit, mais tout aussi certainement à ne pas l’être ». Je souhaiterais savoir si, Nabile Farès quand il écrit, tient à être compris, et par qui ? Ou bien tient à ne pas être compris, et par qui ? J’ai un autre exemple : je pensais à une citation du champ des Oliviers, où Brandy Fax, le protagoniste du livre, parle à un moment de « ce poème du chuintement, ce poème du chuintant… De la voyelle qui dissimule notre langue… De la voyelle qui fait persister notre langue ». Cette phrase me faisait penser à la persistance de notre langue, à l’utilisation du créole dans les textes de Monique Agénor par exemple.
Nabile Farès : Il n’y a pas exactement la question du créole en Algérie ou au Maghreb, mais il y a eu la question du Sabir par exemple, à un certain moment…
Monique Agénor : De langage métissé en fait…
Nabile Farès : De langage métissé, mais qui touchait toute la Méditerranée. Mais les problèmes sont peut-être différents parce qu’il y a des conflits de cultures qui sont sous-jacents aussi à des lieux de régions et puis des lieux du politique. Mais, pour reprendre la question, il y a quand même quelque chose, moi, qui m’intéresse dans la différence, dans l’écriture, dans l’écriture romanesque ou l’écriture poétique : c’est que le monde nous est devenu opaque, le monde nous rentre dedans. Le monde nous rentre dedans, il nous effracte. Il ne nous permet pas d’être immédiatement dans la compréhension du monde comme on pouvait l’être, dans la restitution des grands romans, etc. Il y a quand même quelque chose dans cette rupture de l’écriture, qui dit que ce monde est devenu opaque et heurtant, et les personnages en portent la marque. Et lorsqu’on ne comprend pas, c’est que vraiment c’est difficile de comprendre ce qui vous arrive, et pourquoi ça vous arrive. Et de cette façon : comment ça vous arrive ? Quand il y a des négations aussi profondes, des existences dans la parole, dans la sensibilité, dans le paysage, ce n’est pas facile d’y exister. Et donc cette incompréhension elle est cruciale. Elle n’est pas anodine. La transformer simplement comme une façon d’écrire… Pour moi, ce n’est pas simplement des modes de l’écrit : quelque chose se passe autour des modes de penser. Et comment il y a des façons de penser : pensez à la métaphore, par exemple, et ce que vous permet le créole et ce passage que vous dites de l’image au mot, du glissement, et de cette alchimie qui se fait à un certain moment. Pour essayer de rapprocher ce qui vient du corps, avec ce qui arrive de l’événement ou du réel – il y a une vraie question : ce n’est pas simple d’être un corps dans le monde et de recevoir ce qui vient d’histoires qui sont dans des négations du corps… Pour ma part, les personnages sont travaillés par cette question : qu’est-ce qui a été nié de leurs corps ? Qu’ils soient enfants, vieillards, femmes, jeunes filles… C’est à travers la négation du corps que se fait l’inexistence. Il s’agit de transformer à travers la négation la possibilité de l’inexistence. Donc, c’est ça : ce monde je ne le comprends pas…
Stéphane Hoarau : Alors, restons sur la question du « monde opaque et heurtant »… Il y a une question que je souhaitais te poser, et qui concerne justement ce « monde opaque et heurtant » : la trilogie de La Découverte du Nouveau Monde, entre l’Algérie et la France, et plus généralement entre des rives de l’Occident et de l’Orient, retrace l’histoire difficile du peuple berbère qui se retrouve pris, à différents moments de son Histoire, soit entre les colons européens, soit entre les musulmans et leur culture – tu retraces par exemple le mythe de la Kahéna dans Mémoire de l’Absent…
Nabile Farès : C’est un mythe qui existe, ce n’est pas simplement un mythe. Les personnes donnent des noms à leurs enfants qui naissent. Ils leur donnent des noms qui sont d’origines antiques, et puis on peut dire même très anciennes. Et il y a eu une politique – on l’ignore par exemple -, mais il y a eu une politique pour ces personnes qui venaient à l’état civil nommer un enfant, on leur disait non. L’État avait son état civil. Il avait ses noms… Ça se passait pour les noms juifs aussi, puisque pour appeler sa fille « Sarah », par exemple, on ne le faisait pas facilement : il fallait négocier…
Stéphane Hoarau : « Négociation », le terme est approprié…
Nabile Farès : Le prénom ! La prénomination…
Stéphane Hoarau : Je m’interrogeais sur le rapport du livre au monde, à l’opacité du monde, et à la manière dont le livre pouvait être en prise avec ce monde : lorsque tu écrivais entre 1972 et 1976 la trilogie de La Découverte du Nouveau Monde – qui comprend Le champ des Oliviers, Mémoire de l’Absent et L’exil et le désarroi – est-ce que des événements politiques particuliers de cette époque-là t’avaient incité à écrire sur une histoire bien antérieure, qui remonte même à celle de la Kahéna ? Pourquoi à ce moment là de l’Histoire, dans les années 1970 donc, écrire une histoire bien plus ancienne ?
Nabile Farès : Il y a une illusion qui peut constituer l’écrivain, ou les personnes de culture, c’est : qu’est-ce qu’ils peuvent transmettre ? Qu’est-ce qu’ils peuvent transmettre à travers des désastres quand ils ont eu lieu ? C’est simplement des remises en chantier. Comme par exemple cette mémoire qui revient : c’est une remise en chantier de ce qui a existé, qui persiste et qui, lorsqu’il est nié, fait des explosions assez radicales. Mais je veux dire un mot sur l’opacité : ce n’est pas que le monde soit des ténèbres… L’opacité, c’est la violence qu’on fait subir, c’est ça. Qu’est-ce que ça veut dire cette violence et d’où elle vient ? […] C’est pour cette raison que j’aime les textes d’Édouard Glissant : lire dans les ténèbres, lire dans l’opacité, la parole opaque, la parole de nuit… Surtout si on va à travers ce qui s’est passé dans l’esclavage : renouer les deux bords de cette histoire-là, et en faire quelque chose. Ce n’est pas rien que d’y entrer, pour essayer de savoir ce qui s’est passé dans cette violence-là : en quoi a-t-elle fait des éclaboussures aussi totales ? Cette opacité, elle est abordable mais elle est difficile. Elle demande toujours à ne pas être renoyée par des considérations trop faciles sur ces lieux-là.
Stéphane Hoarau : Ce que j’ai désigné par « opacité » dans les textes de Nabile Farès, dans ceux de Monique Agénor, je le désignerai par « silence » : est-ce que c’est cette même préoccupation de dénoncer les violences que l’on a fait subir aux hommes qui a incité Monique Agénor, dans les années 1990, à émettre un discours sur l’année 1942 ? À produire un discours sur une période de résistance, une période charnière pour l’Histoire de La Réunion ? Mais également, sur la colonisation de Madagascar, et sur la manière dont les premiers Malgaches, dans Comme un vol de papang’, sont entrés dans l’Histoire de La Réunion, pour contribuer au « métissage » de l’île ?
Monique Agénor : C’est-à-dire que l’histoire de Madagascar nous concerne aussi, puisqu’une grande partie de la population de La Réunion est malgache, exilée d’une façon brutale, puisque Madagascar a été colonisée lorsque Gallieni est entré dans Madagascar. Comme il a eu peur de la reine Ranavalon, il l’a exilée à l’île de La Réunion. Et ce qui m’a donné l’envie… ce qui m’a poussé à m’intéresser à l’histoire de Madagascar, c’est que lorsque j’habitais à Saint-Denis, je n’habitais pas très loin de la maison où la reine avait été envoyée en exil. Et ça a été important pour moi de raconter l’histoire de la petite fille, de l’affranchie de la reine Ranavalon. Mon roman est donc basé sur des faits réels. Son esclave préférée, elle l’a affranchie, et cette femme a été partie prenante dans la résistance de Madagascar. C’est compliqué à expliquer… Tu parlais d’opacité et de choses comme ça…
Stéphane Hoarau : Est-ce que ça correspond à un projet politique ou à un engagement politique de faire le choix d’écrire sur la résistance contre le régime de Vichy ? Ou d’écrire sur l’histoire de la résistance contre l’oppression française à Madagascar ?
Monique Agénor : Non, je ne pense pas que j’ai été vraiment poussée par ça. La résistance à La Réunion a été une chose, la résistance à Madagascar en a été une autre. Tout est venu lorsque Herminia – qui est le personnage principal de Comme un vol de papang’ – se fait voler un manuscrit. Or, Herminia est une femme qui s’était laissé entièrement absorber par sa grand-mère, l’affranchie de la reine Ranavalon donc. La perte de ce manuscrit pour Herminia est très importante pour elle : c’est aussi la perte de Madagascar par la reine Ranavalon. J’ai voulu jouer là-dessus. Et la résistance que les Malgaches ont opposée aux Français veut dire que ça rappelle un petit peu aussi la résistance des gens de La Réunion pendant la guerre, pendant 1942, mais, pour moi, dans mon esprit, c’est vraiment différent. Je ne fais pas du tout le rapport entre les deux.
Stéphane Hoarau : Ma question correspondait surtout à : est-ce qu’avoir écrit ces deux histoires – qui sont parallèles ou pas, effectivement ces deux formes de résistances n’ont rien à voir – correspondait pour toi, en tant qu’écrivain, à un choix politique fait pour l’île ? Influencer une pensée ? Créer une nouvelle manière de penser dans l’île ? Créer un nouveau rapport à l’espace ? Créer un nouveau rapport à la politique ? Inciter à la résistance (contre quoi ?) ? Ou bien est-ce que tu te dégages complètement de ces principes-là ?
Monique Agénor : Je ne pense pas écrire des livres militants, politiques. Si l’Histoire avec un grand « H » m’intéresse, c’est parce qu’à un moment donné de cette Histoire, les personnages qui font partie de cette Histoire… La grande Histoire peut les révéler à eux-mêmes. On les retrouve alors tels qu’ils sont – que ça soit pour La Réunion ou pour Madagascar… Je ne suis pas un écrivain engagé, je veux dire que je ne suis absolument pas une militante. Tout simplement, j’avais envie de raconter l’histoire d’un peuple, que ça soit Madagascar ou que ça soit La Réunion, à un moment donné de son Histoire. Et, c’est raconté en tenant compte de certains événements qui ont été réels, avec des dates… Mais il y a quand même tout un côté romanesque et fictionnel qui fait partie de mon imaginaire. Et en fait, c’est là-dedans que je me suis plongée.
Stéphane Hoarau : Jean Lods, tu disais tout à l’heure que ton écriture était plus personnelle, plus « égoïste » : est-ce qu’il y a malgré tout un rapport entre ce que tu écris et une certaine pensée politique. Est-ce qu’il y a par exemple un engagement idéologique vis-à-vis de l’île ou de la « métropole », ou de l’île et de la « métropole », vis-à-vis du rapport qu’entretiennent entre eux ces deux espaces ?
Jean Lods : Je crois que mes personnages n’ont aucune carte de parti, mais je crois qu’en même temps, mes œuvres donnent une certaine vision d’un monde colonial à une époque déterminée. Et je crois que sur ce point-là, elle est assez précise. Mais, étant donné que la plupart de mes romans se passent à travers des regards d’enfants, La Réunion est toujours vue à travers ce regard d’enfant. Il n’y a pas d’analyse politique, mais il y a quand même, sous-jacente, une critique permanente du monde colonial de l’époque. Justement des gros blancs dont tu parlais tout à l’heure [à Monique Agénor], des usiniers, de ce clivage entre deux classes extrêmement séparées et de niveaux extrêmement différents. Mais, toujours vus à travers le philtre du regard d’enfant qui ne juge pas, qui ne comprend pas, et qui ne fait que voir et retranscrire cette différence qui existe. Par exemple : entre la famille des Toulec et la domesticité, et la petite fille que Yannou va voir au Butor et avec qui il a ses premiers émois sexuels (Le Bleu des vitraux). Ce n’est pas vraiment une réflexion politique, mais c’est un regard.
Stéphane Hoarau : C’est un peu brutal, je m’en excuse, mais avant de conclure je voudrais encore poser à chacun d’entre vous une même question qui rejoint quelque part ce dont nous étions en train de parler – le « monde opaque », votre place dans ce monde, etc. – et qui concerne notamment la place que vous pensez occuper dans l’espace de la francophonie et des littératures francophones. Par exemple, Monique Agénor, est-ce que tu penses davantage occuper une place dans le champ d’une « littérature réunionnaise » ou bien dans le champ d’une « littérature francophone » ? Ou si non, entre ces deux espaces, entre « francophone » et « réunionnais », lequel ?
Monique Agénor : Pourquoi « espace de La Réunion » et « espace francophone » ? Ça peut être un espace mondial ? Écrivain réunionnais, oui bien sûr, je suis née à La Réunion, j’écris sur La Réunion, je suis un peu obsédée par ça parce que je l’ai quittée. Je m’en veux. C’est comme si je l’avais trahie. Donc, pour moi c’est important que je puisse quelque part me penser « écrivain réunionnais ». Cela dit, « écrivain francophone », mon dieu, pourquoi non ? Mais peut-être en pensant que La Réunion se trouve dans un espace francophone. Mais la francophonie, évidemment, a beaucoup de détracteurs. Je dis ça parce qu’il n’y a pas très longtemps, j’ai rencontré quelques écrivains africains, par exemple, et ils sont vraiment furieux qu’on puisse les mettre dans un espace francophone. Pour eux, la France veut les récupérer par le biais de la francophonie littéraire – je ne parle pas de la francophonie politique. Ils aimeraient mieux qu’on se dise tous qu’on est « écrivain », point. C’est un petit peu dans cette optique là que je vois les choses.
Jean Lods : Je partage un petit peu l’avis de Monique Agénor. J’ai le sentiment d’écrire des romans français qui se passent à La Réunion. Mon cas est quand même particulier, dans la mesure où je ne suis pas d’origine réunionnaise, je ne suis pas né à La Réunion. Quand je suis parti, personne de ma famille n’est resté : on a vraiment été coupé. Ce sont donc des romans sur La Réunion vus depuis la France que j’écris ; du moins vus par un écrivain uniquement français. Ceci dit, c’est lié à un mon manque d’identité personnelle. Mais il y a une question que je voudrais poser, c’est : « qu’est-ce que c’est qu’être Réunionnais ? » Et, j’ai l’impression dans une certaine mesure d’écrire des romans réunionnais, et qui sont assez bien reçus par les Réunionnais, parce que le thème fondamental de mes romans est la quête d’identité. Il me semble que c’est le gros problème qui se pose à La Réunion actuellement, c’est la quête d’identité. Et ce que je crains un peu, c’est qu’une recherche identitaire trop poussée aboutisse à un appauvrissement. Il m’avait été posé comme question, justement, celle de la présence fréquente de l’Europe et d’éléments européens à l’intérieur de mes romans… Je pense que ceci est un peu « une question de Réunionnais ». Parce que je ne vois pas pourquoi il n’y aurait pas de citations… la culture est universelle. Je ne vois pas pourquoi on couperait des choses sur un roman réunionnais parce que ça ne se passe pas à La Réunion […].
Nabile Farès : Je crois que là-dessus je n’ai pas tellement de choses à dire… il s’y mêle beaucoup de choses. Mais c’est vrai aussi que les marques, qui sont comme des cicatrices, des blessures de départ, ne peuvent pas être niées. Il y a une découverte dans l’écrit, il y a une découverte dans l’esthétique et dans tous les arts : on a à faire avec des bribes, on a à faire avec des éléments toujours déplacés. Et actuellement, ce n’est pas tellement la quête d’identité qui est importante. Mais c’est : comment faire en sorte que des identités si brisées, si différentes, au-delà des représentations que chacun peut avoir de sa propre identité, comment peuvent-elles s’agencer ensemble ? Parce que ces brisures d’identité sont des conséquences, des effets de profondes mésestimes dans l’Histoire. Et donc là, comment retrouver, même pour soi-même, l’estime de l’olivier, l’estime du figuier, l’estime des petites choses, et comment les prendre, là. Les représentations dans lesquelles ont met les écrivains, dans des « espaces francophones », alors qu’il s’agit de temps dans lesquels ils sont, et comment ils s’inscrivent dans ces temps là, ça c’est la construction de leur œuvre. Alors bien sûr, on n’évite pas le lieu politique, le lieu de la politique, je veux dire même des éditeurs, puis de la politique scolaire. Il faut bien nommer un petit peu les choses pour pouvoir s’y diriger un peu. Mais tout de même, ce qui intéresse les écrivains et les artistes, c’est de faire en sorte que leur intériorité, et plus encore, que leur subjectivité puisse apparaître comme telle – ce n’est pas simplement résolvable à travers des mots. C’est-à-dire qu’il y a quelque chose qui va dans le travail, dans l’œuvre de création, qui va au-delà du mot. L’écrivain met quelque chose en avant du mot, qu’il appelle peut-être, mais qui ne peut être arrêté, inhibé à partir du moment où il y a cet « espace de la francophonie » où on promène tous les écrivains. Vous voyez par exemple, à Saint-Malo ils sont quatre cents, quatre cents écrivains pendant quatre jours… C’est monstrueux ! Qu’est-ce que c’est que ça ? On dit que ce sont des « grands voyageurs », que « vous êtes devenus des grands voyageurs ». Je crois que ce qui est dit – il y a beaucoup d’Africains qui le disent aussi – c’est que, au-delà de l’animosité, il s’agit de ne pas être enfermés dans ; ce sont des espaces d’effractions.
Stéphane Hoarau : Un mot de conclusion pour chacun à ce sujet, au sujet de ce « ne pas être enfermés dans » : vous avez tous des rapports à des espaces différents – Réunion et Europe, Maghreb et Europe -, alors est-ce que maintenant vous diriez que vous habitez partout, ou est-ce que vous diriez habiter un espace fermé, dans un lieu précis ? Jean Lods par exemple, tu habites entre deux espaces ou partout ? […].
Jean Lods : Moi, j’habite à Paris, c’est-à-dire nulle part. Quand Monique Agénor dit qu’elle habite partout, il y a quand même un point où elle peut revenir. Moi, je n’ai pas ce point. J’ai le sentiment de flotter dans l’espace, de n’avoir aucun point d’attache, aucune origine vers laquelle revenir. C’est très dangereux de revenir… de se scotcher à son origine. Encore faut-il en avoir une pour y retourner, pour s’en éloigner ensuite… C’est un peu ce que tu fais [à Monique Agénor]. Mais je voudrais bien avoir de temps en temps une origine vers laquelle me rapprocher un petit peu. Ça me manque.
Stéphane Hoarau : Et toi Nabile Farès ? Une origine à laquelle te raccrocher ?
Nabile Farès : Ce sont des questions qui me dépassent…
Stéphane Hoarau : Donc elles sont mauvaises ?
Nabile Farès : Non pas du tout, je ne dirais pas ça, elles me dépassent vraiment ! Je sais que j’ai à faire à de l’origine et à de la désorigine. Je sais aussi que ce que vous dîtes [Jean Lods et Monique Agénor], c’est que vous appartenez à un monde. Vous appartenez déjà à un monde. Même si, et vous le dîtes bien, vous avez été dans ce lieu, vous en êtes partis et que ça a construit une sorte de vide dans lequel il y a à voyager. Quand on écrit, le point d’origine disparaît. Et puis on a affaire au langage. Et puis on a à faire à son œuvre, et son œuvre disparaît. Et comment laisser partir le texte, et se demander si un autre texte viendra, naîtra ? Il y a quelque chose quand même d’une naissance ponctuelle. Il vaut mieux choisir les lieux où l’on habite. Si on peut, il vaut mieux les choisir. Je sais que par exemple, en tous les cas, le monde dans lequel j’ai vécu a disparu. Il n’en reste que des traces. Comme vous l’avez dit tout à l’heure, vous n’êtes pas du tout étrangers, au contraire. Alors, il y a ça peut-être, en prononçant ce mot d’« étranger », il y a quelque chose de l’étrangeté qui demeure et qu’on essaie, par l’écriture, de rendre familier à tout le monde. C’est peut-être comme ça qu’on aimerait bien être partout… et pas tout le temps dehors.