Tribunes

La Fayette, un précurseur

La Fayette, un précurseur

je plains quiconque n’aurait pas cinquante pour cent de fayettisme dans son cœur. »

Joseph Delteil

Aujourd’hui, les relations franco-américaines subissent les effets d’une double méprise. Comme chaque fois que l’on s’est tant aimé quand on commence à croire que l’on ne se comprend plus, l’écart creusé par la divergence d’opinions, augmenté par l’inéquation et agrandi par la disparité, paraît sans limite. D’un côté de l’Atlantique nos alliés de toujours, engagés dans l’action, considèrent avec stupéfaction une France ingrate qu’ils perçoivent comme couarde tandis que nous, de l’autre rive, les voyons comme des va-t-en-guerre débiles et cyniques qui avancent dans la mauvaise direction en cassant tout sur leur passage.

Quelle différence avec le siècle des Lumières où La Fayette incarnait ce qu’il y a de mieux : l’esprit de perfection quant il s’allie à l’esprit de progrès, un vrai courage communiant avec une vraie passion et un désir sincère de faire avancer les choses autant sur le plan politique que philosophique. Alors, de part et d’autre de l’océan, nous vivions la version belle de notre échange ; du côté des Insurgents la bravoure des pionniers et la construction d’un nouveau monde, du côté du royaume de France l’audace incarnée et la fougue d’un jeune marquis libertaire remarquable par son absence d’esprit de caste qui était pressé d’aller combattre pour cet idéal commun bientôt baptisé Philadelphie c’est-à-dire : Amour fraternel. C’était le temps heureux du Héros des Deux Mondes, du go-between quand l’Amérique tournait un vrai regard vers l’Europe et que chacun allait puiser en face ce qu’il y avait de mieux, y compris l’esprit de liberté uni à la volonté d’entreprendre, pour réussir ce modèle inédit de démocratie jusqu’à rédiger, sous des influences croisées, une Constitution qui pour la première fois fixait comme objectif : la poursuite du bonheur. Depuis l’amitié séculaire a été secouée et l’alliance plus que bicentenaire fortement ébranlée. D’abord, alors que les deux guerres mondiales nous avaient encore rapprochés dans la fraternité et le sacrifice, on assistait à une sorte de désertification progressive des rapports franco-américains à laquelle un grain de sable venu d’Orient semblait menacer de mettre comme un point final. Mais l’horizon 2007 remet tout en perspective avant de pouvoir tout remettre en place. C’est l’occasion rêvée de se rendre compte qu’il est absurde de continuer à se préparer à un divorce inutile alors que l’on n’est jamais que des cousins éloignés par les chocs de l’actualité ou des frères provisoirement séparés par les interprétations de l’Histoire. Nous avons tant à nous apporter, des leçons d’une société de mixité et de libre entreprise où chacun a la possibilité de réussir, à celles d’une vieille nation qui est toujours restée jeune parce qu’elle ne cesse de croire à la réalité et à l’avenir de ses rêves : liberté, égalité, fraternité. Avec nos racines communes tellement puissantes et si profondément mêlées, la France et l’Amérique sont unies d’une façon congénitale.

La Fayette incarne par la richesse incroyable de son parcours, aujourd’hui de nouveau et demain plus encore, cette Stature de la Liberté. C’est dans ses pas que nous retrouvons en 2007, deux cent cinquante ans après sa naissance, le rythme de l’amitié et la cadence du cœur.

À l’orée d’une année d’élection présidentielle en France qu’elle est la situation de La Fayette dans l’opinion ? Aux États-Unis d’Amérique, sa renommée est immense ; quarante villes, sept comtés et même une montagne portent son nom. Aujourd’hui en France la tendance indiquée dès les célébrations du Bicentenaire de la Révolution ne cesse de se confirmer en sa faveur.

Un sondage Sofres-Figaro montrait qu’il était déjà plébiscité par 57 % des citoyens. À la question : « Parmi les personnages de la période révolutionnaire française, quels sont ceux qui vous inspirent le plus de sympathie ? », La Fayette en véritable star dépasse tous les héros de l’époque et même largement la cote du cependant légendaire général Bonaparte. Plus tard, une enquête d’opinion authentifiait sa position privilégiée. La Fayette non seulement garde la première place, mais laisse loin derrière lui, dans un ordre de déroute, Danton et Saint-Just à égalité avec 21 %, suivis de Mirabeau avec 17 % des voix et enfin Louis XVI qui sans avoir fait beaucoup de mal se trouve bon avant-dernier avec 15 %, précédant Marat-le-Maudit dont la carrière s’arrête une seconde fois, après le coup de couteau de Charlotte Corday, sur le fil du rasoir de l’opinion publique avec 8 % seulement. Si La Fayette dont le score est exceptionnel n’a que 6 % d’opinions défavorables, Danton et Robespierre par contre ont deux fois plus d’ennemis que d’amis.

En vérité, la Révolution dans ses principes apparaît comme mythe fondateur de la conscience nationale – 70 % des Français estiment qu’il s’agit d’un événement positif à long terme -, alors que les violences qui en ont résulté sont maintenant profondément rejetées par nos contemporains. Les vedettes du Comité de Salut public n’ont plus la cote. L’idée même de la terreur comme moyen de gouvernement a traumatisé le peuple français. Si La Fayette l’emporte dans toutes les classes d’âge et toutes les familles politiques, c’est parce qu’il est justement apprécié autant par ce qu’il représente que par ce qu’il exclut. À travers lui, nos compatriotes saluent le héros de l’Indépendance américaine, le champion des Droits de l’homme, un symbole de l’unité nationale et de la liberté, mais aussi un ennemi de la violence et de l’intolérance. Dans ce sondage les Français sanctionnent le sang versé ; le consensus national se fait sur l’an I de la Révolution et non sur les débordements de la période jacobine. Au moment des célébrations de 1989, l’opinion intérieure du pays avait rejoint dans son jugement l’opinion internationale, car les étrangers ont toujours eu 89 comme référence de la Révolution française et non 93.

Aujourd’hui, 250 ans après sa naissance, le moment est donc venu de présenter La Fayette tel qu’il fut et de le montrer aussi dans tout l’éclat de sa modernité car il était en tout point un homme en avance sur son temps. Si l’opinion fait de lui aujourd’hui une idole des foules, ce n’est pas sans raison, La Fayette retrouve cette popularité prodigieuse et cet engouement extraordinaire qu’il avait connus de son vivant. Il est à la fois le champion des droits de l’homme qui défend les indiens et les noirs en Amérique, les protestants et les juifs en France, mais aussi celui qui prend fait et cause pour les Italiens, les Irlandais, les Polonais, les Belges, les Hollandais. Avec l’éveil des nations il montre son amour de l’idée européenne. Il préfigure un nouveau prototype politique ; l’homme de la synthèse. Ni extrême gauchiste, ni conservateur borné, il est un libéral ouvert et un centriste dynamique. Sa précocité a marqué le destin de celui qui fut Major général dans l’armée des États-Unis dès dix-neuf ans et demi.

La Fayette comme un personnage de notre enfance a été un héros de sept à soixante-dix-sept ans ; sa célébrité n’a d’égale que sa longévité dans l’action. Homme des médias avant les médias, La Fayette se comporte devant les foules comme un grand communicateur toute sa vie, il préférera la popularité au pouvoir. Il choisira ce qu’il appelle lui-même « La délicieuse sensation du sourire de la multitude. » Cet aspect de sa personnalité n’a pas toujours été ni compris ni expliqué et pourtant, il n’a cessé de se comporter comme le chargé de relations publiques de la cause de la liberté. Mon vœu est de rendre justice à ce grand homme dont l’histoire a escamoté le rôle d’une façon à peine compréhensible. Pourquoi La Fayette est-il généralement incompris, largement sous-estimé et perpétuellement critiqué ? Cet homme entre deux rives, entre deux régimes, entre deux mondes est le prodigieux passeur que l’on oublie de remercier de ses mérites alors que les plus grands esprits de son temps ont tenu à témoigner de l’importance magistrale de son action. Il était de cette génération prémonitoire qui allait accoucher d’un nouveau monde. Dans la présentation que faisait Voltaire à l’Académie Française, de Benjamin Franklin et de John Adams, il les appelait : Les précurseurs en Europe de l’Astre de la Liberté qui se levait en Amérique ». Et il faut que ce soit la voix d’une femme, celle de madame de Stael – peut-être le plus grand esprit de son temps, – qui s’élève pour la défense du Héros des Deux Mondes. Quand La Fayette est taxé de naïveté, voici ce qu’elle proclame : « Si c’est ainsi qu’on peut encourir le reproche de niaiserie, puissent nos hommes d’esprit le mériter une fois ! »

Autour du sujet de cette biographie, je me suis efforcé de faire les portraits polychromes d’une galaxie de personnages qui ont animé de leurs caractères singuliers et fascinants les deux révolutions. Un siècle étonnant semble éclore entre les XVIIIe et XIXe : celui de La Fayette accompagné de ses contemporains riches en contrastes. À cet égard, le portrait de Louis XVI fait par Benjamin Franklin mérite une seconde d’attention : « C’est l’homme que j’ai connu dont le regard justifie l’expression de Shakespeare ; le lait de la tendresse humaine ». Dans une distribution historique sans pareille, aidée par le choc des circonstances, on voit éclater la palette des paradoxes sous le vernis de l’Histoire. Aussi, si l’acteur principal est passionnant, je n’ai pu me défaire, en parcourant sa vie – cinq rois, deux révolutions, deux républiques et un empire – de l’impression d’assister en direct à la superproduction d’une époque.