« GOUVERNEMENT INCLUSIF »
L’adjectif inclusif a pris, depuis quelques années, valeur de concept. Il a été récemment popularisé dans le champ graphique, où il est question d’écriture inclusive, celle qui rend visible les marques du féminin dans tout texte où les deux genres sont impliqués. Mais il s’était auparavant largement diffusé et avait conquis de nombreux domaines du social, comme l’attestent, par exemple, les syntagmes suivants : : une ville inclusive, une habitation inclusive, une société inclusive, une éducation inclusive, un environnement inclusif.
Et voilà qu’il s’invite dans l’actualité la plus agonistique du moment, la prise de pouvoir par les talibans en Afghanistan. C’est ainsi que trois jours après la prise de contrôle par les fondamentalistes, Jean-Yves Le Drian, au micro de France Inter exprime le désir, naïf selon une grande partie de la classe politique française, que ceux-ci forment un « gouvernement qui soit vraiment inclusif et représentatif ». Quelques jours après, c’est un haut responsable taliban qui déclare à l’AFP que le cofondateur du mouvement fondamentaliste, le mollah Abdul Ghani Baradar, est à Kaboul « pour rencontrer des responsables djihadistes et des responsables politiques pour l’établissement d’un gouvernement inclusif ». Cela signifierait qu’y seraient représentées toutes les tendances de la société afghane, mais aussi toutes les ethnies, les Ouzbeks, Hazaras, Tadjiks…, et pas seulement les Patchouns, celle dont sont issus les talibans.
Le deuxième énoncé apparaît ainsi, me semble-t-il, comme un écho ironique au premier, dans la mesure où le terme inclusif, par emprunt de sens (v. 1970) à l’anglais inclusive signifie « qui inclut », « qui n’exclut personne ». Si l’on se rappelle la pratique du pouvoir des fondamentalistes, lors de leur première expérience politique (1996-2001), caractérisée par la destruction de toute opposition et l’institution de la terreur, on mesure la profondeur du fossé entre le signifiant agité par les responsables talibans et la réalité qu’ils disent vouloir instituer. C’est en fait à une pratique exclusive du pouvoir que les talibans ont établie, l’épithète qualifiant ce qui appartient uniquement à quelques-uns, à l’exclusion des autres, par privilège spécial et, à ce titre, n’admet aucun partage.
Il est donc légitime de considérer le concept inclusif , s’il est mobilisé par un énonciateur taliban, comme un leurre rhétorique destiné à satisfaire le fantasme de la démocratie universelle de nombre de dirigeants occidentaux, c’est-à-dire l’extension de la démocratie à tous les peuples de la terre ; la vertu irénique d’un tel régime résoudrait tous les problèmes et conduirait à la fin de l’histoire.
Mais une autre lecture est possible qui renverrait au sens originel de inclusif. D’après Le Robert, inclusif est d’abord attesté (1507) au sens d’ « inclus » disparu ; « inclus » provient du latin « includere », lequel peut se traduire par « enfermer » ou « renfermer ». Il s’applique ensuite à ce qui renferme (quelque chose) en soi, sens repris au XIXe siècle et employé spécialement en linguistique. Le nom « inclusion » renvoie à des usages qui impliquent l’idée d’occlusion, de clôture, de réclusion, notamment en biologie, cytologie, minéralogie, odontologie ; dans ce dernier domaine, l’inclusion désigne l’état d’une dent emprisonnée dans l’arcade osseuse d’une mâchoire. Si nous osions filer la métaphore odontologique, l’arcade maxillaire serait le pouvoir effectif taliban et la dent emprisonnée le gouvernement inclusif, lequel ne serait qu’un gouvernement Potemkine.
Si l’on accepte cette interprétation, référant au sens ancien du concept inclusif, on pourrait postuler que les talibans en usent non comme un écran de fumée, mais pour afficher littéralement leur véritable intention, celle d’enfermer la société afghane et de la soustraire aux yeux du monde.
Jean-Louis ROBERT