Résumé :
L’article propose une analyse des complexités identitaires et culturelles de l’aire polynésienne, des paradigmes de la folie présents dans Les gens 2 la folie de Philippe Temauiarii Neuffer. Cet espace complexe représente une conscience de décentralisation, un réseau de transgressions et de transpositions mentales et physiques, un imaginaire de l’insularité et de l’archipélité.
Les mots, expressions et passages en tahitien, les extraits en anglais et en allemand situent le texte français dans un champ interlinguistique de dépassements et d’hybridations, les cultures et imaginaires s’entrecroisent, se superposent et s’enrichissent dans l’univers d’interpénétrations encadré par le littéraire. Le mélange des langues influe sur la connaissance de soi, sur l’ipséité et les processus narratifs ainsi que sur la conscience collective.
L’objectif analytique consiste à analyser les composantes psycho-philosophiques de la subjectivité, à expliciter les paradigmes identitaires, les transgressions structurelles et linguistiques, ainsi que les processus narratifs.
1. Pluralités polynésiennes, mosaïques géographiques
La Polynésie française, collectivité d’outre-mer de la République française située dans le Pacifique Sud[1], se compose de cinq archipels, de 118 îles[2]. Les îles parsemées qui forment l’ensemble « pluriarchipélagique »[3] de la Polynésie française sont des atolls ou des îles d’origine volcanique (îles hautes).
La pluralité identitaire, culturelle et linguistique de la Polynésie française offre de nombreux sites mémoriaux de conceptualisation épistémique du pluriel et du polyphonique qui caractérisent les archipels. La cohabitation des langues n’est pas une situation épiphénoménale[4], au contraire, la pluridimensionnalité linguistique peut être envisagée dans une continuité d’interfécondation par les échanges et rencontres, par l’ouverture et la fluidité : l’unité et l’homogénéité imprécises et réductrices éclatent. Au lieu d’un confinement linguistique relatif, la langue française se situe dans un champ de conscience métalinguistique nuancée où la coprésence des langues de familles linguistiques différentes exerce une influence de sensibilisation au niveau de la conscience phonologique, du calibrage auditif, du système flexionnel, ainsi qu’au niveau métamorphologique, syntaxique et sociolinguistique[5].
Dans cet article, je me propose d’analyser la pluralité, la cohabitation, l’interinfluence des langues, les paradigmes de l’identité et de la folie dans Les gens 2 la folie de l’auteur polynésien Philippe Neuffer[6].
La représentation de soi, la textualisation de l’histoire personnelle sont transmuées par le prisme de l’autrui (toi), destinataire et point de référence : cette relation intime est réaménagée par la fonction médiatrice et restructurante de l’orchestique et de la musicalité. Les sons du vivo[7] étendent les micro-histoires au niveau collectif, les gestes du aparima vāvā relient les traditions et le passé récent des événements racontés. Cette multiplicité et diversification d’autrui, qui diffèrent dans chaque souvenir et situation remémorée, servent de milieu interrogatif pour expliciter les dynamiques sous-jacentes de la formation et de l’interprétation de soi et des rapports à autrui dans l’omniprésence de la culture et de la pluralité linguistique. La réciprocité relationnelle signifie dans ce cas un apprentissage mutuel, une relation exploratoire d’échange, de conaissance partagée et de co-naissance, de l’amour et d’interdépendance qui nuancent la constitution de soi à travers l’autre et son imbrication socio-culturelle.
2. Éléments de tradition
Les acteurs des festivités du Heiva sont des acteurs culturels ayant un rôle triple : attitude de « prévenance », attitude « concertante » et attitude « d’itinérance »[8]. L’attitude de prévenance apparaît dans le rôle du témoin ou d’éveilleur, c’est l’axe de l’identification. L’attitude concertante permet un certain degré de relativisation et de recul, c’est l’axe réflexif. L’attitude d’itinérance relève du soutien, du stimulus et de l’accompagnement. Cette triplicité, la dimension de la responsabilité du rôle des passeurs culturels apparaît à propos de la visite d’une Popa’ā[9], d’une journaliste européenne, Caro. Par l’intrusion de son personnage s’installe une attitude d’autospection distanciée, une auto-attention[10] objectivée, une focalisation analytique et critique sur les enjeux culturels et psychologiques, une centration historico-culturelle sur l’héritage. L’attention réflexive de l’introspection, d’un engagement et d’une prise de position culturels est activisée par la transformation de l’autre en miroir déformant, par la colère impuissante qui naît suite à la parution d’un article qui peint l’univers des danseurs comme « un monde léger et superficiel dominé par le vice et la débauche »[11]. L’événement décisif est l’apparition, la mise en relief de la vulnérabilité de la culture, des genres traditionnels aggravée par l’inactivité complice ; l’appréhension critique du silence et de l’inaction nuance l’interprétation monolithique de la présence destructrice de l’autre et remet en question l’identité, le soi : c’est l’épiphanie des incertitudes de la subjectivité, une réceptivité à l’ouverture, à son devenir en tant que sujet actif, critique dans son auto-constitution qui ne peut plus dérober à sa responsabilité[12] reconnue.
« Loin de réagir contre cette grossière manipulation, nous participons à ce suicide culturel, hypnotisés par nos rancœurs, notre orgueil et nos fantasmes. Nous vendons notre âme en faisant de l’argent avec notre culture. Elle qui nous a pourtant été donnée. Une donation avec charge de veiller à sa conservation et son épanouissement. »[13]
La danse s’avère un élément de sensibilisation, de responsabilisation, une inscription corporelle de l’activité mentale analysante et auto-critique : attitude qui est nécessaire à assurer la cohérence interne pour le narrateur. Cette lecture critique de la situation témoigne d’une flexibilité mentale, d’une volonté « d’autopoièse »[14], de réaménagement, de réinvention et de problématisation de l’ipséité[15] par des modulations et des réajustements de l’identité du soi. L’expression, l’exposition de ces tensions trouve sa forme de manifestation dans la description d’une soirée de représentation du Heiva où l’intensification de l’attente et l’accroissement de la densité émotionnelle atteignent leur apogée, prêts à éclater : réponse partielle à la passivité antérieure et preuve d’une relation renouvelée à soi et à la culture.
« Mais quel soir !
Le temps s’arrête et l’air vibre, secoué par une onde venue du fond des âges, électrisant tout sur son passage. […] La sueur coule le long des tempes malgré le hupe. […] Le orero chauffe le jury et le public. […] Puis il devient rautī et, d’une voix forte et rauque, il appelle et indique la direction : « MUA !! ». Comme des guerriers à l’assaut d’une position vitale […] »[16]
La révélation de l’engagement, de l’importance assignée à l’héritage est explicitée dans la description de l’atmosphère de la représentation dans laquelle les performances publiques individuelles et collectives, les activités festives sont teintes d’une intensité particulière qui accentue les enjeux culturels[17]. La valorisation du patrimoine immatériel, intangible et matériel également naît toujours « d’un travail sur la mémoire »[18] : la phase de la reconstitution culturelle est suivie de la réinterprétation effectuée à partir de la sensibilité et subjectivité personnelles se référant au collectif. Les activités artistiques se caractérisent par la vibration, par une brèche dans la continuité temporelle qui relient le présent aux temps des ancêtres (« onde venue du fond des âges ») : la discontinuité temporelle est juxtaposée à la continuité traditionnelle. Les souffles, l’air frais du hupe n’arrivent pas à atténuer la chaleur. La prise de parole du ‘ōrero, sa déclamation ritualisée[19] ne fait qu’intensifier la tension. Les fragments et éléments linguistiques tahitiens permettent une inscription différente de soi dans le monde ; le je parlant nuance ainsi la monospatialité de la langue française et s’ancre ainsi dans la zone de proximité, d’exposition et d’affluence du multiple des traditions. Ces instances langagières sont à la source d’une « plur-identification »[20] aussi.
La performance du ‘ōrero est un acte de liaison, de médiation, de continuité culturelle et le rôle de rautī, le rappel des guerriers et la force électrisante du discours témoignent d’un rapport mythique-mystique particuler à la parole[21]. À part l’intensité verbale et gestuelle, la charge émotionnelle, la théâtralisation de la portée et des enjeux mis en scène, la situation de l’action verbale publique est associée à une attitude de dignité culturellement prescrite.
« Une mystérieuse ivresse s’empare des corps. […] Le sang afflue aux tempes et les frappe au rythme des tōère. […] Les jupes de autī entrent dans un silence ponctué par le souffle des feuilles tressées, secouées par les pas des danseurs. […] Toutes les cordes s’unissent pour vibrer au diapason de la nuit. Des perles de sueur glissent sur mes hanches […] À chaque geste, elles éclatent en mille gouttelettes humidifiant mon costume. Le ôteà passe […] porteur d’un message fait de violence et de rage électrique. Le hivinau tourne en boucle au rythme hypnotique d’une mélopée ponctuée de sons gutturaux et d’appels scandés par le maître des pāpio que nous sommes. Le aparima ramène ensuite la paix et la sérénité avec ses gestes lents et sensuels posés sur une mélopée douce, chaleureuse. »[22]
3. Rythmes et langues
Le texte est rythmé par les composantes de l’univers polynésien, les sons des danseurs et des instruments à percussion, le bruissement des jupes de feuilles, les appels scandés, les gestes s’unissent dans une vibration qui précède le point culminant de l’exaltation hypnotique qui s’apaise, se pacifie et se transforme en paix sereine. C’est la phase de la restructuration, de l’emprise analytique qui reflète d’une façon inhérente sur l’identité et l’appartenance culturelle tout en redéfinissant le réel de la langue[23], le caractère différencié des manifestations culturelles incorporantes[24], la polyphonie qui existe au niveau langagier aussi bien que culturel, identitaire, psychologique. Le langage, les langues d’écriture représentent une plate-forme multilatérale, le français est défamiliarisé, dépaysé, retravaillé dans une image distanciatrice dans laquelle l’hégémonie du monolinguisme est ébranlée par des mots et fragments tahitiens emboîtés, introduits, incorporés. La présence, l’émergence perpétuelle renouvelée du tahitien s’intègrent dans une démarche d’opération déconstituante intentionnelle ou partiellement inconsciente qui vise à créer un déséquilibre dans la maîtrise et fluidité de la langue colonisatrice, de nuancer les dynamiques d’identification, de marginaliser toute lecture hégémonique et dominante. Un tel univers multilingue exige une activité mentale en rendant indispensable un déchiffrement pour souligner la pérennité des interprétations automatiques, conventionnelles, imprégnées de préjugés historico-culturels, ethno-linguistiques. Cette langue crée un écart entre ses composantes plurilingues et cherche à renouer avec l’héritage, à « à ouvrir une brèche dans le temps, une fenêtre sur un passé et une parenthèse sur le présent »[25]. La revitalisation des traditions devient ainsi un point de concentration dans lequel se télescopent le passé, le présent et le futur, un élément de conscientisation qui relève de la « transmission d’un patrimoine identitaire »[26], d’une filiation historico-culturelle, spirituelle qui se complète de l’hétérogénéité linguistique du discours. La multivocalité langagière crée un effet d’étrangeté, d’aliénation, une expérience d’ouverture et d’extériorisation. La récurrence de la pluralité et du référencement extérieur est destinée à accentuer l’inaptitude des approches simplificatrices, ainsi qu’à expliciter la stratification, l’hétérogénéité, les complexités structurantes qui caractérisent le flux, l’adaptabilité et la polychromie de l’identité polynésienne[27]. Cette déstabilisation du contenu unilatéral permet le renouvellement du regard, la naissance d’un réengagement et d’une réévaluation qui ne perd pas de vue les notions analytiques de la fluidité et de la multiplicité. Il s’agit donc d’une extension de la lecture de l’héritage, d’une intentionnalité de la réélaboration constante de soi qui a comme source et motif l’inégalité à soi[28], une situation de non-coïncidence perpétuelle qui retravaille l’interprétation de la subjectivité et prend en compte les fissures et cicatrices historiques du sujet.
Une référence récurrente, un jaillissement repris de l’extérieur est l’opus Ein deutches requiem de Brahms : « Je reste seule dans le noir, le requiem allemand de Brahms comme seul repère pendant des heures qui durent des jours et des nuits »[29]. Suite à la description d’une histoire d’amour, la réapparition de la musique brahmsienne marqui ici la précarité de la stabilité identitaire, l’irruption peu anticipée et violente de la rupture, des vertiges de l’absence, de la folie. Les identifications affirmatives « Tu es […] » des paragraphes précédents sont remplacées par l’éclatement de la reconnaissance, désorganisatrice et conflictuelle au niveau psychique, de l’absence, de la privation : « À mon réveil tu n’es plus là »[30]. L’incarnation narrative de la progression des états de folie prend forme dans des hallucinations, dans diverses projections de l’esprit paralysé et pathologique :
« Un jour, je ne l’ai plus autorisé à entrer, car les murs de l’appartement s’étaient rapprochés tant et si bien qu’il n’y aurait plus de place pour nous deux. […] Puis un jour, je n’ai plus rien entendu. Et les murs se sont encore rapprochés. »[31]
« Les draps sont un nid de petites bestioles que l’on n’imagine pas. Elles se réfugient dans les plis pour ne pas finir aspirées dans le matelas. […] Je pense qu’un jour mon ombre me quittera pour prendre ma place. […] Des flashs m’arrachent le cerveau et je me retrouve chevauchant un astéroïde. »[32]
L’angoisse existentielle trouve sa confirmation dans les images déréelles qui prennent forme à partir des affects négatifs et du deuil. Les réminiscences, les souvenirs se combinent avec des interrogations élémentaires sur l’identité de l’autre, sur la facticité de son existence et l’immédiateté de sa présence qui débouchent sur une reconnaissance tragique : « En courant, j’ai glissé sur un tas de fleurs mortes et me suis retrouvée nez à nez avec une pierre tombale. Elle portait ton nom, ta photo et ta gourmette »[33].
4. Espaces liminaux, hybridations
Le lieu symbolique des échanges culturels, linguistiques, identitaires sont les baies, plages et côtes[34], espaces liminaux[35] de rencontre et d’hybridation. Cet aspect transférentiel du lieu apparaît dans les premières lignes de la nouvelle « Pōùra » où se juxtaposent le temporel et l’intemporel, la passivité du récif et des ombres de la nuit et la dynamique des rayons de « la clarté du jour naissant »[36] :
« Le lever du jour est particulier aux Tuamotu. […] Le gris se fond dans le rouge et le jaune […] j’aime ce moment où le temps semble disparaître. Quelquefois un léger toèrau fait frissonner la surface, comme un banc de ôuma. »[37]
Cette scène du lever du soleil est un moment textuel de l’ouverture, de la réceptivité, de la connexion inter-archipélique qui lient Papeete, les Îles du Vent à l’archipel des Tuamotu. Aux images des mouvements naturels s’ajoutent les activités humaines se concentrant sur le rivage : « De mon kau, j’aperçois le rivage où la vie commence ; on ratisse les feuilles et les pins de aito sur la plage, on s’affaire dans les cuisines, on prépare déjà le bateau pour la pêche […] »[38]. Les mots tahitiens désignent souvent des éléments de la flore et de la faune, ils sont porteurs de valeurs transgressives : à part être référents de l’univers linguistique polynésien, ces mots et expressions sont des facteurs, des opérateurs de déséquilibre et de métastabilité[39], d’une potentielle de diversification. Ces chiasmes dans la continuité de la langue d’écriture créent des suspension dans la connaissance, dans l’univocité de l’intelligibilité et mettent en relief l’aspect toujours en devenir de la compréhension en accentuant le côté dissymétrique, inconnu des processus langagiers, de la pluralité linguistique.
La peinture représente les moments idylliques de la création quand le narrateur « écrase des couleurs vives et les mélange à grands coups de pinceau ou de couteau. Ainsi naissant des tons qui rappellent les profondeurs de l’océan et le froid des abysses »[40]. Les activités d’artisanat peuvent également être une source de joie, comme le tressage d’un ôìni[41]. Mais ces lignes marquent déjà le commencement d’un basculement de cette dimension d’expériences positives, les remémorations cèdent la place à des potentialités déstructurantes de désagrégations et d’incohésions mentales. Le fonctionnement autorégulateur du comportement et des processus psychiques semble être suspendu au fur et à mesure et remplacé par des images du surgissement de l’angoisse, de l’étrangeté qui structurent une véritable architecture de pulsions et d’éclats, la formation d’une coalescence du normal et du déréel[42], du pathologique. Il s’agit d’une appréhension subjective, déformée du réel. Un écart pathogène subsiste entre normalité et vécu textuel qui offre des possibilités de dépassement, une transgression et extension des lectures ordinaires de la subjectivité, de l’identité. L’histoire « médiatisée par la conscience du sujet »[43] implique ainsi une alternation des perspectives, l’effondrement des frontières de l’identité et de l’altérité et « l’infiltration de l’inconscient »[44].
« Des mains noires de sang coagulé, quelquefois de graisse ou de terre, qui se glissent sous mes vêtements. […] Et puis la douleur. Une des mains revenait sur ma bouche pour étouffer les cris pendant que l’autre continuait à me torturer. Je sentais son odeur âcre de gasoil. […] Elles s’abattaient sur mon corps provoquant des bruit sourds et quelques petits craquements. Mais je devais me taire, maintenant et à jamais. »[45]
L’enfermement dans les fantasmes détruit le rapport avec l’autrui et livre l’individu aux pulsions de la destruction, de l’auto-destruction ; c’est une mise à distance des actes de penser, une mise en scène discursive de l’aliénation, de l’étrangéisation[46] de soi à soi. La nature se revêtit d’un rôle purificateur : « Une fois la vague de souvenirs passée, il faut toujours que je plonge dans l’eau du lagon. Elle seule peut purifier mon âme de ses pensées les plus noires »[47]. L’entrelacement, l’interpénétration du réel et de l’imaginaire suscitent l’ébranlement des structures spatio-temporelle, identitaire et textuelle, une dissolution des interprétations fixes du monde et de cette manière, réactivent constamment la contention d’esprit. Ces nouvelles sont les réalisations textuelles des pulsions psychiques aboutissant à des transmutations obsessionnelles du réel qui échappent à une lecture habituelle qui tente de les circonscrire. L’univers dépeint porte en lui la propension à la transgression, au décalage, à la déviation qui peuvent renouveler les horizons analytiques de l’identité et apporter l’effet enrichissant de « l’esthétique du déréel »[48] à la déconstruction du sujet.
5. Temps et folies
La tanquillité des souvenirs de l’antan, la temporalité des joies de jadis, loin des symptômes de la névrose, se présentent dans des passages tissés de mots tahitiens : cette langue polynésienne des ancêtres et de la tradition apparaît comme un abri, qui, contrairement à la langue colonisatrice, n’est pas source d’un désarroi, d’une déréalisation, d’une folie. C’est plutôt un refuge mental, un substrat mémoriel dont la continuité est désarticulée par la langue de l’autre et dont l’enchaînement n’est que segmentaire à cause de la présence interjective, interprétative, réplétive de la langue française.
« […] mes toiles […]. Elles […] racontent ma vie chez ma grand-mère […] Nous étions deux seules à vivre sur ce motu du secteur. […] Lorsque je tentais de l’imiter tresser des ôìni, elle éclatait d’un rire doux […] Nous avions une petite plantation de bananiers, de citronniers et un beau ùru […] Il fallait sans cesse entretenir les māite […] je n’arrivais toujours pas à attraper autant de poissons qu’elle au tāketu. […] Certains soirs, nous partions à la chasse au kaveu, armées d’un mori gaz. […] Il y avait toujours au moins une ou deux bêtes accrochées au kaitoa […] Nous en trouvions blottis sous un tas de niau ou tapis sous un konao. »[49]
Dans une lecture visant la destratification du texte, on peut interpréter la présence dispersée de vocables tahitiens en tant que symboles d’une approche relationnelle cherchant à valoriser un champ inter- et trans-linguistique. Ce sont des points de densification émotionnelle qui créent une sensibilité hétéro-référentielle et qui peuvent être lus comme des composantes inéludables, détentrices du sentiment de l’intégralité de l’être, du « vécu-de-soi-même »[50] linguistique, culturel, identitaire.
Le narrateur raconte sa relation conflictuelle avec la foi chrétienne, la perte de sa grand-mère ainsi que les chocs culturels de son premier vol et son arrivée à Papeete[51], les échecs scolaires. Le contexte intime mémoriel est brusquement perturbé par une perte du contact avec la réalité, un bouleversement de délire qui contribue à un chevauchement de perspectives, à une fluctuation psychotique entre les éléments réels et les comportements pathologiques. L’altération de la conscience, l’expérience délirante, hallucinatoire, les perturbations psychotiques[52] peuvent symboliser la pluralité culturelle-linguistique conflictuelle. L’équilibre interne momentané est perturbé par une psychose hallucinatoire, par une paraphrénie[53], par des épisodes psychotiques aigus : deux plans de pensées et de réalités essaient de se réconcilier, de se juxtaposer.
« Les mains sont sur vous. Combien de temps aurais-je pu supporter ça ? […] Ma vie est devenue un rêve que des fantômes hantent […] Je suis seul à rester, debout sur la scène vide, avec l’obscurité autour. Tel Taāroa juché sur Rumia, je cris mon désespoir et personne ne répond. […] Je continuerai à jouer les différents actes […] quand je croise les mains. Celles que j’ai enterrées dans le jardin, un soir où la lune était pleine de sang. »[54]
La nouvelle « Pōùra » est d’une complexité structurelle considérable. Le lever du jour, qui symbolise le commencement et la création, ouvre l’histoire et en constitue un élément de cadre. L’encadrement est développé par les paragraphes qui clôturent la nouvelle et mettent en contraste la lumière de l’ouverture à la solitude, l’isolation et l’obscurité des dernières phrases. Les passages délirants offrent des interprétations alternatives reconfiguratrices car ils soulignent le caractère polymorphe de la réalité, de l’imaginaire collectif et individuel : l’enchaînement logique est déschématisé, le lecteur est confronté à une saisie pluridimensionnelle de l’objet, à une « donation de sens multiple »[55]. La perception de la réalité physique connue est transformée. La multivocalité des impressions témoigne d’une intentionnalité plurifonctionnelle qui cherche à la fois à mettre en scène une micro-cosmogenèse et mythologie personnelles et à altérer le fonctionnement systématique de la conscience à travers la présentation atypique de la couche nucléaire de l’existence (la subjectivité du narrateur).
La présence de Taāroa indique un autre paradigme de perception spatio-temporelle[56]. La nouvelle est absorbée par l’obscurité, le vide, le silence et l’enterrement : le texte décrit donc une contre-cosmologie micrologique (à l’échelle de l’individu) qui contrebalance la lumière, les bruits, les activités et la présence humaine du début et serve ainsi d’une reconstitution d’une contre-mythologie de l’identité, de la subjectivité. C’est une présence dominée par des tensions qui aboutit à un obscurcissement, un éloignement, une « absentification »[57] des relations, des joies et des forces volitives bousculant les schémas de l’appréhension par la « démodalisation épistémique »[58] de la folie.
[1] De nombreux auteurs et théoriciens attirent l’attention sur l’obsolescence, voire le caractère arbitraire des appellations et dénominations géographiques. Voir à titre d’exemple C. Mallatrait : La France, puissance inattendue : Au XXIe siècle dans le Pacifique Sud, Paris : L’Harmattan, 2009 : 17−21.
[2] Notamment les Marquises, les Tuamotu, les Gambier, les Australes et la Société. C. Orliac, Fare et habitat à Tahiti, Marseille : Parenthèses, 2000 : 11−12.
[3] C. Blondy : ‘Le tourisme en Polynésie française’, Cahiers d’Outre-Mer, n° 230, juin 2005 : 153−170.
[4] Il s’agit ici d’une notion, d’un concept ou d’un phénomène qui se surajoute à un autre sans exercer sur celui-ci de l’influence. Voir là-dessus R. Nicolaï : La traversée de l’empirique, Paris : Ophrys, 2000 : 23−28.
[5] J. Vernaudon : ‘Observation réfléchie et comparée des langues océaniennes et de la langue française’, in : J. Vernaudon & V. Fillol (éds.) : Vers une école plurilingue dans les collectivités françaises d’Océanie et de Guyane, Paris : L’Harmattan, 2009 : 191−206.
[6] Philippe Temauiarii Neuffer est né à Papeete en 1971. Il commence ses études de droit à Strasbourg et les termine à l’Université française du Pacifique pour devenir attaché d’administration. Dans son cabinet d’avocat, il s’occupe du droit public des collectivités territoriales. Il publie Aamu iti māamāa, Les gens 2 la folie en 2011.
[7] AGNEW, Vanessa, Enlightenment Orpheus : The Power of Music in Other Worlds, New York, Oxford University Press, 2008, p. 113-116. Le vivo était utilisé comme instrument jusqu’aux années 1900. Il n’était réintroduit dans la pratique musicale qu’en 1976 dans une performance de la troupe Te Maeva. Cette renaissance et l’intérêt renouvelé relevaient des questions d’identité, de la revitalisation des traditions et de la revalorisation de l’histoire aussi bien que des musicales. Voir KOSKOFF, Ellen (dir.), The Concise Garland Encyclopedia of World Music, New York, Routledge, 2008, p. 725-726.
[8] ENEAU, Jérôme, La part d’autrui dans la formation de soi, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 109-115.
[9] POPA’Ā (forme moderne de PAPA’Ā) : étranger de race blanche. DictFV
[10] LEMOINE, Claude, Connaissance d’autrui, enjeu psycho-social, Rouen, Presses Universitaires de Rouen, 1994, p. 115-123.
[11] AIM, p. 36.
[12] KREMER-MARIETTI, Angèle, Autrui, soi et tout le reste, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 85-90. (ici p. 88.)
[13] AIM, p. 39.
[14] « […] propriété d’un système de se produire lui-même, en permanence et en interaction avec son environnement […] ». Voir KREMER-MARIETTI, Angèle, op. cit., p. 135-136.
[15] ZARKA, Yves Charles, L’autre voie de la subjectivité, Paris, Beauchesne, 2000, p. 55-68. (ici p. 65.)
[16] AIM, p. 41. : HUPE (pa’umotu : HUPE) : rosée, brise nocturne froide, humide descendant des vallées vers la mer. DictFV
‘ŌRERO : adj. éloquent (pa’umotu : KŌRERO) → orateur, discoureur. Idem.
RAUTĪ : celui qui excite le courage (chant guerrier → celui qui excite le courage et la bravoure en temps de guerre). Idem.
MUA : employé à la place de NI’A, signifiant « à l’Est » (peut signifier la résidence des chefs, un lieu sacré aussi). Idem.
[17] Il faut bien rappeler la désapprobation des missionnaires européens, les restrictions et défenses liées à la pratique de la danse. LAUX, Claire, Les théocraties missionnaires en Polynésie (Tahiti, Hawaii, Cook, Tonga, Gambier, Wallis et Futuna) au XIXe siècle, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 328-348.
[18] HARVEY, Fernand, La production du patrimoine, FORTIN, Andrée (dir.), Produire la culture, produire l’identité ?, Québec, Presses de l’Université Laval, 2000, p. 3-16. (ici p. 3.)
[19] Cette forme de discours public rétablit un rapport vivant avec les traditions de la Polynésie pré-européenne. Cette parole rituelle se caractérise par « l’expression du pouvoir (le mana) de l’orateur, avec l’idée d’un raffinement esthétique présent dans l’usage du verbe ». Cf. GHASARIAN, Christian, « Art oratoire et citoyenneté participative à Rapa (Polynésie française) », NEVEU, Catherine (dir.), Cultures et pratiques participatives : Perspectives comparatives, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 135-154. (ici. p. 137.)
[20] CHOUVIER, Bernard, op. cit., p. 591.
[21] Christian Ghasarian décrit minutieusement l’éventail des rôles de la communication verbale, de l’usage quotidien à la fonction ritualisée ainsi que le processus d’aprentissage et l’investissement religieux dans le cas de la micro-société de l’île polynésienne de Rapa Iti (îles Australes). Cf. GHASARIAN, Christian, op. cit.
[22] AIM, p. 42. : TŌ’ERE : voir la note 56.
‘AUTĪ : feuilles de la plante TĪ (Cordyline terminalis). DictFV
‘ŌTE’A : danse traditionnelle polynésienne dans laquelle les danseurs exécutent différents mouvements en plusieurs rangées. Idem.
HIVINĀU (anglais : HEAVE NOW) : danse mixte en couple dans laquelle les danseurs évoluent en cercle. Idem.
PĀPIO : cheval de manège, de foire. Idem.
‘APARIMA : voir la note 91.
[23] KRISTEVA, Julia, « Le réel de la langue », PERROT, Jean (éd.), Polyphonie pour István Fónagy, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 289-296.
[24] Pratiques collectives, publiques de différentes sortes de danses et de performances oratoires.
[25] AIM, p. 43.
[26] HOTTE, Lucie, « Littérature et conscience identitaire », FORTIN, Andrée (dir.), Produire la culture, produire l’identité ?, Québec, Presses de l’Université Laval, 2000, p. 53-68. (ici p. 61.)
[27] HOOPER, Steven, Pacific Encounters : Art & Divinity in Polynesia, 1760-1860, Honolulu, University of Hawai’i Press, 2006, p. 12-30.
[28] FERON, Étienne, De l’idée de la transcendance à la question du langage, Grenoble, Jérôme Millon, 1993, p. 135-137. (ici p. 137.)
[29] AIM, p. 45.
[30] AIM, p. 45.
[31] Idem.
[32] Ibid., p. 46.
[33] Idem.
[34] OLIVER, Douglas, Polynesia in Early Historic Times, Honolulu, Bess Press, 2002, p. 25-31.
[35] L’expansion américaine en Polynésie est en partie liée à la perception changée de l’espace, au sentiment du rétrécissement des distances et de la diminution de l’espace libre (à la fin du XIXe siècle) : la Polynésie devient dans ce sens une terre de nouveauté et d’oubli, exempte de la charge mémorielle des génocides et des souvenirs d’autres conflits historiques, un « territoire vierge ». GEIGER, Jeffrey, Facing the Pacific : Polynesia and the U.S. Imperial Imagination, Honolulu, University of Hawai’i Press, 2007, p. 47-67. (ici p. 51.) À Hawaï, les territoires côtiers étaient plus valorisés comme lieux de résidence des chefs, à cause de l’accès à l’océan et aux ressources maritimes (pêche) ainsi que pour des terres cultivables de taro étendues. KIRCH, Patrick V. et SAHLINS, Marshall, Anahulu : The Anthropology of History in the Kingdom of Hawaii, Chicago, University of Chicago Press, 1992, p. 15-21. (ici p. 19.)
[36] AIM, p. 47.
[37] Idem. : TO’ERAU (proto-polynésien : TOKELAU) : vent du nord provoquant généralement d’importantes chutes de pluie. DictFV
‘ŌUMA (pa’umotu : KŌUMA) : poissons qui forment des bancs importants. Idem.
[38] AIM, p. 47. : KAU : canot à moteur, esquif, speed boat. DictFV
‘AITO : bois de fer (Casuarina equisetifolia). Idem.
[39] COUTARD, Jean-Pierre, De la singularité, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 95-107. (ici p. 101.)
[40] AIM, p. 48.
[41] ‘Ō’INI : petit panier rond tressé des feuilles de cocotier. DictFV
[42] En Polynésie, la folie individuelle ou collective est présente parmi les rituels de deuil également. Concernant la folie ritualisée et les éléments de l’eschatologie tahitienne voir OLIVER, Douglas, op. cit., p. 173-177.
[43] TILKIN, Françoise, Quand la folie se racontait : Récit et antipsychiatrie, Rodopi, Amsterdam, 1990, p. 80-97. (ici p. 95.)
[44] DENIAU, Alain, « Être hors de soi : folie singulière, folie sociale », Che vuoi ? Revue de psychanalyse, n° 33, 2010, p. 35-44. (ici p. 35.)
[45] AIM, p. 49.
[46] Le terme hégélien d’Entfremdung peut être appliqué pour désigner le devenir-étranger à soi-même. Voir D’HONDT, Jacques, L’idéologie de la rupture, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 151-158.
[47] AIM, p. 49.
[48] CHOUVIER, Bernard, op. cit., p. 597.
[49] AIM, p. 49-50. : MOTU (proto-polynésien : MOTU) : îlot de sable sur un récif, atoll. DictFV
‘Ō’INI : voir la note 126.
‘URU (proto-polynésien : KULU) : arbre à pain (Artocarpus altilis). DictFV
KAVEU : crabe de cocotier (Birgus latro). Idem.
MŌRĪ (pa’umotu : MORI) lampe. Idem.
NIAU (proto-polynésien : NĪKAU) : palme ou foliole de cocotier. Idem.
KONAO : grosse pierre, rocher. Idem.
[50] NZIGOU-MOUSSAVOU, Alain, Pour une anthropobiologie philosophique du désir, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 311-321.
[51] Les expériences et vécus des enfants envoyés à Papeete pour continuer leurs études reviennent dans les écrits de plusieurs auteurs polynésiens dont Odile Purue. Cf. PURUE, Odile, « Partir, une évidence douloureuse », Vents Alizés, n° 1, 2012, p. 135-137.
[52] ANDRÉ, Pierre, Psychiatrie de l’adulte : formations médicales et paramédicales, Paris, Heures de France, 2006, p. 75-82. (ici p. 76.)
[53] Délire fantastique, prolifération imaginative excessive. Cf. BENOIST, Vincent, « La paraphrénie : l’excellence de la maladie mentale ? », Psychologie Clinique, n° 16, 2003/2, 219-232.
[54] AIM, p. 55-56. : TA’AROA (proto-polynésie TAGAROA) : dieu suprême de la mythologie polynésienne. DictFV. Voir aussi COULTER, Charles Russel et TURNER, Patricia, Encyclopedia of Ancient Deities, New York, Routledge, 2000, p. 452. Les lieux de son culte, sa présence étendue impliquait (à part la Polynésie française) les Tonga, les Samoa, Niue, les îles Ellice, Hawaii et la Nouvelle-Zélande aussi : « In Samoa, Tangaloa held a position of unique pre-eminence among the gods which amounted almost to monotheism. Not only was he the creator and ancestor of the highest chiefly families, but he was actively worshipped in connection with war, sickness and economic activities. […] In Tonga, Tangaloa was associated with the descent of the Tui Tonga (dynastie des rois tongiens – explication de l’auteur). He was also connected with cosmogony […] In most of the creation chants from the Marquesas […] He was […] the god of the sea and the wind, and the general patron of fishing […] ». WILLIAMSON, Robert W. et PIDDINGTON, Ralph, Essays in Polynesian Ethnology, Cambridge, Cambridge University Press, 2011, p. 231-243. p. 239.
RŪMIA : coquille, oeuf qui abritait Taāroa à sa naissance et dont les morceaux lui servaient à construire la terre et le ciel. DictFV
[55] PARRET, Herman, Épiphanies de la présence : Essais sémio-esthétiques, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 2006, p. 13.
[56] « He existed, Taaroa was his name. In the immensity. There was no earth, there was no sky, there was no sea, there was no man. Above Taaroa calls, he became the universe. Taaroa is the origin… ». FAGG, Lawrence W., The Becoming of Time, Durham, Duke University Press, 2003, p. 95-103. (ici p. 97.)
[57] PARRET, Herman, op. cit., p. 16.
[58] Idem.