Wonder Woman et la mythologie contemporaine des amazones
Tu sais te battre. Tu sais te battre et tu es forte. Ne laisse rien ni personne te vaincre
(Ange & Démarrez, Marie des Dragons)
Notre point de départ est la constatation dans les différents médias, genres et arts de la culture populaire et médiatique de la grande quantité de personnages féminins qui défendent par la force la liberté de choisir leur destin: Wonder Woman, Lara Croft, Beatrix Kiddo (Kill Bill), Salt, Katniss Everdeen (The Hunger Games), Tris (Divergent), Lisbeth Salander (The Millenium Trilogy), Elektra, Yoko Tsuno, Marie des Dragons, Artémis Delambre (Les Pirates de Barataria), Isabellae, entre beaucoup d’autres (1). Toutes ces femmes combattent. La conjugaison des valeurs de la liberté et de la force – la force comme condition de la liberté – structure un certain profil féminin qui se réapproprie deux qualités, l’une physique, l’autre politique, qui constituent dans la tradition socioculturelle patriarcale une prérogative typiquement masculine.
Nous soutenons que ces personnages, bien qu’ils ne soient pas des amazones au sens propre du terme, relèvent de la catégorie des amazones et réinterprètent cette figure mythologique. Certes, la profusion de ce type de personnages féminins dans la fiction populaire – films, romans, bandes dessinées, séries télévisées – n’est pas étrangère au processus politique et social de l’émancipation des femmes et de la lutte pour l’égalité des genres qui caractérise les sociétés modernes occidentales. Les études sur « tough women » dans la fiction populaire font invariablement le pont entre les vagues du mouvement féministe et les changements dans la représentation des personnages féminins (cf. Inness, 2004; Robinson, 2004; Madrid, 2009; Stuller, 2010). On critique souvent aux comics (Wonder Woman, Sheena) et autres médias visuels la taille très réduite des outfits dévoilant un corps féminin athlétique, souple et sexy, sous prétexte qu’une telle image le constitue comme un produit de consommation pour le plaisir scopique du public masculin (mais pourquoi la beauté féminine ne plairait-elle pas aussi aux femmes ?). Notre but n’est pourtant ni de revisiter la contextualisation sociopolitique des « tough women » de la fiction populaire ni de répéter la critique pudique adressée à la représentation de leurs corps. Nous pensons d’ailleurs que le dévoilement du corps a un potentiel libérateur qui gêne les formes de pouvoir soucieuses d’inculquer aux femmes la modestie et le retrait.
Notre propos se place sur le plan fictionnel et imaginaire. Il s’agit de chercher sur le fil qui relie les amazones contemporaines à l’imaginaire ancien des Amazones le nœud qui déclenche la dynamique contemporaine de réinvention de cette figure. Ce nœud nous le trouvons à New York en 1941 avec Charles Moulton, le créateur de Wonder Woman, la superhéroïne des comics, l’amazone qui a migré aux USA. Nous soutenons qu’une telle migration entraîne une réinterprétation du mythe du matriarcat (2) qui détermine la reconfiguration du profil des amazones contemporaines moyennant les variables du drame familier de chacune. Plus précisément, nous montrerons que Wonder Woman réactive la figure de l’amazone sur la désactivation du mythe ou de « l’archémythe » (Bertrand, 2000) du matriarcat.
L’idée de définir ces personnages comme amazones n’est pas nouvelle. Elle a été formulée par Jennifer K. Stuller qui considère que la mythologie moderne des super-héroïnes s’appuie sur les épaules des Amazones (2010:13). Dans notre perspective, l’ensemble des amazones ne se borne pas aux superhéroïnes mais comprend autres types de personnages qui sont tout simplement des femmes qui combattent : mercenaires, chasseuses de primes, pirates, archéologues, tueuses à gages, agents, ingénieures mécaniques. Toutes participent et contribuent à la moderne mythologie des amazones.
Amazones modèle antique
Les Amazones constituent une société de femmes guerrières qui vivent à l’écart de la polis. C’est une société exclusivement féminine, une société de mères et de filles, qui représente un contrepoint ou une alternative matriarcale à l’ordre patriarcal grec. Leur forme de vie autarcique scandalise et menace la polis, car les Amazones refusent la distribution considérée normale des rôles sociaux fondamentaux joués par chaque genre : la guerre pour les hommes, la maternité pour les femmes. Adoptant une logique différente, les Amazones concilient guerre et maternité. Elles incarnent la version ancienne de l’insoumission féminine aux dispositifs biopolitiques du pouvoir patriarcal lequel réduit la fonction sociale des femmes à la procréation au sein du mariage. Dans l’imaginaire antique et médiéval les Amazones représentent une forme d’héroïsme inadéquat aux femmes et socialement nocif. Elles représentent surtout le fantasme masculin de l’autosuffisance féminine : une société sans hommes est possible et viable ; ou plutôt une société dans laquelle les hommes, réduits à la condition purement biologique d’instrument de procréation, sont radicalement destitués de la fonction symbolique du Père, fondement du pouvoir patriarcal. Les Amazones incarnent donc l’humiliation de l’ordre masculin, l’humiliation de la polis. Aussi sont-elles invariablement vaincues par les grands héros mâles Hercules, Thésée, Alexandre.
Américanisation des Amazones: Wonder Woman
Malgré Boccace, Christine de Pizan, Kleist et autres grands auteurs européens qui ont écrit sur les Amazones, malgré leur élévation à référence et modèle chez les féministes au moins depuis la Renaissance (Viennot, 2008), malgré la prégnance du mythe amazonien dans l’imaginaire des navigateurs ibériques qui cherchaient l’Eldorado en Amérique du Sud, c’est aux comics que l’on doit la réactivation de la figure mythologique des Amazones, avec la création de Wonder Woman en 1941, quelques deux ou trois ans après Super Man et Batman, dans le contexte de la Seconde Guerre Mondiale (3). Fille d’Hippolyte, reine des Amazones, Diana a été conçue en absence de toute intervention masculine. Elle a deux mères : Hippolyte, la mère qui l’a façonnée dans l’argile (dans la terre-mère, dans la materia) avec ses propres mains, tout comme Pygmalion a façonné Galatée ; et Aphrodite, la mère qui a soufflé la vie à la statuette en la transformant en un être animé, c’est-à-dire qui a une âme (anima). Ainsi est née la Princesse Diana. Elle ne restera pourtant pas auprès de sa mère en Paradise Island, l’île mythique où les Amazones vivent à l’abri de la violence masculine. Elle partira aux USA pour lutter contre les nazis e os japs, pour la liberté, la paix et l’égalité entre les genres. Charles Moulton a ainsi transposé le mythe des Amazones dans son temps, tout en le réorientant dans un sens simultanément féministe et patriotique. Psychologue junguien, Moulton a développé une théorie du féminisme, si ce n’est pas une utopie féministe, basée sur la restauration du principe féminin (4). Il postulait qu’à la fin du XXe siècle les femmes seraient au pouvoir et que le régime matriarcal produirait un monde d’amour, de paix et de compréhension. Selon lui, les femmes sont moralement supérieures aux hommes, la force physique est une qualité féminine et la viabilité d’une société dépend de la reconnaissance et de la légitimation de la suprématie innée des femmes, les hommes devant se soumettre « to their loving dominance» (cf. Robinson, 2004 : 45-6; Stuller, 2010:15). Cependant, l’œuvre dénie l’auteur, autrement dit récit et pensée, pratique et théorie, ne coïncident pas chez Moulton. Pourquoi? Parce que la Princesse Diana quitte le paradis matriarcal et devient Wonder Woman, la super héroïne du féminisme, après avoir fait la rencontre inopinée d’un homme, le pilote de guerre Steve Trevor, dont l’avion a crashé dans l’île. La rencontre avec l’Homme, créature dont elle ignorait l’existence, a deux conséquences immédiates et indissociables : la Princesse tombe amoureuse de Steve, ce que sa mère voulait éviter à tout prix, en même temps qu’elle apprend les méfaits des nazis et les japs. Voici donc les deux différences que Paradise Island, comme tout paradis, ignore : la différence sexuelle et la différence entre le bien et le mal. Avant de quitter Paradise Island, Diana est déjà sortie du paradis grâce au désir qui la déchire et la structure : l’amour de Steve se confond avec le combat contre le mal, le désir de transformer le monde, de restaurer l’ordre et la paix, le désir d’action et d’aventure. Elle a déjà quitté la Mère. La présence de Steve à Paradise Island oblige Diana à choisir entre la Mère et l’Homme et elle va choisir l’Homme, elle l’a déjà choisi, parce qu’elle est amoureuse de lui et ne tolère plus de rester là auprès de la Mère qui lui assure la jouissance de la beauté et de la jeunesse éternelles. Steve change la perception qu’elle avait de Paradis Island qui lui apparaît tout d’un coup comme un lieu étroit, serré, où elle est coincée, d’où elle veut se libérer. C’est cette Option qui fait de Diana une amazone américaine et moderne, qui tourne le dos au monde antique et matriarcal des Amazones mythiques. C’est l’Option héroïque par excellence, l’option de tout héros depuis Perceval à Robinson Crusoe, car c’est la condition nécessaire à la dynamique de l’aventure qui exige qu’il parte, laisse sa zone de confort pour couper avec l’inertie maternelle (5) et la vie entièrement déterminée, sans surprise, sans imprévu et sans horizon. Sortir de la maison et quitter la famille est un motif héroïque qui, dans le cas de Wonder Woman, se spécifie dans le fait que la rupture avec la Mère et le matriarcat rend possible la coïncidence entre idéal de l’égalité entre les genres, inutile dans un monde où il n’y en a qu’un, et amour de la Patrie, la terre des Pères, et de ses valeurs démocratiques. Le féminisme patriotique de Wonder Woman consiste donc à abandonner (pas complètement) le paradis anachronique de la Mère mythique, pour intervenir dans le man-made world et combattre les nazis pour la démocratie et la liberté. Bref, c’est l’Option de Diana pour l’Homme qui la constitue comme Wonder Woman.
LA migration aux USA – le déplacement de la Matrie à la Patrie – trouve une expression symbolique dans le changement du nom de la princesse Diana qui s’appelle désormais Diana Prince. Son être de princesse – ce à quoi elle renonce pour l’amour de Steve – se convertit dans la forme masculine du nom Prince. N’est-ce pas là un magnifique exemple de ce que Lacan appelle le Nom du Père ? En effet, l’Option de Diana n’est pas seulement l’option héroïque par excellence. Elle signale également la traversée oedipienne du personnage qui renonce à la jouissance assurée par la présence physique de la mère phallique (la mère non castrée) afin de garder le désir qui se soutient d’une instance purement symbolique, purement signifiante, pur nom, comme la Patrie et ses idéaux démocratiques (au nom desquels, d’ailleurs, Diana constituera Steve comme un objet inaccessible). Bref, Wonder Woman est le résultat de la castration de la princesse Diana. En tant que Diana Prince, son alter ego, elle est une femme de la classe moyenne américaine comme tant d’autres. Wonder Woman, le prototype de l’amazone contemporaine, est donc le résultat d’une triple opération de démythisation, modernisation et américanisation des Amazones. Wonder Woman est l’amazone dés-aristocratisée et dé-matriarcalisée, et cela malgré la pensée utopique de Moulton. En fait, ce que nous raconte Moulton dans les aventures de Wonder Woman, c’est qu’il n’y pas de féminisme sans rupture avec le matriarcat.
La reconfiguration de la mythologie des Amazones dans Wonder Woman ne reste pas là. Il faut tenir compte d’autres coordonnés comme la conversion de l’héroïne épique en héroïne romanesque. Celle-ci s’intéresse moins à la guerre qu’à l’aventure et au problème que l’amour pose à l’aventure. Wonder Woman est un sujet problématique, divisé entre ego et alter ego : que veut-elle ? Poursuivre une vie d’aventures de superhéroïne ou avoir une vie banale d’épouse et de mère aux côtés de Steve ? L’héroïne épique est collective – les Amazones forment un groupe, une communauté, un régime, une armée –, tandis que l’héroïne romanesque est seule, elle est la protagoniste, elle est une amazone. Ce qui l’intéresse n’est pas le pouvoir mais la liberté. La dé-collectivisation des Amazones est solidaire de la valorisation inédite de la figure contemporaine. Au contraire des Amazones anciennes et médiévales, invariablement vaincues, Wonder Woman est victorieuse. L’héroïsme féminin n’est plus considéré socialement inapproprié. Avec Wonder Woman, Moulton coupe décisivement avec le modèle antique des Amazones dont la mémoire est préservée dans le geste même de son altération.
Sheena protoamazone
En 1939, deux ans avant Wonder Woman, un autre auteur canonique des comics, Will Eisner, avait créé Sheena, reine de la jungle. Sheena combat le crime et la corruption et protège les populations indigènes et la vie sauvage des méfaits aussi bien de la civilisation que du primitivisme. Elle a le don de communiquer avec les fauves qui lui obéissent et avec lesquels elle vit en harmonie. Habillée d’une fourrure de léopard qui accentue sa félinité, Sheena est une femme sauvage, une Artémis blonde déplacée de la forêt européenne dans la jungle africaine. Son arme est l’arc qui est aussi celle de la déesse de la chasse et de la lune (l’arc a la forme du croissant lunaire). Aussi bien Wonder Woman que Sheena évoquent la déesse, l’une par le nom : Diana, l’autre par l’arme : l’arc. D’autres amazones portent le nom – Artémis Delambre, compagne des pirates Lafitte – ou l’arme d’Artémis : Katniss, qui chasse dans la forêt pour nourrir la famille, mais aussi Elektra, tueuse à gages, et Yoko Tsuno, protagoniste d’aventures de SF. L’affinité des amazones avec la déesse de la chasse et des forêts remonte au modèle antique. Callimaque raconte que les Amazones ont fondé le temple d’Artémis à Éphèse (Hymnes III, à Artémis, v.237-250). En 1852 le livre de F.G. Bergman soutient que les Amazones qui ont vraiment existé étaient les prêtresses d’Artémis (Bertrand, 2000 : 5). L’affinité des amazones avec Artémis est facile à comprendre puisque la déesse incarne la féminité insoumise, indépendante, libre, sauvage. Apolis et sauvage convergent : hors la loi de la Cité.
Avec Wonder Woman et Sheena, ce sont donc les comics qui sont à l’origine de la popularité de la figure de l’amazone dans la fiction populaire des XXe et XXIe siècle. Chaque personnage a un rapport différent, voire divergent avec la figure de la Mère. Wonder Woman a une Mère mythique, Sheena, qui règne sur le monde sauvage et le protège, est une Mère mythique elle-même, une sorte d’émanation anthropomorphique de l’écosystème de la Jungle, auquel elle est par ailleurs ethniquement étrangère (6). C’est une mère venue d’ailleurs. Elle incarne peut-être à la fin des années trente la nostalgie d’une colonisation jamais advenue, une colonisation maternelle, protectrice et respectueuse de la nature et de la culture indigène, une nostalgie qui découlerait d’un idéal alternatif, matriarcal et cosmique, inspiré de l’Antiquité païenne et transposé dans le milieu exotique de la jungle africaine, là où des formes de vie archaïque subsistent encore. Sheena est une sorte de fond sur lequel Wonder Woman viendra à se détacher tout en prenant ses distances deux ans plus tard. Dans le sens moderne, urbain et démocratique de son Option, Wonder Woman se définit comme celle qui renonce aux privilèges matriarcaux pour se libérer de l’autorité maternelle et devenir une féministe patriotique. Cette distance apparait aussi bien dans son monde fictionnel – lorsqu’elle migre aux USA – que dans le rapport de son monde fictionnel avec d’autres mondes fictionnels, notamment celui de Sheena, protoamazone contemporaine.
L’Option fondatrice des amazones contemporaines et leur drame familial
Notre hypothèse est la suivante : choisir entre Mère et Homme fonde non seulement Wonder Woman mais les amazones contemporaines en général et joue un rôle structurant dans le drame familier de chacune.
Typiquement les amazones sont orphelines (7), ce qui en fait des enfants exposées abandonnées, radicalement seules et obligés donc de survivre, de se débrouiller, de s’autodéterminer. Fréquemment les parents sont morts ou ont été assassinés et la fille accomplit un projet de vengeance. C’est ce que font Marie des Dragons, Isabellae, Elektra, Salt. Typiquement les amazones sont des girls : célibataires, séparées (Beatrix), veuves (Salt), jamais mariées. Le cas paradigmatique est encore Wonder Woman qui, dans la tradition de l’amour courtois, dénie le désir qu’a Diana Prince d’épouser Steve et ajourne la révélation de son identité (de lui dire que Diana Prince, qu’il méprise, est Wonder Woman, qu’il admire), ce qui lui permet de garder son statut de girl pour continuer indéfiniment ses aventures.
Filles sans père, les amazones agissent souvent au nom d’une instance symbolique de la paternité, comme la Patrie pour Wonder Woman (qui, rappelons-le, n’a pas de père biologique), le Père Mort pour Katniss, le Père-Empereur (Napoléon) pour Artémis Delambre. La figure paternelle apparaît aussi sous la forme d’un tuteur et/ou chef charismatique, puissant, implacable et obscène que l’amazone veut éliminer : Bill (Kill Bill), Kirigi (Elektra), Orlov (Salt), President Snow (The Hunger Games), Bjurman/Zalachenco (Millenium). L’amazone se révolte contre le tuteur ou chef et le défie en fille rebelle, dissidente, traîtresse : Beatrix, Elektra, Salt, Katniss, Lisbeth.
D’autre part, Isabellae et Lara Croft agissent au nom du père adoré dont elles n’acceptent pas la mort. Isabellae parcourt le Japon féodal, épée à la main, accompagnée par le fantasme du père. Lara a un côté bad girl qui déguise mais n’élimine pas son côté de fille obéissante, de fille à papa. À la différence d’Isabellae et de la majorité des amazones contemporaines, Lara n’est pas une révoltée. C’est juste une jeune femme qui se méfie des hommes à l’exception du père déjà décédé. Lara ne fait jamais l’amour et s’arrête aux préliminaires, parce que sa méfiance constitutive l’en inhibe. Toujours en alerte, toujours en garde, toujours en surveillance.
Notre propos maintenant est de montrer que l’option de Lara Croft, the bad girl, est apparemment dans un rapport d’inversion symétrique avec l’option de Wonder Woman, the good girl. Dans le premier film, Tomb Raider, Lara entreprend la demande du triangle de lumière, talisman qui permet de maîtriser le temps et de le rendre réversible. Cette demande est motivée par le désir de retourner au temps où le père était vivant. Grâce aux pouvoirs magiques du triangle qui croisent le présent de la fille et le passé du père, Lara réussit à retrouver le père chéri juste pour l’entendre dire qu’il lui faut accepter qu’il est bel et bien mort. Il signifie à la Fille que lui, le Père, lui est interdit et la renvoie à l’Autre Homme. La ligne du temps est rétablie et Lara retrouve Alex, son compagnon d’aventure, qui sort de l’eau ayant échappé à la noyade (il était sous l’eau tant que Lara était en présence du père). Déjà au carrefour du passé et du présent quand père et fille étaient bien là, physiquement présents, face à face, ils se sont bien gardés de s’embrasser, le contact physique se réduisant à la jonction des doigts, à l’image de La Création d’Adam, de Michel-Ange. N’est-ce pas là signifier que la Fille est une création du Père et que le Père que Lara doit aimer est un père purement spirituel, absent, mort ? Elle renonce effectivement à récupérer le Père vivant mais les retrouvailles avec l’Homme seront brèves et Lara sera bientôt disponible pour d’autres aventures avec d’autres compagnons temporaires.
Dans The Craddle of Life, Lara ne cherche donc plus le Père mais la Mère. Il ne s’agit pas de sa maman, mais de la Mère mythique, le berceau de la vie, qui est la Boîte de Pandore, la boîte qui enferme tous les maux, qui contient l’anti-vie qui est dans la vie. Le but de Lara n’est pas de s’en emparer mais d’empêcher que d’autres s’en emparent. La Boîte, noyau viral d’où se déploient toutes les infections et contaminations, Chose terrible, horriblement puissante, horriblement impure donc sacrée, donc Tabou, doit rester à sa place, bien enfouie aux entrailles de la terre africaine, la terre primitive et archétypale. La Boîte doit rester inaccessible. La fonction de Lara est ainsi de garder le tabou maternel. Pour ce faire elle tue Terry, son compagnon d’aventure qui l’aime et avec qui elle avait failli renouer un rapport amoureux. Terry voulait s’emparer de la Boîte, la faire sienne, transgresser l’interdit de l’inceste. Il y a des choses qui ne doivent pas être retrouvées, dit Lara en regardant le cadavre de son partenaire. Était-elle jalouse du désir incestueux de Terry ?
Lara renonce donc à l’Homme et choisit la Mère mythique dont elle garde jalousement le tabou (8). N’est-ce pas l’inversion symétrique de l’option de Wonder Woman qui renonce à la Mère mythique pour l’Homme (qu’elle préserve pourtant comme tabou aussi) ? Il faut pourtant avoir présent à l’esprit que l’interdit de l’inceste est la loi du père par excellence et qu’on ne pourrait pas s’attendre à autre chose de la part de Lara, la fille obéissante. The Craddle of Life est la continuation on ne peut plus logique de Tomb Raider. Que fait Lara lorsqu’elle affirme que certaines choses ne doivent pas être retrouvées, sinon énoncer l’injonction paternelle ? Après que son propre désir incestueux a été barré par la loi du père, Lara assure que l’engeance masculine respecte cette loi. L’option de Lara n’est donc pas dans un rapport d’inversion symétrique avec l’option de Wonder Woman sinon apparemment. Toutes deux agissent finalement au Nom du Père : Wonder Woman engagée dans la défense des idéaux patriotiques, Lara Croft engagée dans l’application sévère de la loi paternelle. Wonder Woman ajournant ad infinitum l’intimité sexuelle avec l’homme aimé, Lara multipliant les partenaires mais se soustrayant au seuil de l’acte sexuel. Elles choisissent l’Homme mais ne s’y engagent jamais pour être libres, pour rester des girls, pour être des amazones. Lara vient confirmer que la réactivation de la figure des amazones se déploie sur la désactivation du mythe de la Mère (9), de son pouvoir, de son régime, de son prestige.
Notes
1- On ajoutera Red Sonja, She-Hulk, Storm, Xena, Buffy, Nikita, GI Jane, Snow White (Snow White and the Hunter), Cateleya (Colombiana), Mallory Kane (Haywire), Hanna, Wendy Wu, Ellen (The Quick and the Dead). On pourrait encore ajouter des personnages secondaires comme la Guenevere de King Arthur, le film de Fuqua, ou Calamity Jane dans Lucky Luke, et beaucoup d’autres. 2- La question de la réalité préhistorique du matriarcat est en débat depuis 1861 lorsque Bachofen, à partir de la lecture des tragédies grecques, a posé son existence en rapport avec les cultes néolithiques de la Déesse Mère. Engels, Freud, Fromm ont suivi la thèse bachofienne ainsi que Françoise d’Eauborne, Geneviève Pastre. Claude Lévi-Strauss, Simone de Beauvoir, Françoise Héritier ont au contraire soutenu la nature fictionnelle et mythique du matriarcat. 3- Le roman de Michael Chabon, The Amazing Adventures of Kavalier and Klay, met en récit les conditions historiques, idéologiques et politiques de l’invention juïve des superhéros. 4- La psyché archétypale instinctuelle naturelle refoulée par l’unilatéralité rationaliste 5- Tant qu’elle resterait auprès d’Hippolyte et boirait de l’eau de la source de l’éternelle jeunesse, la princesse Diana serait à l’abri de la dégradation que le temps inflige aux organismes. Beauté et jeunesse seraient assurées pour toujours. En quittant Paradise Island, elle renonce à ce privilège, mais elle prend avec elle quelques talismans du pouvoir matriarcal comme les bracelets anti-balles et le lasso de vérité. 6- Sheena queen of the jungle, de Steve E. de Souza, est un prequel qui, dans un registre clairement écoféministe, tâche d’expliquer sa présence dans la Jungle. 7- Artémis Delambre n’est pas orpheline, elle est bâtarde. Elle est obligée de quitter soudainement ses parents (sa mère et son père adoptif) et partir en Louisiane afin de préserver le secret de son origine : elle est fille naturelle de Napoléon. Son départ brusque produit une forme light de orphelinage. Yoko Tsuno est la seule qui a père et mère. La mère de Mallory Kane est morte et son père est le seul homme à qui elle fait confiance. 8- Une option semblable caractérise Sheena queen of the jungle, le prequel de Steve E. de Souza. Sheena, wild girl, est la gardienne de la mère-forêt qu’elle veut protéger de la profanation industrielle : « This is the grove of the Goddess. And your’re trespassing », crie-t-elle du haut d’un arbre, l’arc tendu.
9– La seule exception est peut-être Beatrix K., la seule qui est mère biologique et dont la motivation pour se régénérer d’abord, se venger ensuite et finalement reprendre sa fille enlevée et cachée par le père, telle Déméter cherchant Perséphone aux Enfers, se trouve entièrement dans la maternité. Mais ce sera le sujet d’un autre article.
Références
Œuvres
de Bont, J. (2003) Lara Croft. The Craddle of Life, USA, Paramount.
Moulton, C. (1941) Wonder Woman. All Star Comics, 8, NY, DC Comics (réimpression 2010).
Souza, Steven E.de (2008) Sheena Queen of the Jungle, LA, DDP.
Thomas, W. Morgan aka Eisner, Will (2008) The Best of the Golden Age Sheena, volume 1, LA, DDP.
West, S. (2001) Lara Croft. Tomb Raider, USA, Paramount.
Études
Bertrand, Alain « La branche armée du féminisme : les Amazones », Labyrinthe [En ligne],
7 | 2000, Thèmes (n° 7), mis en ligne le 20 avril 2005, consulté le 24 mars 2016. URL : http://
labyrinthe.revues.org/742
Inness, Sherrie A., ed. (2004) Action chicks. New images of tough women in popular culture, NY, Palgrave.
Madrid, Mike (2009) The Supergirls: fashion, feminism, fantasy, and the history of comic book heroines, USA, Exterminating Angel Press.
Robinson, Lilian S. (2004) Wonder Women. Feminism and Superheroes, NY & London, Routledge.
Stuller, Jennifer K. (2010) Ink-stained amazons and cinematic warriors. Superwomen in modern mythology, NY, Tauris.
Tichit, Michel, coord. (2006) «Les Amazones de l’Antiquité à nos jours» disponível em http://www.cndp.fr/archive-musagora/amazones/fichiers/presentation.htm; consultado a 17 de outubro de 2015.
Viennot, Éliane (2008) « Les Amazones dans le débat sur la participation des femmes au pouvoir à la Renaissance » in Leduc, Guyonne, dir., Réalité et représentations des Amazones, Paris, L’Harmattan