À propos de Melancholia de Lars Van Trier, La Piel que habito de Pedro Alomodovar, L’Apollonide de Bertrand Bonello.
À en juger par trois films qui firent partie de la sélection officielle lors du dernier festival de Cannes et qui ont reçu un accueil très favorable de la critique, le culte du baroque – que l’on peut nommer « baroquisme » – se révèle aujourd’hui très « tendance ». Le baroque tel que nous l’entendons se caractérise par l’exagération de la forme au détriment du fond, l’accumulation de boursouflures inutiles, la perte du sens ou alors sa réduction à l’affirmation d’une opulence désordonnée. Les grands retables des églises baroques – celui de la cathédrale de Séville est un exemple particulièrement frappant – illustrent bien ce propos : il y a tant de figures sculptées couvertes d’or que l’œil renonce à les distinguer ; le visiteur ébahi gardera seulement l’impression que l’Espagne dut être bien riche pour décorer ainsi ses églises. Une chapelle romane, une cathédrale gothique véhiculent un tout autre message : la pureté des lignes, l’ascension des flèches vers le ciel sont autant de témoignages de la foi des bâtisseurs et de la ferveur de tout un peuple.
Bref, le baroque joue sur l’accumulation maniaque du décor, quitte à ôter toute signification à ce que l’on voulait montrer : seule compte la forme, le fond n’a pas d’importance. Le fait que trois des films les plus attendus et les plus encensés du dernier festival de Cannes s’inscrivent résolument dans cet esthétisme baroque n’est, quant à lui, pas dénué de toute signification. On peut facilement l’interpréter comme la trace du désarroi général qui caractérise notre époque : la perte des repères idéologiques, l’incertitude des lendemains, la disparition de tout ce qui donnait une armature solide à notre vie sociale.
L’effacement des valeurs collectives s’accompagne inévitablement du repli sur soi, de la montée de l’individualisme, de l’arrogance consommatrice. Même si la crise nous a obligés d’en rabattre, les mentalités restent marquées par les années-fric, cette nouvelle expression du culte du veau d’or. Aussi n’est-ce pas un hasard si les trois films en question ne s’intéressent qu’au monde des riches. Melancholia décrit tout d’abord un mariage de très grand luxe dans une merveille de château au bord de l’eau, puis l’existence dorée de la famille propriétaire du-dit château. La Piel est centrée sur un chirurgien esthétique qui habite une somptueuse demeure de la campagne espagnole, dans laquelle il a installé, entre autres, une salle d’opération hyper-moderne et des moyens de surveillance ultra-sophistiqués. Enfin L’Apollonide se déroule dans un lupanar de luxe, à Paris, à la Belle Époque (qui fut très « belle », en effet, pour la bourgeoisie rentière).
De ces trois films, Melancholia est sans doute celui qui en rajoute le plus sur les symboles du luxe : les voitures cossues, les habits de cérémonie, l’abondance et le raffinement de la chère, les chevaux (fiers étalons à la robe noire domptés par de fragiles jeunes femmes), etc. L’Apollonide n’est pas vraiment en reste avec ses consommateurs huppés (dont l’un promène en laisse une panthère noire, noire comme les chevaux précédents, décidément le noir est à la mode chez ces cinéastes) et ses filles (à-demi) drapées dans de somptueuses étoffes. Quant à la résidence campagnarde qui constitue à peu près l’unique décor de La Piel, entretenue par trois domestiques – n’est-ce pas ! – elle juxtapose harmonieusement les styles : rustique chic et design high-tech.
Un film baroque, en ce début du XXIe siècle se doit de présenter quelque(s) belle(s) entièrement dévêtue(s). Cela se comprend assez bien lorsque le film a pour cadre un lupanar et cela se conçoit encore lorsque, comme dans La Piel, un moderne Frankenstein entreprend de confectionner une femme parfaite. Par contre lorsque Lars Van Trier fait poser Kirsten Dunst (1) nue au bord d’un ruisseau, telle une peureuse Ophélie, il ne cherche rien de plus qu’à nous en mettre plein les yeux. Rubens, le peintre baroque par excellence, fit de même en accumulant sur ses toiles des chairs féminines dénudées, provoquant chez le spectateur non de l’admiration mais une impression d’écœurement qui l’empêche de s’intéresser à l’anecdote que le tableau est censé évoquer.
Encore faut-il que l’intention de nous raconter quelque chose soit là ! Or les cinéastes baroques préfèrent s’affranchir, la plupart du temps, d’une telle contrainte. Certes Almodovar fait exception. Il est, lui, un raconteur d’histoires, mais qui mettent en scène des personnages si extraordinaires qu’elles en perdent, le plus souvent, toute vraisemblance : c’est particulièrement le cas dans La Piel. Quant aux deux autres auteurs, ils n’ont fait aucun effort pour nouer une intrigue, comme si, satisfaits d’avoir posé des « situations » insolites pour les spectateurs que nous sommes (le mariage raté, puis l’attente de la collision entre la planète Melancholia et la Terre chez Lars Van Trier – la vie d’un bordel parisien au tournant du XXe siècle chez Bonello), ils considéraient qu’elles se suffisaient à elles-mêmes.
Tous les cinéastes ne sont pas obligés d’avoir la fibre sociale et de monter des chômeurs ou des immigrés (voire des immigrés chômeurs) ou de simples gens ordinaires. Libre à eux s’ils préfèrent faire rêver les spectateurs en leur mettant sous le nez ce à quoi ils n’accèderont jamais : l’expérience prouve que le bon peuple ne déteste pas qu’on le fasse rêver ainsi. Néanmoins, il est permis de penser qu’il ne suffit pas de montrer des gens riches, beaux, intelligents et malgré tout malheureux pour faire du bon cinéma.
Au demeurant, l’intention vaguement moralisatrice de ces films fait long feu. L’argent ne fait pas le bonheur ? Sans doute mais les attributs de la richesse (le luxe, la beauté) sont montrés avec une telle complaisance que ce message – si c’est bien lui qu’il faudrait retenir – a du mal à passer. La crise a beau être là, le veau d’or campe toujours sur son piédestal.
(1) Kirsten Dunst récompensée pour ce film par le prix d’interprétation féminine à Cannes.
___________________________________