Bien que Dernier maquis ait bénéficié – une fois n’est pas coutume – d’une large couverture de la part de la critique en France, qui lui a décerné des éloges unanimes, il est peu probable que le public des autres pays francophones ait connaissance de l’existence de ce petit chef d’œuvre du cinéma d’auteur. Si le présent article peut contribuer à faire que le film soit distribué plus largement, il aura rempli son office.
« Chef d’œuvre », oui ! Peut-être pas, certes, un chef d’œuvre immortel qu’on mentionnera avec révérence dans les siècles à venir. Car qui peut prédire le goût des siècles futurs ? Qui sait si les rats des cinémathèques du XXIIIe siècle ne se délecteront pas devant les James Bond ou les Star Wars d’aujourd’hui plutôt que devant les films de Rivette, de Rohmer et… d’Ameur-Zaïmeche ? Quoi qu’il en soit, Dernier maquis – troisième long métrage d’A-Z après Wesh Wesh, qu’est-ce qui se passe ? (2002) et Bled Number One (2006) – colle parfaitement à notre époque autant par la forme que par le fond.
Le fond se résume a priori à peu de choses : le dialogue ménage de longues plages de silence, il y a des intermèdes sans rapport avec le fil conducteur, au demeurant assez lâche, du scénario et pourtant le film nous fascine jusqu’à la fin. Or A-Z n’a pas choisi la facilité : pas un seul personnage féminin, des immigrés d’Afrique et du Maghreb, et une quasi-unité de lieu, en l’occurrence une entreprise regroupant d’une part un improbable entrepôt en plein air dans lequel sont entassées des palettes et d’autre part un atelier de mécanique voué à la réparation de vieux camions. Pas de comédiens professionnels, enfin, mais des membres de la famille d’A-Z (lui-même joue le rôle du propriétaire, nommé « Mao » !), des amis, et de vrais ouvriers trouvés sur place, dans l’entreprise bien réelle, située dans le « 9-3 », où a eu lieu le tournage.
Dernier maquis est par ailleurs un film militant, en un temps où le militantisme ne fait plus vraiment recette. Le film dénonce l’exploitation de la main-d’œuvre immigrée par un patron, lui-même immigré – et pourquoi ne le serait-il pas, en effet ? – tout en s’attaquant à la religion, en l’occurrence l’islam, qui est ici instrumentalisée par le patron comme un moyen de se garantir la paix sociale. Après avoir aménagé un lieu à l’usage de mosquée, il choisit un de ses vieux ouvriers – sans autre mérite que d’avoir fait le pèlerinage à la Mecque, sa fonction dans l’entreprise se limite à peindre les palettes – comme imam et instaure ainsi « la religion d’entreprise ». Dans une scène où il a pris à part son imam, il lui demande de faire en sorte que ses ouailles ne manquent pas la mosquée le vendredi soir car « la prière, c’est bon pour l’esprit, bon pour le cœur, bon pour le corps… et bon pour le travail ». Il s’agit d’une fable, mais qui, on le voit, n’est pas sans rapport, hélas, avec une certaine réalité.
« Mao » (Rabah Ameur-Zaïmeche) Sous-prolétaires : les ouvriers africains
Cela étant, l’anecdote et les péripéties qui s’en suivront servent surtout à immerger le spectateur dans un univers qui, quoique proche, lui est le plus souvent parfaitement étranger. Bien que Z-A se soit donné le rôle du salaud dans le film, il porte un regard totalement empathique sur ses ouvriers, dépositaires de la misère du monde. Pour le spectateur ordinaire du cinéma d’art et essai – qui ne se recrute pas vraiment parmi les couches les plus défavorisées de la population – Dernier maquis force à voir une humanité qui se laisse trop facilement manipuler, maltraiter, tromper, parce qu’elle n’est pas de force, tout simplement, pour résister efficacement à l’exploitation, mais une humanité néanmoins pleine et entière, avec sa solidarité, ses émerveillements, ses rêves et même sa fierté. Avec aussi une espèce de beauté – loin des canons de la mode et des clichés artificiels des magazines – une beauté rude, rustique, prolétaire, absolument pas consciente d’elle-même et qu’on pourrait dire, en prenant le risque d’être incompris, la beauté de l’âme.
Dernier maquis, au demeurant, est esthétisant de la première à la dernière image. Une palette, ça n’a l’air de rien ; des milliers de palettes peintes en rouge et rangées dans un ordre parfait, ça fait de l’effet. D’autant que les caristes s’en donnent à cœur joie pour modifier leur agencement, dresser des murailles qui se détachent sur le bleu du ciel ou qui servent de fond d’écran pour un ouvrier africain au gilet « fluo ». La banlieue autour de l’entreprise, à peine montrée, est transfigurée elle aussi par la photo, les arbres ont la couleur de l’automne, des avions blancs, gros oiseaux mécaniques, traversent le ciel. Et un héron s’envole lourdement dans une séquence où l’on s’affaire à rendre à la nature le ragondin qui s’est égaré dans la fosse des mécanos…
Chariot élévateur et gandoura Le muezzin sur les palettes
Couleurs « flashy », ballet des chariots élévateurs, multiplication des gros plans sur les visages, alternance des scènes brèves et intenses avec les moments de silence voués uniquement à la contemplation, tout cela contribue à faire du Dernier maquis un film magnifique mais où le souci esthétique ne fait jamais oublier le point de vue de l’auteur. On est loin du maniérisme ou de l’art pour l’art. Ici la forme et le fond se conjuguent pour renforcer un message politique qui n’en est pas moins pertinent pour être plus apparent (le maquis, le rouge de la révolution à réinventer, la religion « opium du peuple ») et qui mérite d’être martelé alors que certains continuent à vouloir faire des travailleurs immigrés des boucs émissaires. À quarante ans, A-Z apparaît déjà comme un maître confirmé du réalisme poétique, un genre trop rare et trop précieux pour qu’on ne cherche pas à l’encourager.