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Parages noirs (II)

LA HAINE, URINE DE RAT

 

Oh, leur visage impénétrable de bois blond
s’étonne devant ce rat.
Leur visage calme et doré d’hommes droits
se fige
devant celui-là : visage laid, gris, de la haine.
Mais visage autre qu’un visage,
au nez autre qu’un nez,
dont la laideur forme un rat sous leurs yeux.
Non-visage, museau, dents aiguës.

Ils ont de profondes, sales
blessures que flambe l’urine de l’herbe !

Le rat du sang ocre dans l’herbe salée par le vent,
un grand faucon d’Eléonore
qu’ils n’ont pas eu le temps de voir fondre l’emporte.

Mais ils l’auront vu s’éloigner
eux qui longeaient la mer sensible :
gorge de lune et ventre de soleil raclé de noir,
sa proie haineuse entre les serres.

Le rat du feu de sang
pourri,
zou, dans les serres, allez, de l’air
pur,

de l’air pur à leur face étonnée
que renverse le vol salubre.
Leur face retenue et lisse de bois blond,
glissant en arrière le long
de leur nuque,
Leur dos,

tombant sur
leurs mollets, leurs talons.

 

 

AUTRE CIEL BAS SUR LA RIVIÈRE

 

Ah, ces manières qu’elles ont,
déjà, dès l’orée du village
franchie, petits bouts, leur façon
dansante, et ce fin babillage.

 Frêle buveuse l’antilope
de leur délicatesse boit
l’eau tapageuse que syncope
le clapotis de leurs émois.

Les petites filles descendent
le long des rives carnassières ;
tout à l’heure elles seront grandes,
ce soir elles seront pubères.

Frêle buveuse l’antilope
de leur brève jeunesse boit
l’eau nerveuse que développe
la rivière de leur éclat.

Jeunes femmes longeant le bord,
le vent, qui sent le bois humide
et l’ombre, leur saisit le corps
d’un grand âge brusque sans rides.

Frêle buveuse l’antilope
de leur grand âge lisse boit
l’eau terreuse que développe
sous sa langue le courant froid. 

Elles ont vieilli tout à coup
sans que les rides n’aient le temps
de friper la peau de leurs joues.
L’eau seule est ridée par le vent.

Frêle buveuse l’antilope
de leur frisson fluide boit
l’eau boueuse que développe
chaque remous de ce déjà.

Comme il tremble aux bruits des branchages
brisés, l’inusé cœur nubile
qui les irrigue. Le courage
leur tombe du cœur aux chevilles.

Frêle buveuse l’antilope
des tressaillements bleutés boit
son reflet même qu’enveloppe
le courant ocre de l’effroi.

 

 

SOLEIL ROUGE DANS LE CIEL NOIR

 

Un soir, épais, veuf
d’étoiles, encastre
dans l’air noir son astre
rouge sang de bœuf.

Sous l’ombre massive
la rivière lente,
fripée, s’épouvante
de ses propres rives.

Le halètement
rouge des roseaux
poursuit d’ombres l’eau
très loin dans le vent,

jusqu’à la détresse
d’ombres plus épaisses,
et la mort vers quoi
la détresse va.

 

Faucon d’Eléonore

 

Notes

 

LA HAINE, URINE DE RAT :

. vers 11 : le rat du sang ocre : c’est le plus souvent par l’urine de rat, répugnant symbole ici de la haine, que la leptospirose, avec sa flambée de jaunisse intense, hémorragique, est transmise à l’homme.

. vers 12 et suivants : au rare faucon d’Eléonore des côtes gambienne et guinéenne, rapace élancé aux longues ailes, à la gorge blanche et au ventre orange strié de noir dans sa forme dite pâle, le poème confie la tâche d’assainir de leurs rats, de leur haine rongeuse, nos rivages affectifs.

 

AUTRE CIEL BAS SUR LA RIVIÈRE :

frêle buveuse (delicate drinker) : l’expression est tirée du roman de Frédéric Prokosch, Storm and Echo, dans la traduction de Ludmila Savitzky, La tempête et l’écho, Gallimard, 1956.

 

(Ces poèmes sont extraits de Langue de barbarie, en préparation).