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Neige exterminatrice – extraits (I)

Extraits de Neige exterminatrice, Guy Chambelland, éd., 1967, précédés de la préface de Jean Rousselot.

Le « cri de la réalité » terrifie Christian Bachelin. C’est pourtant lui qui le pousse. Car la réalité ne crie ni ne chante. Elle est. Elle est même parce que nous sommes et la dire « inavouable » c’est se contredire. Mais la poésie n’est-elle pas cette contradiction même ?

Je vois dans le poisson qui revient si souvent dans l’imaginaire de Bachelin, le symbole même de l’espoir qui nous fait vivre malgré tout, malgré le mâchefer par exemple, autre mot-clé de ce poète de la déréliction. Heureux dit le populaire « comme un poisson dans le mâchefer », mais Ichtyus, c’est déjà Jésus, le poisson qu’on mange et l’éternité de la mer. Et tout au long de ces poèmes, il y a trop de pulsations vives et de certitudes pour que je ne doute pas de la grande santé de ce crieur écorché vif par son propre cri.

Quelque chose encore me rassure : le choix que Christian Bachelin a fait d’un verbe qui chante et qui exprime, cela même au moment où l’on nous rebat les oreilles d’une bien vieille lune, savoir que la poésie ne doit rien dire qu’elle-même Comme si, de tout temps, elle n’avait pas été le moyen de communication suprême ! Il y a là bien du courage. Un acte de foi, en somme. Et n’en est-ce pas un autre que de s’apitoyer, dans ce siècle de fer, sur un « sac de ciment éventré » ou encore sur les « boucheries de Soutine » ?

Un jour, parmi quelques milliers de poèmes sans signature que l’on m’avait astreint à lire, je suis tombé sur Neige exterminatrice. J’ai entendu là ce qui devient de plus en plus rare : Une voix. Je suis certain que les lecteurs de ce recueil vont l’entendre, eux aussi, et l’aimer comme je l’aime. Elle est, je me répète, la réalité même, qui vous fait mal, bien sûr, mais sans laquelle nous serions sans rivages, sans mémoire et sans amour. Jean Rousselot.

Christian Bachelin ou la revanche de la beauté alexandrine en poésie contemporaine. René Hénane.

 

La neige a traversé le silence des tombes
Reine dépossédée un bandeau sur les yeux
Reine cherchant son roi de planète en planète
Et posant sur la tête du premier venu
La couronne d’un jour de ses flocons perdus

O neige orphelinat de bouquets oubliés
Tu n’es là pour personne et je te vois sourire
On dirait que toujours tu reviens sur tes pas
Quand tes doigts font le geste à hauteur de mon front
De vouloir apaiser une fièvre inconnue

Neige tu n’es jamais la même chaque fois
Et d’hiver en hiver se creuse ton visage
Neige lointaine et chaude fiancée de l’ombre
Le crépuscule allume au chevet des amants
Un chandelier aux cierges de brume et de sang

O neige douloureux et long pèlerinage
Neige miraculeuse aux grelots de lépreuse
Les vierges d’aujourd’hui ne fuient plus en Égypte
Mais bercent longuement sous leurs voiles de veuves
Des enfants monstrueux dans des berceaux de cendres

Ô neige cinéma muet de la misère
Complainte sans musique et masque sans regard
À peine un peu de lune au-dessus de la ville
À peine un peu de pain émietté aux fenêtres
Quand les oiseaux ont faim d’azur et de soleil

Neige aux rubans défaits de reine foudroyée
Longs cheveux d’étudiante et cape de bergère
Ton peuple s’agenouille au signe de tes lèvres
Il te crie sa tendresse étrange et famélique
Avant de te livrer au glaive du bourreau

Tu t’en vas les pieds nus à travers le faubourg
Chassé par le bâton tourbillonnant du vent
Reconnais-tu ici le royaume promis
Un aveugle remue au creux de sa sébile
Les reliques d’un Dieu à jamais disparu

N’as-tu pas pressenti la pourpre de l’aurore
Par-delà les fumées du foyer le plus pauvre
L’éclat du feu central dans le noir du charbon
Le rouge de la chair sous l’usure du chanvre
N’as-tu pas deviné le cri sous le soupir

Neige dont nous rêvons à la veille des guerres
Comme d’une lumière atroce et merveilleuse
Infranchissable nuit aux barrières de mort
Neige pareille à la pelletée de chaux vive
Sur les entassements de la fosse commune

Neige au rire de hyène une torche à la main
Tu viens chauffer à blanc le sommeil des gisants
Neige pareille à la marguerite effeuillée
Fleur de tous les adieux et de tous les retours
Quand s’éteint le dernier feu-follet des charniers

Neige pareille à la poussière des ossuaires
Fanatisme des gueux éblouis du néant
Neige d’Apocalypse et d’anarchie ardente
Neige au double corset chargé de dynamite
Horlogerie des bombes à retardement

Neige pollen ultra-violet des anémones
Lune pulvérisée dans le cerveau des fous
Rumeur télégraphique où chantent les sirènes
Quel écolier dément s’embraque pour les îles
À travers la lumière oblique de l’hiver

Cordages de navires et poteau de torture
Quel enfant d’outre-mer vient de s’ouvrir les veines
Dans la nuit prénatale dans la vigie du vent
Inabordable neige un voilier vers le nord
fait craquer tout à coup le gel de la mémoire

Neige cerisier blanc des jardins de l’absence
Rendons-nous à la clarté des premiers jours du monde
Un papillon se pose à l’orée des forêts
Mais il n’est plus pour nous ici de délivrance
Que ce vertige triste où le ciel agonise

Neige bâton d’aveugle et lanterne magique
Rends-nous la pureté de l’aube et de l’enfance
Apprends-nous la pudeur de mourir en silence
Conduis-nous jusqu’au bout des chemins de ténèbres
Vers l’illumination des fêtes de la mort

***

Il neige sur le terrain vague
Le jour s’éclaire à la chandelle
Il neige des nids d’hirondelles
Sur le passage des rois mages

Neige exterminatrice au tournant de l’hiver
Comme un couteau levé à la gorge du ciel
Sourire de méduse et venin d’araignée
Neige pareille à la piqûre de morphine
Pour endormir la mort dans le sang du poète

Neige néon glacial des bars du petit jour
Pavane et flamenco pour un ange défunt
Roulement de tambours et roulis de vertèbres
Aujourd’hui les corbeaux s’unissent aux colombes
Dans une étreinte noire au pied de l’échafaud

Le suif de la bougie s’écoule avec les songes
Le chant du coq éclaire un Christ à la dérive
Neige gravitation de l’âme autour du corps
Ô neige migratrice à jamais frémissante
Du frisson fugitif des premières violettes

Ô neige flamboiement anonyme des gares
Comme une plaie ouverte au flanc du voyageur
Coquelicots d’un soir lueurs des hôtels borgnes
Ne vous retournez pas transfuges de la nuit
ne vous retournez pas on y perd son visage

Il neige sur le mâchefer
Un vieux chagrin de chien errant
La neige est bleue comme la mer
Dans la gamelle du mendiant

Ô neige carillon des cathédrales mortes
Pavane et rhapsodie pour un ange déchu
Orgues de Barbarie sirènes de détresse
Le vent souffle à travers les planches du sommeil
Un cheval de nuées piétine le dormeur.

Neige fatalité aveugle du désir
Neige des sept douleurs croqueuse de diamants
Chair de miséricorde offerte au vagabond
Ô neige profondeur de la forêt nocturne
Frôlement de gazelle et morsure de loup

Neige pareille aux yeux cerné des jeunes filles
Pareille à la fumée de Sodome et Gomorrhe
Virginité amère douleur de chèvrefeuille
Les assassins sont purs en ton lit de cristal
Sous le double baiser de l’aube et des ténèbres

Ô neige tutélaire épouse de la nuit
Garde-nous le secret de ton haleine close
le plein jour nous fatigue et nous brise les rêves
Garde-nous la blancheur éperdue de ton marbre
Pour couvrir nos amours en mal de sépulture.

***

Chantiers désaffectés mâchefer et brouillard
Vagabondage noir des loups et des nuages
À l’autorail du soir nous devions nous quitter
Ma fiancée perdue au détour de l’hiver
Et nous marchions avec la neige déclinante
Dans un rêve pareil à ces bords de falaises
Où le moindre faux pas vous rejette à l’abîme
Dans un rêve semblable à ces auberges folles
Dont on pousse la porte sur le coup de minuit

Nous vagabonds d’Amour
Vers la dernière escale d’un buffet de gare
Allions le front battu des carillons obscurs

Rumeurs télégraphiques orties blanches rumeurs
De pigeons envolés dans le creux des églises
Ferraille titubante des trains de marchandises
J’ai oublié de puis le nom de cette ville
Pas le nom anonyme des géographies
Mais celui fugitif que lui donnaient nos ombres
Quand nous marchions avec la neige déclinante
Conjuguant au présent vertigineux du jour
Nos fièvres parallèles et l’absence future

***

Le mendiant disparu dans le vent de la nuit
Une main continue de frapper à la porte

Le cheval foudroyé contre un mur d’abattoir
Un nuage le remplace et court sur la prairie

Le navire englouti tout au fond de la mer
Un flocon de fumée témoigne du voyage

Le rivage s’efface le mirage demeure
Plus précieux plus vivace que la réalité

Le rivage s’efface le rivage se meurt
Un reflet se souvient des arbres et des fleurs

Le dernier réverbère clignotant dans la nuit
La neige doucement lui vole sa lumière

Ce qui n’existe pas ce qui n’existe plus
Interroge dans l’ombre la mémoire des hommes

 

Voir l’article de René Hénane : https://mondesfrancophones.com/espaces/pratiques-poetiques/qui-connait-christian-bachelin/