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Les Mains parallèles

La publication récente des Ecrits sur l’aliénation et la liberté de Fanon[i] a permis de découvrir deux de ses trois pièces de théâtre que l’on croyait disparues (ce qui semble bien être le cas de la troisième). On trouvera ici un extrait des Mains parallèles (1949) donné antérieurement par Joby Fanon, le frère de Frantz, dans son livre Frantz Fanon – de la Martinique à l’Algérie et à l’Afrique, (L’Harmattan, 2004, p. 130-132). Ce texte se retrouve partiellement et dans un ordre différent à la scène 1 de l’acte 4 dans les Ecrits (p. 124-126). Outre sa qualité littéraire, il fait apparaître une image de Fanon bien différente de celle du théoricien de la décolonisation que l’on retient habituellement, même si y transparaît une certaine fascination pour la violence. Et comment ne pas être frappé – ainsi que Joby Fanon le fait lui-même remarquer – par l’évocation in fine des « astres hémorragiques qui [le] condamne[nt] » quand on se souvient que Frantz Fanon mourra de Leucémie ? N.D.R.

 

Mais les mots m’évitent
la seule tragédie, le langage me bat la pensée
la mort me barre la route
mais le mot doit y chercher la vie
ne plus voir le blanc muet
la mort,
le vide affolant…
Un jour
Un jour et c’est l’amour
Un jour et c’est la mort.
Un jour et ma vie est arrachée de cette pesanteur.
Un jour et l’obscurité prudente de la vieillesse s’anéantit.
Un acte ! Je veux éclabousser le ciel enceint d’un acte vertigineux.
Mains parallèles, d’un acte nouveau faites retentir le monde empesé.
Un jour, un seul jour, l’homme a un jour à vivre.
Et un jour doit clore son existence.
Un jour
Un seul jour et c’est la mort.

La parole n’est plus le repos du monde.
La parole parvenue aux extrêmes volcaniques s’érige en
Acte.

Un langage hanté d’exaltantes perceptions.
Le soleil à regarder en face.
Un jour, un seul jour et c’est trop tard
Un jour,
Un acte et l’homme ouvre le cercle où s’enlise la conscience.
Paix aux dieux inutiles
C’est avec le sang que nous laverons nos morts.

Je parlerai
Je parlerai le baptême poursuivi
L’ablution existentielle
Je parlerai l’erreur fondamentale.
Je parlerai le crépuscule retourné
Je parlerai l’opulence de vos défaites.
Je parlerai vos raisonnements
Vos ardeurs émigrées à l’aube
Et moi, l’allumeur des mondes
Des mots ! des mots ! des mots !
Je cherche des étoiles à « ailer » la raison.
Je m’élabore
Surgi de la puissance de l’acte
Moi contestation absolue
Je meurs et ma mort m’est inconnue
Ne plus voir
Ne plus voir la mort
Le gouffre

Je vois ma vie vertigineusement

Attachée à l’acte
Ruée contre l’acte
Ma vie de cet acte élaborée
Ma vie dure, pesante
L’acte parvenu aux cimes éruptives
Ne peut qu’il ne s’absorbe
Un jour et la conscience saisie de soi se légitime
Un jour
Un jour et c’est la mort
Un jour et la question retombe inerte
Un jour et la conscience se suicide
Seul
J’exprimerai
Seul, je veux aller à l’abîme où s’enlise la conscience
Ah, le chemin est long qui conduit à l’homme !
Seul, j’irai aux portes ouvertes sur l’impossible certitude
Je m’élève
Acte sacrificiel
Le chemin est rude qui me conduit à moi-même
Ah
Ah, si je pouvais
Ah, si je pouvais ne plus flécher le monde, mais m’ancrer en son éternelle vacuité
Si je pouvais
Ah, si je pouvais
Mots arrachés de moi-même
Mots repus de mon sang répandu
Mots assassins
Si je pouvais
Langage habilité par l’acte, soulevez le monde
C’est nourris du spectacle que vous créerez d’absolues exigences

Si je pouvais

Astres hémorragiques qui me condamnez
Cessez !
Oh ! Ne plus voir
Ne plus voir le blanc muet
Ne plus voir la mort.

 

 

[i] https://mondesfrancophones.com/espaces/afriques/les-inedits-de-frantz-fanon/