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Petit conte en noir

Petit conte en noir

Un matin d’été, de très bonne heure, il la vit pour la première fois. C’était une jeune fille vêtue de noir. Assise au bas de l’escalier du palais de Justice, elle ne bougeait pas et visiblement ne s’intéressait ni aux mouettes qui planaient, piquaient, piaillaient au-dessus du fleuve, ni aux rares passants. Elle tenait, serré contre sa poitrine et se confondant presque avec sa veste de laine, un chat noir. Ses cheveux blonds étaient rassemblés en un chignon confus que maintenait tant bien que mal en place une grosse barrette en nacre.

Quand il passa près d’elle, il ralentit. Elle fredonnait un air mélancolique. Il eut envie de lui demander ce qu’elle faisait, matinale et menue, sur les marches de pierre puis, perplexe, pressa le pas. Dans son dos, soudain, il entendit appeler :

– Mozart, Mozart… reviens.

Il s’arrêta et se retourna. Le chat l’avait suivi et s’immobilisa, le dos rond. Il n’aimait pas spécialement les animaux mais le félin le regardait avec une telle intensité qu’il se pencha vers lui pour le caresser. Sa main ne frôla sur le macadam qu’un vieux chiffon de velours noir. Aux marches du palais la jeune fille avait disparu.

Il ne pensait déjà plus à cette mystérieuse enfant quand, quelques jours plus tard, il la croisa. Elle vint à sa rencontre, les bras écartés, marchant comme une équilibriste sur la bordure du trottoir. Ses cheveux blonds étaient tressés en nattes rigoureuses. Elle portait une petite robe de toile provençale et sur sa poitrine était accroché un énorme bijou en forme d’oiseau. Arrivée à sa hauteur, elle lui fit une révérence moqueuse. Elle fredonnait un air enjoué et le regarda avec une telle intensité qu’il tendit la main pour lui dire bonjour. Alors le martinet qui dormait, agrippé à sa robe, s’éveilla et s’envola trissant ses cris stridents. Il le suivit un instant des yeux. Sur le trottoir, la jeune fille avait disparu.

Plusieurs fois par la suite il crut la reconnaître au loin, lançant une balle contre les murs ou sautant à cloche-pied sur un tracé de marelle imaginaire, ses cheveux dorés voltigeant dans son dos et soudain invisible, comme engloutie dans le sol alors qu’il courait vers elle avec exaltation.

Plusieurs fois par la suite, il crut la reconnaître au loin, lançant une balle contre les murs ou sautant à cloche-pied sur un tracé de marelle imaginaire, ses cheveux dorés voltigeant dans son dos et soudain invisible, comme engloutie dans le sol alors qu’il courait vers elle avec exaltation.

Aujourd’hui, la jeune fille est immobile au bord du quai. Le temps est calme et froid. Elle est emmitouflée dans un long manteau et porte un curieux chapeau de paille noir qui cache ses cheveux. Elle jette dans l’eau de minuscules cailloux et regarde le courant charrier et détruire les vaguelettes rondes. L’attendait-elle ? Il la rejoint sur le bas-port. Elle le laisse s’approcher et fredonne une comptine. Il tend ses bras vers elle. Alors, imprévisible, un vent violent se lève. Une rafale souffle le chapeau, l’emporte et le plaque sur l’eau tel un petit voilier désemparé. La fillette fond en larmes et regarde l’homme avec une telle intensité qu’il descend dans le fleuve. Il fait quelques pas dans l’eau glacée mais le chapeau n’est plus qu’un tourbillon noir où, sans un cri, l’entement il s’enfonce. L’enfant aux cheveux blonds éclate de rire et s’éloigne en sautillant. Elle fredonne un air guilleret. Noirs, un martinet et un chat la rejoignent et la suivent.

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L’étranger

Il a passé la frontière depuis trois jours et fait à pied son chemin en direction de Lyon. Par prudence, il n’emprunte que les petites routes, dormant à la belle étoile et achetant de quoi manger dans les libres services (Il n’est pas nécessaire de parler et il ne connaît pas dix mots de français). Dans son portefeuille deux ou trois euros et, comme un viatique, l’adresse dans la banlieue venissianne d’un cousin dont il espère logis et subsistance en attendant de se procurer des papiers.

Sa route aujourd’hui est une départementale quasi déserte qui ne cesse de zigzaguer, accouplée à une modeste rivière. Des petits chemins, des clôtures de barbelés et des haies d’épineux ou de noisetiers morcellent la campagne en pâturages, bosquets ou champs cultivés. Vautrées dans l’herbe des prés, encore verte malgré l’été torride, ruminent des vaches telles qu’il n’en a jamais vues : entièrement blanches.

Un pont, hors de proportion avec la taille du cours d’eau, marque l’entrée d’un village. Il fait très chaud et il a beaucoup marché. Il pose son sac à dos et s’assied sur le parapet de pierres jaunes. Il ôte son chapeau de feutre délavé (celui de son défunt père, un des rares objets qu’il ait emportés dans son exile) passe la main sur ses cheveux trempés de sueur. Il regarde, à la surface de l’eau trouble deux poissons chasser mollement les insectes entre les débris et les déchets qui polluent leur territoire. La direction de Lyon n’est pas indiquée sur cette petite route dont les sinuosités l’ont désorienté et le soleil à son zénith ne lui est d’aucun secours pour deviner sa position. Il hésite à repartir. Une pomme lui reste, chapardée au petit matin, qu’il savoure lentement, non sans jeter quelques menus morceaux aux poissons, d’abord curieux de cette manne puis pleins de mépris pour cette nourriture végétarienne.

Un grincement de freins de vélo et le bruit d’un dérapage sur les gravillons le font sursauter et se retourner, méfiant.

– Salut ! ça tape dur. Vous avez un sacré courage pour vous baguenauder en plein cagnard. Je vous ai vu de chez moi, sur la colline.

– Bonjour ! articule-t-il presque sans accent : ça au moins il sait le dire.

Elle a posé sa bicyclette et l’examine attentivement. C’est une belle fille, un rien dodue, la peau bronzée et ses blonds cheveux retenus par un foulard chamarré. Son visage, empourpré par l’effort, rend ses yeux encore plus verts.

– Vous alors, vous n’êtes guère du genre bavard. Qu’est-ce qui peut bien vous amener dans ce trou perdu ? Vous êtes en vacances ici ou quoi ?

Au son de sa voix, il devine qu’elle le questionne mais ne peut que répéter :

– Bonjour… Bonjour.

Puis montrant l’horizon au-dessus des toits du village :

– Lyon ?

– Lyon, vous lui tournez le dos : vous auriez dû prendre la route de Saint-Hilaire, à gauche du bois de chênes tout de suite après la grosse ferme.

Il ne comprend pas un traître mot, mais il prend du plaisir à écouter cette voix un peu grave, à l‘accent bizarre et à détailler ce corps bien en chair dont les formes ne sont guère masquées par un short qui porte bien son nom car réduit à sa plus simple expression et une chemisette à moitié déboutonnée. Muet, il la fixe, essayant d’exprimer par son seul regard toute son admiration.

– Vous n’avez pas la langue bien pendue… mais vous n’avez pas les yeux dans votre poche !

Il lui rend son sourire mais ne dit toujours rien.

– Étranger alors ? Vraiment, vous ne parlez pas du tout le français ?

Sans doute devine-t-il car il fait de la tête un signe de dénégation. Elle s’assied à son tour sur le parapet et le dévisage tranquillement. Depuis un moment elle se demande quelle mouche l’a piquée pour qu’elle s’intéresse à ce promeneur solitaire : vu de chez elle, il n’était qu’une vague silhouette dans le soleil, un routard comme elle en voyait de temps en temps ou un tâcheron en quête de travail. Pourtant, elle avait sauté sur son vélo, s’inventant l’alibi d’une course au bureau de tabac, alors qu’elle pouvait attendre la fraîcheur du soir.

Maintenant qu’elle le voit de près, elle le trouve plutôt beau garçon. Il a remis son chapeau délavé et, avec ses yeux bleus rétrécis par la lumière, il aurait presque l’air d’un héros de western. Ils s’observent longuement, lui toujours inquiet, elle souriante.

Il finit par rompre le silence : – Do you speak English, German ?

Elle éclate de rire.

– Si vous saviez : j’ai juste assez fait assez d’études pour être coiffeuse dans ce bled pourri alors, l’anglais ou le germain, comme vous dites, très peu pour moi !

Rasséréné par son hilarité, il se fend lui aussi de son plus beau sourire et lui explique, dans un dialecte qu’elle trouve assez guttural, qu’il parle plusieurs langues, à l’instar de ses compatriotes de l’est, mais malheureusement pas le français

Quoique incapable de saisir le sens de ses paroles, elle l’écoute cependant attentivement : alors, mis en confiance, il se lance dans un grand monologue. Il lui explique la dictature, le génocide, les fusillades, les massacres et les charniers, le maquis et enfin l’exil. Sortant son portefeuille, il lui montre l’adresse notée sur un bout de papier :

« S. Ivanevic, 15 Bd Godin, Vénissieux, Rhône »

– Je connais Vénissieux, dit-elle, le fils du boulanger travaille là-bas : il est mécanicien dans un garage.

– C’est un cousin de ma mère : il m’aidera à trouver du travail et des papiers. Sinon, je tacherai de passer en Angleterre : chez eux, on est bien accueilli, paraît-il et on peut même devenir riche ! – Moi j’ai failli partir à Lyon pour travailler chez Moreno, mais maman est morte et je suis restée ici pour aider mon père : quand j’ai fini au salon, je remonte à la ferme et je m’occupe des animaux et de la cuisine.

– Le cousin c’est un intellectuel : il est comptable dans une banque. Sa femme vient du Portugal, mais depuis quatre ans ils sont devenus français tous les deux. Ils ont déjà trois enfants et une belle voiture. Il fait mine de tenir un volant.

– Non, je n’ai pas de voiture : papa me laisse conduire le tracteur et sa vieille 2 CV à moitié foutue, mais, la plupart du temps, je prends mon vélo ou le car.

Du portefeuille il sort cette fois la photo d’une ruelle étroite : un couple est assis sur le pas de la porte d’une maison basse.

– Voilà mes parents devant chez eux : depuis, un missile a détruit la maison et ils sont morts, écrasés sous les décombres. Ils avaient refusé de partir ! Moi, j’avais déjà pris le maquis. J’ai été blessé dans une embuscade et j’ai vécu plusieurs semaines, caché et soigné par des amis, avant de me sauver J’ai réussi à rejoindre des compatriotes en Italie : ils m’ont aidé à passer la frontière.

– C’est une jolie petite maison. C’est celle de vos parents ? Je vous montrerai la mienne, tout à l’heure quand vous repartirez… dans le bon sens.

Une voiture surgit en trombe, faisant gicler le gravier. Au passage le chauffeur klaxonne avec frénésie.

– Celui-ci, c’est Roberto, le fils du cafetier : il conduit toujours à fond la caisse. Il est un peu dingue : (Elle se frappe le front avec le doigt). Dans une heure, tout le monde saura que j’étais avec vous sur le pont. Demain je dois coiffer Léontine Dumont, la secrétaire de mairie : c’est sûrement elle qui mènera l’enquête. !

– Vous avez un curieux vélo et vous devriez graisser la chaîne.

– Ce chapeau, il ne vous tient pas trop chaud ?

– Si je peux rester chez mon cousin, il me trouvera bien une bicyclette.

– Je vous demande ça parce que même mon petit foulard j’ai de la peine à le supporter. Mon père, je me demande s’il pense à quitter sa casquette quand il monte se coucher.

– Quand j’étais enfant, j’étais vraiment fier d’avoir un vélo équipé d’un guidon de course !

– Vous me direz quand vous voudrez prendre la route : je vous accompagnerai jusqu’au carrefour.

Et, mentant sans vergogne comme s’il pouvait la juger :

– J’allais au village pour acheter des cigarettes mais, tout compte fait, ça me fera du bien de ne pas fumer. Mon père chique, il prétend que c’est bon pour la santé. Et vous : vous fumez ?

– Si j’avais un beau guidon, je n’avais pas de changement de vitesses : je me traînais dans les montées mais personne ne pouvait me suivre dans les descentes. On m’avait surnommé « le kamikaze ». Un jour, mes freins ont lâché et j’ai traversé tout le village comme une fusée : je suis passé devant la maison en hurlant et je suis rentré tout droit dans l’étalage du fleuriste ! J’ai déchiré pull et peau et j’en garde encore la trace, à côté de ma cicatrice de guerre.

Il ouvre sa chemise et lui montre son torse musculeux, une mince estafilade près d’une balafre récente. Instinctivement, elle caresse d’une main douce les petits bourrelets de peau et le sent tressaillir.

– C’est une grave blessure : tu… vous avez dû beaucoup souffrir ?

– Quand on m’a ramassé, j’étais couvert de pollen ! Tu aimes les fleurs ?

Sans attendre de réponse (… et pour cause… !) il se lève, descend promptement le talus jusqu’au bord du ruisseau… et revient, triomphant avec un petit bouquet de fleurs jaunes.

– Tu es belle. C’est pour toi. Dommage qu’on ne puisse pas se comprendre !

– Merci, ce sont les plus belles fleurs qu’on m’ait jamais offertes. C’est idiot de ne pas se comprendre !

Tapant sa poitrine de l’index, il dit :

– Miloch… moi Miloch…

Elle acquiesce d’un signe de la tête et répond :

– Mon prénom c’est Liliane, mais tout le monde m’appelle Lili… Moi…, Lili.

Il répète plusieurs fois avec application et tendresse : – Miloch… Lili

Puis il regarde la route qui monte vers la grande ferme et dit tristement :

– Lyon ?

Elle laisse son vélo appuyé contre le parapet.

– Viens Miloch, personne ne me le prendra.

Ils partent, bras dessus, bras dessous, marchent d’emblée d’un même pas, comme s’ils avaient l’habitude de cheminer ensemble et chacun continue de parler une langue ignorée de l’autre.

Quand ils arrivent à la hauteur du bosquet, Dieu seul sait (et encore !) qui entraîne l’autre sous l’ombre des chênes. Ils s’embrassent fougueusement, debout, avant de dénicher un vague tapis de mousse. Alors, ils font l’amour et leurs caresses parlent enfin pour eux un langage commun. Ils restent un long moment, enlacés sur le sol, puis il murmure :

– Miloch… Lyon.

Au bord de la route, ils se séparent en silence. À grandes enjambées, il prend la direction de Saint Hilaire. Il porte autour du cou un petit foulard chamarré. Liliane descend vers son vélo, sans se retourner. Elle a des brindilles autour des cheveux et tient contre son cœur un bouquet de fleurs déjà fanées.

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