Créations

Misty

 À Claude Dilain
ancien maire de Clichy-sous-Bois
In memoriam

 

Aaron posera ses deux mains sur la tête du bouc vivant,
et il confessera sur lui toutes les iniquités des enfants d’Israël
et toutes les transgressions par lesquelles ils ont péché ;
il les mettra sur la tête du bouc, puis il le chassera dans le désert,
à l’aide d’un homme qui aura cette charge.
Le bouc emportera sur lui toutes leurs iniquités
.
Lévitique XVI, 21-22.

 

Ces événements ce sont déroulés dans la ville de Clichy-sous-Bois, non loin de Paris, à l’an de grâce 2005.

 

Misty retire sa main gauche de la tension de ses cuisses pendant que le pouce et l’index relâchent leur pression sur le téton du sein gauche pour se saisir du paquet de cigarettes sur la table de chevet. Misty se sent à la fois vide et pleine de tout. Elle reste un moment ainsi, le regard tourbillonnant dans les hélices du ventilateur au plafond, pendant que ses doigts, en rangs épars, paresseusement, quêtent dans les derniers spasmes de son secret devenu mangrove quelques résidus de jouissance. Plus rien. Que le blues de ce qui de son corps déjà s’évanouit. Alors elle ramasse les feuillets froissés, s’assoit sur le rebord du lit, allume une cigarette et se remet à lire. Apaisée, heureuse et confuse.

***

Qui est-il ? demanda Misty.

Le maire fit mine de n’avoir pas entendu la question.

Votre projet nous soulage quelque peu de toutes les propositions que nous avons reçues. La police, les gangs, l’échec scolaire, les tournantes, les filles mères. Enfin, vous voyez ce que je veux dire ? Une ville de banlieue n’est tout de même pas que cela. Alors lorsque nous avons découvert votre projet : Mythes et légendes de la ville de C, il y a eu un silence, lumineux. Je ne suis pourtant pas très religieux ; je ne suis même pas certain de croire correctement en Dieu. Mais la salle a soudain été remplie du silence premier. La lumière, voilà l’effet que nous a fait votre projet.

Qui est-il ? Misty revint à la charge. Un homme ? Une bête ? Une chose ? Quoi ?

Oubliez-le.

Je ne peux pas. Les gens répondent gentiment à toutes mes questions, mais dès qu’il s’agit de lui…

Votre projet, voilà un sujet ! Mythes et légendes. Et des projets, vous vous imaginez bien, on en voit défiler. Des qui. On se demande des fois. Tenez, il y a trois mois, on reçoit une demande de résidence pour. Je ne devrais pas, et pourtant. Parce que c’est confidentiel, ces choses-là, vous comprenez. Cela dit, il n’y avait rien de. Bon, cette personne, une dame, que j’ai reçue par la suite d’ailleurs, à sa demande, une dame bien, un peu chochotte mais bien. Bref, cette personne sollicitait une bourse de résidence pour. Attention, quand je dis une dame bien, je ne veux pas dire qu’elle était ceci ou cela, entendons-nous bien. Pas. Ni. Simplement bien. C’est le mot, bien. Je veux dire, avec la tête sur les épaules. Apparemment. Mais les apparences, vous savez ce que c’est ? Ce n’est pas à vous que j’apprendrai qu’elles sont trompeuses. En tous les cas le projet de cette personne, cette dame un peu chochotte que j’ai reçue à sa demande, consistait. Evidemment lorsque je l’ai reçue, elle s’est escrimée à me démontrer que.

Dès que je l’évoque, les regards se détournent, les langues se rétractent, les corps s’évanouissent. Pourquoi ? Misty refusait de se laisser engluer dans les digressions du maire.

Oubliez-le. Il y a tellement d’autres mythes et légendes à faire partager. La source miraculeuse, par exemple. J’ai là une photo pour vous. Le maire tira l’un des tiroirs de sa table de travail et sortit la photo qu’il tendit à Misty. Une vieille carte postale numérisée.

Merci beaucoup… Ce projet, je l’ai construit autour de lui.

Mais lui n’est pas une légende. Et puis, voilà des années, depuis que les résidences se passent hors des murs de la ville de C, qu’il ne s’est pas manifesté. Nous nous sommes en effet rendu compte qu’il ne se manifestait que lorsqu’un écrivain était ici en résidence. Pour des raisons que la ville ne cherche pas à comprendre, ce sont les écrivains, les écrivaines surtout, qui l’attirent. Aussi avons-nous décidé de continuer à offrir des bourses de résidence, mais hors les murs.  Et la ville ne s’en porte pas plus mal.

C’est précisément la raison pour laquelle j’ai sollicité ce rendez-vous. J’aimerais exceptionnellement, non seulement passer ma résidence à l’intérieur de la ville, mais résider ailleurs que dans la mairie.

Croyez-moi, Misty. Je peux vous appeler Misty ? Parce que c’est ce qui est écrit sur vos livres. Mais dans votre dossier.

Appelez-moi comme il est écrit sur mes livres.

Tenez vous-en à votre projet. Misty donc. Ne provoquez pas le mal.

Monsieur, excusez-moi d’insister, j’ai l’intuition que la ville ne retrouvera une certaine sérénité que si. Il n’est pas normal qu’il n’ait ni nom, ni visage. Voilà, je suis venue, dans le ciboire d’afflictions de cette ville, déposer et ma chair et mon esprit afin qu’il se manifeste, pour l’ultime fois il se manifeste. Je suis venue lui donner un visage. Peut-être alors, s’il retrouve son visage.

Misty s’interrompit car pendant qu’elle parlait, elle sentit des frissons indécents se glisser sous sa jupe, dans sa culotte, sous sa peau, et des visions lascives et terribles s’entrechoquèrent dans sa tête.

Donnez simplement une âme à cette ville en exhumant ses mythes et ses légendes, reprit le maire. Après ce qui s’est passé, cette ville a besoin de descendre en elle-même, de renouer avec ce qu’il y a de plus haut en elle. La beauté. Car au-delà du masque de terreur qu’ont sculpté à cette ville les marchands de peur, elle est là, la beauté, c’est elle son socle. Autrement tout se serait déjà écroulé. Cela, aidez-nous à le montrer au monde. Mademoiselle, dites-leur que cette ville est autre chose.

C’est ce que je suis venue faire monsieur. Alors, pour la maison ?

Silence. Le maire eut un sourire en coin.

Je suppose que vous savez déjà où vous voulez habiter ?

Allée des Ex-voto, au Bois du Temple, une petite maison, à l’écart des hachéléms, pour le moment inoccupée.

Le maire se remit à sourire, cette fois franchement, en secouant la tête, les yeux écarquillés d’incrédulité.

En fait, vous êtes venue pour voir ? À son tour Misty se mit à sourire du coin des lèvres. C’est cela, vous voulez vivre des choses ?

Je veux vivre tout simplement, monsieur. Et l’on ne peut vivre, vraiment vivre, qu’en se cognant à la vie.

Et s’il ne se manifeste pas ? Parce que ce n’est pas systématique ; nombreuses sont les résidences au cours desquelles rien ne s’est passé. D’ailleurs depuis que je suis maire, il ne s’est manifesté que deux fois. Toujours un dimanche. Vous pouvez par conséquent faire choux gras.

Je sens qu’il est déjà là, quelque part dans la ville, et il m’attend.

Allée des Ex-voto ! De toute façon, désormais nous avons les Furies. N’oubliez pas de parler des Furies dans votre bouquin.

Je parlerai de tout.

C’est une rue peu passante, Allée des Ex-voto. Je vais voir ce que je peux faire. J’espère que vous au moins, vous saurez lui donner un visage.

Merci par avance monsieur, merci infiniment.

Comme Misty sortait, le maire l’interpella en souriant. Gêné.

Dites-moi, Misty, ça n’a aucun rapport, j’en conviens, et je comprendrais si vous. Mais je me suis laissé dire que vous avez été. Oh, vous allez vous moquer de moi. C’est vrai, vous avez été Miss tee-shirt mouillé de Palavas-les-Flots ?

Misty ne cilla pas, elle pensa simplement Pourquoi croit-il que je ne porte pas de sous-vêtements ?

Non monsieur, c’est une légende.

Je suis un vieil imbécile. Excusez-moi pour ce.

***

Dimanche. Même occupée à lire et à relire qu’elle était, Misty avait tout de suite su que c’était lui. Il n’avait pas donné, comme on raconte, de grands coups de pieds dans la porte, mais effleuré timidement la fenêtre aux volets clos. On lui avait parlé de son souffle ondulant tel un python. Oh, que ne lui en avait-on pas dit ? Depuis son arrivée, elle l’espérait, l’attendait, impatiente comme un premier mariage. Mais Misty avait décidé de chauffer à blanc son impatience, et surtout, de lui enfoncer dans le crâne que c’était elle, Misty, qui régirait la dramaturgie de leur rencontre. Aussi ne lui ouvrit-elle pas tout de suite.

Comme Misty n’ouvrait pas, il avait déambulé autour de la maison en hurlant et en griffant murs et toit.

***

Rien.

***

Jusqu’à l’irruption des Nymphes, que le maire appelle les Furies (il est le seul à les nommer ainsi) et que la ville préfère appeler Les Sentinelles ; depuis les événements d’octobre, ce sont elles en effet qui, désormais, protègent la ville. On ne sait pas d’où elles surgissent, mais la ville croit qu’elles habitent les nuages au septentrion de Montfermeil ; elles surgissent toujours des nuages, quand le ciel a la mine renfrognée. Or cela faisait trois jours qu’il était bougon, le ciel. Et ce que Misty avait d’abord pris pour des griffures sur les tuiles, c’étaient les trépignements des Nymphes lâchées des nuages.

Sous les assauts des Nymphes, il s’aplatissait sur le toit tel un chat en peur qui cherche à disparaître sous terre ; il s’enfuyait queue entre pattes. Pourtant, à ce qu’on lui avait dit, c’était lui qui aurait dû repousser très loin les Nymphes. Tandis que là. Misty l’entendait hurler dans le lointain, au niveau de la crèche Georges Parouty, comme chat échaudé craint l’eau froide.

C’était donc ça. Que ne lui avait-on pas raconté de ses frasques. Comme ces deux résidentes, un dimanche justement. Un été, au crépuscule. À peine quatre jours qu’elles sont arrivées. Elles visitent la source miraculeuse de la chapelle Notre-Dame des Anges quand il surgit.

***

La chapelle Notre-Dame des Anges (Misty l’a entourée de rouge sur la carte de la ville), du côté de l’Allée Jean Jaurès. Misty est persuadée que leur rencontre se fera là ; c’est à chaque fois dans cette chapelle, ou aux alentours, qu’il s’est manifesté. Chaque fois un dimanche. Depuis son arrivée, elle a consigné dans son bloc-notes tout ce qu’elle a pu glaner de renseignements sur la chapelle et sa source miraculeuse. Mais peut-on parler de la chapelle Notre-Dame des Anges sans évoquer le miracle de la Vierge ?

A La Forestière, au Bois du Temple, à Petite montagne et à la Vallée des Anges on raconte que la Vierge Marie, enceinte en ce temps-là du petit Jésus, par un joli après-midi, se promenant par là, du côté de la chapelle Notre-Dame des Anges qui n’existait pas encore, a surpris des gangsters en train de maltraiter trois gentils commerçants alsaciens. Que, n’écoutant que son courage, la Vierge Marie a intimé l’ordre aux malfrats d’arrêter de faire des misères à ces pauvres commerçants, mais que les bandits, nullement impressionnés pour un sous, ont dit à la Vierge Marie qu’elle pouvait aller se faire cuire un œuf, enfin, pas avec ces mots-là, mais avec ceux de l’époque, des mots plus jolis, même dans la bouche d’un truand, mais qui, qu’on les retourne dans un sens ou dans l’autre, voulaient finalement dire qu’elle pouvait aller se faire foutre, et que les gangsters, dans leur logique à eux, ne comprenaient pas de quoi se mêlait la Vierge Marie, parce qu’eux aussi avaient le droit, tout peu recommandables qu’ils étaient, de bosser, comme tout le monde, ce qui dans un sens n’était pas tout à fait idiot, vu qu’un malfaiteur, son job, c’est de s’en prendre aux autres, de les détrousser, de les tabasser, de les poignarder et même de les bourrer de plomb, il faut bien que chacun vive, toujours est-il que la Vierge Marie, qui avait quand même le petit Jésus dans le ventre, a vu rouge et elle a balancé un coup de pied au premier des brigands, là où ça fait le plus mal à un homme, puis un terrible direct qui a arraché la mâchoire au second, et au troisième, et ça il faut le faire, on a beau être la future mère de Jésus-Christ, il faut le faire, un coup de tête, carrément une boule, dans l’arcade sourcilière qui a explosé, et qu’elle les a étendus raides tous.

À la Lorette, à la Dhuys, on partage en partie cette version, on précise cependant que les commerçants n’étaient pas alsaciens mais savoyards, et que la Vierge Marie avait cessé d’être enceinte du petit Jésus puisqu’à cette période, à l’époque des commerçants et des malfaiteurs, Jésus était déjà un grand garçon qui racontait à qui voulait l’écouter qu’il était tout à la fois le Fils de l’homme, l’Agneau de Dieu et le Messie venu prendre sur lui tous nos péchés, et surtout, que la Vierge Marie portait une armure, ce qui lui a permis de ne pas sentir les coups des malfaiteurs.

À la Pelouse et à la Futaie, on ajoute qu’après la bagarre entre La Vierge Marie et les gangsters, Jésus qui, et ça on ne le rappelle pas assez, était genre niveau CAP question menuiserie, a fabriqué trois croix qu’il est allé planter à l’endroit où sa mère avait sauvé les trois commerçants bourguignons, et non alsaciens ou savoyards, puis il a fait bâtir à côté des croix, la chapelle Notre-Dame des Anges, histoire que jamais personne n’oublie ce qu’a fait sa maman à cet endroit.

Misty pense que la Futaie, la Lorette, la Dhuys, la Pelouse font une confusion avec Jeanne d’Arc. Mais bon.

Au Chêne Pointu en revanche, on préfère sourire de ce que racontent les autres quartiers. On s’est contenté de répondre à Misty Il y en a qui prennent la Marie pour Lara Croft. La Marie, elle n’a rien à voir avec Jésus ; c’était même pas la même famille. D’ailleurs comment aurait-elle pu tomber enceinte du petit Jésus, ou de qui que ce soit, si elle était vierge ? Donc qu’ils arrêtent d’embrouiller tout le monde. Allez plutôt voir sur Internet. Internet sait tout.

Et voilà ce que Misty a griffonné dans son bloc-notes après sa visite sur Internet : Au Moyen Âge se développe le pèlerinage à la source où avait eu lieu le miracle attribué à la Vierge. Durant le XIII siècle en effet, trois marchands angevins furent attaqués et dévalisés par des brigands puis attachés à trois arbres de la forêt de Bondy. Ils reçurent selon la légende le secours de la Vierge. À cette époque, une chapelle est édifiée afin de commémorer ce miracle. La source qui coulait à proximité considérée comme miraculeuse connaît un culte fervent : de nombreux récipients à boire furent retrouvés lors de fouilles.

***

Misty dépose dans le lit les feuillets, tend la main et prend sur la table de chevet la photo que lui avait remise le maire. La source miraculeuse, sur l’image, est un rectangle aux bordures recouvertes de chaux. Peut-être de ciment. Des dames, six, autour de la source. Et aussi des enfants, quatre. Des adolescents, deux. Et un nouveau-né que porte dans ses bras l’une des dames. Tous portent un chapeau. Les enfants, les adolescents comme les dames. Ceux qui n’ont pas leur chapeau sur la tête le tiennent à la main. Le seul monsieur de la photo est assis sur le rebord de la source, les pieds pendant dans le puits, et les bras croisés appuyés sur une canne qui se perd dans la fosse. Signe qu’elle était peu profonde, peut-être asséchée, à l’époque de la photo, 1906 (c’est écrit en bas), et qu’elle ne devait plus servir. Misty pense Il faudrait que tu te renseignes. Que s’est-il passé pour qu’ils abandonnent la source ? Par arrêté préfectoral ou quelque chose de ce genre ? La source aurait-elle tari ? Aurait-elle cessé d’être miraculeuse ? Depuis quand ? Faudra te renseigner. L’homme à la canne porte un képi. En fait, il est en uniforme. Peut-être de policier, ou de poinçonneur d’autobus, ou de facteur, ou de garde-champêtre. De l’autre côté de la source, dans le dos des dames, un bois qui, à l’époque où n’existaient pas encore ni l’allée de Gagny, ni la Forestière, ni le Vieux Moulin, ni l’avenue Jean Moulin, devrait s’étendre jusqu’à la Forêt de Bondy, voire jusqu’à Coubron, à l’époque où Coubron non plus n’existait pas encore. Avec cet homme en uniforme, les bras croisés sur sa canne, au milieu de ces femmes, et de ces adolescents, et de ces enfants, et de ce nouveau-né, tous debout autour de lui assis, apparemment satisfait de lui, une sorte de patriarche, la photo donne l’impression d’un harem à ciel ouvert. Ils ont été rassemblés là, autour du rectangle que fut la source miraculeuse, exprès, pour la photo ; ils sont tous trop bien habillés, comme pour une occasion exceptionnelle, la photo. Même l’homme au képi semble déguisé dans son uniforme de garde-champêtre, à moins que ce ne soit de policier, ou de poinçonneur d’autobus, ou de facteur.

Les deux résidentes s’enfuient jusqu’à l’intérieur de la chapelle Notre-Dame des Anges. Elles n’ont pas le temps de refermer la porte après elles qu’il s’y est, Dieu sait comment, déjà faufilé. Il les attend, un sourire canaille sur les lèvres, le regard charriant les pires promesses de péchés. Elles se disent qu’elles vont voir. Et elles ont vu.

Tout le dimanche, ça a été hurlements miaulements couinements miaulements couinements hurlements couinements hurlements miaulements hurlements. Des volutes de jouissance s’échappant de la chapelle pour flotter sur la ville. Jusque tard dans la nuit. La ville entend encore le manège des Parisiennes, c’est ainsi qu’elle nomme les résidentes, les Parisiennes, peu importe d’où elles viennent, de Clermont-Ferrand ou de Castelnaudary. Jamais aucune résidente n’a révélé ce qu’il leur faisait pour les mettre dans des transes pareilles. La ville pense que c’est le droit des Parisiennes de faire vœu de silence sur cette chose. D’autant qu’elle sait la ville. Seulement elle fait semblant de ne pas. Afin qu’elles croient, les résidentes, enfin tenir un vrai secret. Pour ne pas indisposer. Par pudeur. Elle est pudique, la ville. Et puis, ces choses-là appartiennent à la chapelle Notre-Dame des Anges.

Mais quelquefois la ville ne peut s’empêcher de rire. Sans perfidie. Ce résident. Il lui arrive aussi de s’en prendre aux hommes. C’est plus rare, mais ça arrive. Un écrivain à l’imagination cabotine qui racontait dans bars, boulangeries, tabacs, Poste, boucheries, pressings, restaurants, salons de coiffure, hammam, en fait partout, que chaque nuit, minuit, sous la conduite conjuguée de messieurs Gabriel Risch, Frédéric Zwilling, et Jean Ricordeau, d’anciens maires de la ville de C, le pape Jean-Paul II, Toutankhamon, Mère Teresa, Godefroy de Bouillon, Lady Di, le bon roi Dagobert, le roi des Belges, l’abbé Pierre, Claude François dit Cloclo, leurs fantômes bien évidemment, tous déguisés en moines bénédictins, sortaient du Bois de Bondy, traversaient sur la pointe des pieds toute la ville et, comme une bande de garnements, venaient donner de grands coups de pieds dans la porte de la mairie où dormait l’écrivain à l’imagination cabotine, ainsi que le permettait la municipalité chaque fois que la ville recevait un auteur en résidence. Sans se démonter, il descendait, ouvrait la porte et distribuait des claques en veux-tu en voilà aux fantômes en les engueulant Vous devez avoir honte de perturber ainsi le sommeil d’un écrivain que le monde entier vous envie ! Penauds, les faux moines bénédictins s’excusaient de leur incongruité et l’invitaient à accepter leurs excuses autour d’un verre de Bénédictine dans la Chapelle Notre-Dame des Anges. Bras dessus, bras dessous, tout ce petit monde se rendait à la chapelle. Après que l’alcool leur avait monté à la tête, spectres et résident dansaient la rumba congolaise sur des Te Deum du diable jusqu’à l’épuisement. Jusqu’à l’aube. Les apparitions se volatilisaient à contrecœur, alors lui regagnait sa chambre, à l’étage supérieur de la mairie. Toutes les nuits c’était la même histoire. Coups de pieds hystériques dans la porte, distribution de calottes comme il en pleuvait, Bénédictine à qui mieux mieux, Te Deum enfiévrés, rumba congolaise à arracher les tympans, dodo à poing fermé. Toutes les nuits.

La ville l’écoutait poliment, elle est polie, la ville. Mais elle se disait qu’à force de raconter des histoires à ronfler debout sur une jambe dans un hamac, il risquait de lui en arriver une bien bonne. Qu’il risquait de voir l’autre surgir par la fenêtre pour lui faire voir. La ville savait que cela se passerait un dimanche, ces choses-là arrivent toujours un dimanche.

Un dimanche. Minuit. Coups de pieds dans la porte. Il descend, ouvre. Personne. Remonte dans sa chambre, se remet à son ordinateur. Ici le résident a toujours refusé de dire pourquoi, lorsque le matin la ville est venue s’agglutiner sur la Place du 11 novembre 1918, jusque dans l’Allée Maurice Audin et dans la rue Vert pomme et dans l’Impasse du Plaisir solitaire, pourquoi il se tenait à quatre pattes, nu, sur le toit de la mairie, claquant des dents de froid, d’effroi, pourquoi il avait hurlé toute la nuit. Parce que ses hurlements, la ville les avait entendus.

La ville n’a pas insisté, ne l’a pas pressé de questions, ne l’a pas poussé dans ses derniers retranchements puisqu’elle savait que lorsque l’écrivain s’était remis à son ordinateur, l’autre avait bondi de l’écran, lui avait sauté à la gorge et l’avait terrassé là, pour lui montrer. Mais qu’il avait préféré le traîner, comme un fauve traîne sa proie, les crocs enfoncés dans la gorge, jusque sur le toit de la mairie. L’avait mis à quatre pattes. Et c’est là, sur le toit, à quatre pattes, qu’il lui fit ce qui lui arracha ces hurlements à fendre l’âme de la nuit. Tout cela la ville le savait. Aussi, lorsque le résident répondit aux hommes en blouse blanche venus l’embarquer qu’il y était monté chercher l’inspiration, mon œil ! avait souri la ville. N’eût été l’intervention du maire, ils l’auraient embarqué chercher l’inspiration à l’asile.

Aux dernières nouvelles, les choses marcheraient plutôt bien pour le résident grands coups de pieds dans la porte, distribution de claques, Bénédictine à gogo, tchink-boom-boom tchink-boom, tchink-boom-boom tchink-boom, gros dodo. Le Renaudot, ou le Femina, ou quelque chose de la même eau. Comme quoi.

C’était donc ça.

***

Etendue dans le lit, Misty lit. Misty relit. S’enfuir queue basse devant des Nymphes comme un chapon ! Misty sourit.  Histoires à accent à trancher au couteau. Du flan.

Dehors sur les tuiles, baguettes en allégresse sur la peau tendue d’un tambour, les Nymphes dansent à n’en plus finir leur victoire. Leurs pas cependant. Ces pas. Ce ne sont plus ceux des Nymphes. Pas que. Les leurs sont plus aériens, plus harmonieux, plus fluides, plus gracieux, les tuiles à peine caressées, du bout des orteils effleurées. Des pas féminins. Mais là. Ce ne sont plus des pas de fête. Lourds, heurtés, abrupts. Des pas de guerre. À nouveau. C’est lui. Mais pas seul. Quatre autres pas que Misty ne reconnaît pas. Ne connaît pas. L’autre c’est bien lui, il n’y a aucun doute, c’est bien lui. Depuis quand est-il revenu sur le toit, et qui sont les quatre autres ?

***

Après s’être en pestant comme un amant éconduit jeté dans l’Allée des Ex-voto, il avait emprunté l’Allée des Jeunes filles en fleur, puis la Purpurine, avant de s’engouffrer dans le Nouveau Cimetière du Raincy, généralement vide à cette heure-là du dimanche. Avait fermé tous les portails. S’était ensuite livré à des rites étranges afin d’appeler en renfort ses Frères, ceux que la ville avait surnommés les Fils de l’Apocalypse. En un battement de cils, tels des éclairs, ils étaient autour de lui. Quatre.

Tresmontaigne, à la cuisse légère. Se fait oublier d’Interpole quelque part dans le Midi. A mis sur pied un florissant trafic de femmes en direction des pays du Golfe. Friande de blondinets que chaque fois, au moment crucial, elle réduit en cendres dans la fournaise de son entrecuisse. Un petit enfer. Une garce.

Chergui, au regard de soie jaune. Se dit prince africain. T’endort avec sa poudre jaune avant de te planter son poignard dans le coeur comme d’autres boivent du lait de coco. Est assis sur un tas d’or. Tous les à bout d’énergie, les à bout d’inspiration, les à bout de sexe, tous ceux qui ont besoin de se donner de la contenance, d’avoir l’impression de planer, de voler, de marcher sur l’eau, tous ceux qui veulent oublier de rêver le rêve impossible, et bien d’autres encore, tous ceux-là n’hésitent pas à débourser une fortune pour une pincée de sa poudre. A signé un pacte de non-agression avec le Cartel de Medellin. Une vraie fiente.

Foön, le Sourieur. On l’appelle aussi Le Bavarois. En fait, il est Autrichien. Règne sur la mafia de la bière belge. Dangereux, très dangereux malgré son éternel sourire bleu. A bâti sa fortune à coups d’acide sulfurique dans le regard des autres. En souriant. Une crapule.

Enfin Samun, dit Mumu-la-Praline. Arrivé du Bosphore. Brutal. La violence, il en jouit. Littéralement. Mercenaire devant l’Éternel. A fait fortune dans le mercenariat. Abandonnerait mère au bord de la tombe pour prendre part à une guerre, ou même une simple bagarre qui ne le concerne en rien. Les dames en sont hystériques. Le trouvent brûlant. Un vrai psychopathe.

Si tout à l’heure la ville avait regardé par la fenêtre, elle les aurait vus sortir du Nouveau Cimetière du Raincy, traverser le Chemin du Baiser volé, puis marcher le long de l’Aqueduc de la Dhuys, passer derrière cette école on dirait un cauchemar stalinien, jusqu’à l’Allée Jules Vallès, dévaler l’Allée du Désir jusqu’à l’Allée des Adieux afin d’éviter le boulevard des Encens. Même un dimanche, ce boulevard demeure l’artère Café Le Bosphore Brasserie Chez Momo Optique 3000 Résidence Stamu II Caprice Eden-Flor Résidence Sévigné encore heureux que ce ne soit pas un mercredi autrement il y aurait eu marché Place Bleu de Chine Franprix Ristorante La Meliana Italiano pizza à emporter Pâtisserie Aminata dont les chaussons aux pommes ont goût de chaussons aux pommes parce qu’aux vraies pommes exquis Butagaz Boucherie hallal où l’on ne vend plus de viande mais Ramonage cheminée chaudière dépannage Euro Bar le flipper ici une misère il tilte au moindre mouvement Parfumerie Fine Boucherie fine H. Auto Ecole Bozolo Petit Château Rouge prix imbattables Harmony Coiffure Aram Café Au chien roy toilettage (en travaux) Epicerie Antalya Pharmacie Les Marronniers Pompes funèbres La Route de la Soie Sandwich/Couscous/Kebab/Boissons fraîches Brasserie Mercerie Lingerie Restaurant Le Paris-Dakar Zakia Coiffure Vegida Pazari Restaurant Akdeniz Restaurant Onur Sandwich grec/Grillade/Plats à emporter Hammam Rôtisserie Traiteur Hallal BNP Paribas anciennement Crêperie Le Couesnou Laverie il y a un mois c’était Zyed Bijouterie « Chez Bouna » cuisine franco-ivoirienne Hair dresser Mariani Nef Informatique Myosotis centre de beauté parfumerie Boucherie musulmane Pacco City vêtements pour toute la famille (pendant les travaux la vente continue) Mankos Exo alimentation générale La Roseraie Restaurant Le Ouarzazate spécialités franco-marocaines Caisse d’Epargne Biso na Biso alimentation africaine Police. Même un dimanche, une allée principale reste une allée principale. Voilà pourquoi les Frères ont plutôt pris la rue Jaune d’œuf, escaladé l’Allée des Seins Fleuris, puis grimpé jusqu’à l’Ancien Cimetière par l’Allée de Bellevue.

Il a toujours aimé se retrouver du côté de l’Ancien Cimetière. La sensation d’avoir à ses pieds les Parisiennes, la mairie, les treize étages de la Tour Victor Hugo du Chêne Pointu, Sévigné, La Vallée des Anges, et même Le Hameau, La Futaie, La Pelouse, La Lorette, La Forestière, la Dhuys, le Vieux Moulin. Une griserie. L’ivresse de dominer le point le plus haut, il a décrété que l’Ancien Cimetière était le point le plus haut du mystérieux triangle qu’il forme avec la chapelle Notre-Dame des Anges et le Rond-Point Charles de Gaulle. C’est de là, du cimetière, que les Fils de l’Apocalypse tout à l’heure se sont rués sur les Nymphes.

Le dimanche, la ville se retire en elle-même pour méditer, autrement elle aurait vu tout cela.

***

Misty retient son souffle de prière. Son cœur bat la folie. C’est pour elle qu’il est revenu avec du renfort. Pour elle qu’il se bat. Dieu fasse qu’il triomphe afin que. Un moment que fait rage la bataille entre les Fils de l’Apocalypse et les Nymphes ; un moment qu’elles sont violemment projetées et écrasées contre les vitres ; un moment que du toit tombent par milliers leurs corps d’amazones graciles. Coule leur sang aussi. Un moment que Misty se dit, cette fois victoire. Mais un moment que tout recommence à zéro. Que, malgré les efforts des Fils de l’Apocalypse, les Nymphes reviennent chaque fois plus nombreuses du ciel. Comme si d’en tuer une en faisait naître dix mille. À force de lutter contre ce qui ne meurt pas, les Fils de l’Apocalypse risquent de mourir d’épuisement. Alors une idée. Juste le commencement d’une idée, et déjà Chergui vole vers les nuages, le poignard tendu devant lui. Plante le couteau dans le ciel enceint et l’éventre dans un éclair jaune jusqu’à la gorge. Le ventre du ciel vomit les Nymphes. Toutes. D’un seul coup. Pluie de sang sur la ville. Aussitôt, à son tour, Tresmontaigne ouvre son vol jusqu’au ventre béant, vide, et ligature les trompes du ciel jauni pendant que, sur le toit, les Nymphes, coupées désormais de leur base, achèvent de griller sous les crachats acides de Foön.

Victoire ! Victoire ! Victoire ! Pour elle. C’est pour elle, Misty, qu’ils se sont livrés la guerre. Jusqu’à l’extermination.

***

Les pas des Fils de l’Apocalypse s’éloignent. Leur croisade terminée, ils s’en vont tous. Sauf lui. À nouveau, il ondoie autour de la maison en hurlant à l’amour. Tambourine à la fenêtre, furieux que malgré sa victoire pour elle, Misty continue à faire celle qui. Dans un accès de folie, il tente d’arracher le toit. Alors Misty se lève, ouvre la fenêtre et. Elle est saisie, emportée, plaquée contre le mur, drap retiré, culotte arrachée. Nue contre son corps nu. À quoi ressemble-t-il ? Elle n’ose lever les yeux pour voir. De peur de s’abandonner avant même d’avoir fait semblant de résister.

Pendant qu’il lui verse dans l’oreille des mots terribles, des mots de dessous la ceinture, sa main guidée par le majeur s’enfonce dans la faille des fesses de Misty, puis lentement glisse jusque. Elle frémit de toute sa chair de ce que lui font les doigts dans le confluent de ses cuisses. Elle s’abandonne. Mais il la soulève, la jette dans le lit, dédaigneux. Misty se dit qu’il joue, que cela fait partie du rituel. Aussi, toujours sans le regarder, écarte-t-elle les jambes. Démesurément. Jusqu’à l’extrême tension de son antre-cuisses. Ouverte, elle attend. Pour voir. Mais il déroule sa langue, horde de chenilles processionnaires, elle est glacée, et lape les succulences de sa fleur épanouie, et les grands et les petits pétales juteux, et le pistil à présent exorbité par le plaisir qu’elle n’aura jamais pu imaginer, et qui fait se tordre son corps dans le lit comme un fer attendri par les étreintes tyranniques d’une forge. La langue fourrage dans ses hautes herbes sauvages J’aurais dû me raser, elle pense soudain. Demain elle se rasera. La colonne de chenilles de sa langue rampe, chaotique, tellement les papilles sont gonflées, sur la crête de son antre-cuisses, serpente jusqu’aux dunes de ses seins. Je veux qu’il me les prenne. Dans ses mains lisses. Il a les mains douces et lisses. Même brutales, elles sont lisses. C’est ce qu’elle a senti en premier quand tout à l’heure il a bondi par la fenêtre, lui a arraché drap, culotte, l’a plaquée contre le mur et a laissé glisser son doigt du bas du dos jusque dans l’abysse de son antre-fesses. Profondément. Dieu, qu’il a la caresse d’un sourire d’enfant ! Je veux qu’il évalue mes seins, de ses mains lisses les pétrisse. Soudain Misty a peur. Elle a peur qu’il les prenne, ses seins, et les trouve trop petits, trop gros, trop flasques, trop fermes, trop ceci, trop cela. Trop seins. Pas assez seins. La procession de chenilles lèche les perles de sueur d’entre ses mamelles, et son souffle chaud effleure ses tétons. Ses seins n’en peuvent plus d’être gorgés d’attentes. Misty pense qu’il est temps qu’il les pétrisse de ses mains lisses, autrement ils vont éclater. Et puisqu’il ne le fait pas, et puisqu’il se contente de regarder, presque avec morgue, les seins le supplier, elle se les prend elle-même, et tendrement les couve comme une mère. Mais brutalement il écarte ses bras. Misty se dit qu’elle l’a contrarié et que, c’est tant mieux. Non mais ! Pour la première fois, Misty défie son regard chargé de toutes les iniquités de la terre. Cette fois, elle va voir. Il est obligé de le lui montrer.

Il les mordille. Les bouts. Juste ce qu’il faut pour souffler sur les braises de son impatience de femme en attente. Puis il enfonce, précautionneusement, lentement, progressivement, ses griffes, l’index et le pouce, dans le téton gauche. Brûlure lente jusqu’au jus. Jusqu’au sang. Mais le hurlement refuse de sauter des falaises de sa bouche pour alerter l’écho du silence. Car au même moment, enfin, il s’est planté, guerrier, dans l’extrême tension de sa prière, on ne peut pas être plus ouverte. Elle va voir. À la fois délicat et puissant, lentement, il s’engouffre en elle. Interminable. C’est ainsi qu’elle s’était contrainte à ne pas oser le désirer. Interminable et lisse. Elle voit. La promesse des mains. Pendant que, dard de scorpion, il s’enfonce en elle, ses griffes acérées arrachent le sein gauche. Tout le sein. Lamelle après lamelle. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de sein. Mais à aucun moment Misty ne crie. Enfermée dans son esprit, ailleurs. En elle. Depuis qu’il s’est figé dans son impatience, il n’a pas bougé. La chose interminable et lisse n’a pas encore remué en elle. Juste là, à attendre, comme un fauve tapi dans l’ombre guette sa proie. Elle la sent, la chose interminable et lisse, respirer dans son tréfonds, le souffle court. Remue. Magne-toi le train arrière, s’impatiente-t-elle. Elle se sent alors soulevée du lit. Lévite. Horizontale. Crucifiée au bout de la chose interminable et lisse, Misty flotte par la fenêtre, face contre ciel, jusqu’à la cime de la Tour Victor Hugo, le dôme du Chêne Pointu. Là, tel sur un autel sacrificiel, il dépose la chair impatiente entre les totems cathodiques encore ivres du sang des Nymphes. Misty est couchée sur le dos en bascule, le regard dans l’Allée Frédéric Ladrette, bras cloués en croix contre la dalle par les mains furieuses et puissantes de l’autre.

Enfin il remue en elle. Tandis que, griffes enfoncées dans ses hanches, il la fait aller et venir autour de la chose interminable et lisse, Misty pense qu’il est indécent qu’elle soit aussi heureuse. Que comment avait-elle pu accepter de vivre sans être jamais montée jusque là. Sans même avoir jamais osé imaginer qu’un tel plaisir fût possible. À présent je me sens propre, elle pense. Le corps enfin libéré des petitesses, humiliations, inhibitions, elle prend sur elle, par la danse lascive de ses hanches, jusqu’aux sources de ses reins de l’aspirer. Jusqu’à ce que les deux chairs se consument dans le trépas éveillé que célèbre la jouissance épileptique.

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Misty ouvre des yeux épuisés sur le ciel éventré et sanglant. A-t-elle hurlé ? La ville l’a-t-elle entendue hurler ? Misty rejette la tête encore plus en arrière. Au pied de la Tour Victor Hugo, plus précisément dans l’Allée Frédéric Ladrette, debout sur leur tête, un couple d’un âge incertain les regarde, stupéfait. Machinalement, au ralenti, l’appareil photo monte vers l’œil de l’homme. Comme on met son monocle pour vérifier qu’on a bien vu ce qu’on voit. L’index caresse le déclencheur. Mais la femme l’en dissuade Te mêle pas de ça. C’est encore le souffle de la ville. Ne nous en mêlons pas. Allons-nous-en. Ces choses-là n’appartiennent qu’au Chêne Pointu. Puis, sans les quitter du regard renversé, le couple disparaît dans la rue Vert pomme.

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Cependant que l’autre recommence en elle, Misty se dit qu’après, on ne peut plus accepter de vivre petitesses, humiliations, inhibitions, rien. Rien. Reconnaître ce moment comme le culminant de son existence, de toute existence. Après ça ne doit être que rien. Comme le point final, et basculer, basculer dans l’envers des choses. Et Misty bascule. Elle se jette dans le vide en même temps qu’elle se revoit sur le chemin de l’école. Quand elle était petite. Dans le Velay, en Auvergne. Le pré juste avant l’école. Les châtaigniers. L’école ressemblait à une châtaigneraie, tellement il y avait d’arbres. Et les institutrices, des bonnes sœurs. Et le bouc. Misty revoit le bouc, tout seul, au milieu du pré, sur le chemin de la châtaigneraie, l’école. Un bouc aux cornes torsadées, puissantes, interminables jaillissant de la tête. Et l’odeur, infernale, qui lui restait encore dans les narines des heures après. Dans ses livres, ses cahiers, ses crayons, dans chaque fibre de sa robe, de sa culotte, sur sa peau, dans sa peau, en elle, l’odeur du bouc. Cette odeur, mon Dieu ! Et comment il la dévisageait. La peur que lui inspirait le regard et l’odeur du bouc. Pourtant, à plusieurs reprises, elle avait vu les religieuses pousser le grand portail de la châtaigneraie pour le rejoindre dans le pré. Les nonnes jouer avec le bouc. Elles le poursuivaient en riant comme des petites filles, ou se laissaient poursuivre par la bête. Elles l’entouraient et lui caressaient le poil, les cornes, lui donnaient de petits baisers sur les yeux, le museau, les cornes, partout, glissaient et glissaient leurs doigts dans son bouc, sur les pointes de ses cornes, dans les poils de son bas-ventre, jusqu’à ce que le désir se déployât, rouge, entre les pattes de la bête, jusqu’à l’extase. Misty revoit les nonnes se reculer alors, à la fois horrifiées et émerveillées par ce qu’elles avaient provoqué. C’est cela au fond, elle le comprend à l’instant, pendant qu’elle tombe, qui lui faisait peur, la familiarité des nonnes avec le bouc, et Misty s’écrase au pied de la Tour Victor Hugo.

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Misty ramasse les feuillets froissés, s’assoit sur le rebord du lit, allume une cigarette et se remet à lire, « …le pouce et l’index pour se saisir du paquet de cigarettes sur la table de chevet ». Prend un stylo, raye « pour se saisir ». Va s’asseoir devant l’ordinateur, sélectionne « pour se saisir », le supprime, et le remplace par « se saisissent ». Relit la phrase. « Misty retire sa main gauche de la tension de ses cuisses pendant que le pouce et l’index relâchent leur pression sur le téton du sein gauche, se saisissent du paquet de cigarettes sur la table de chevet ». Elle reprend ses feuillets et raye « et confuse », se tourne vers le clavier, sélectionne « et confuse », le supprime. Lit « Apaisée heureuse ». Raye « Apaisée heureuse » sur la feuille de papier, le sélectionne sur l’écran, le supprime et tape « Dehors, à nouveau, le souffle de la ville la suppliait de le laisser entrer en illuminant des plus beaux chants d’amour le silence du dimanche ».