Créations

Le bar de la plage – 18, 19 et 20

Episode 18

Il peut arriver que le monde tourne rond.

C’était peut-être le cas ce matin.

Une lumière précoce, bizarrement agréable, jouait entre les ombres des claustras et des différents obstacles – fauteuils, plantes, livres, tasses – qui encombrent la terrasse. Dans ma tête, trottaient les premiers vers de la chanson de Gérard Manset “Il voyage en solitaire / Personne ne l’oblige à se taire”. J’ai suivi les recommandations de Jacques Chardonne, écrivain français du siècle dernier : je posai un pied léger sur la terre.

Forcément, cette succession concomitante d’instants harmonieux

(figure spatio-temporelle inédite selon Jean-Do qui s’y connaît en disciplines supra-mystérieuses) était inquiétante. Forcément, ça ne pouvait pas durer. C’était comme si un jour, un samedi après-midi par exemple, l’équipe de rugby d’Ecosse batte celle d’Angleterre, un psychologue viennois parvienne à guérir une patiente atteinte d’une dépression amoureuse et le dimanche ma tante cartomancienne en Cornouailles pronostique le tiercé gagnant ; bien sûr, le lundi, il ne pourrait faire que mauvais temps.

Ce matin, rien d’autre ne se passait, On n’entendait pas la mer ; elle avait dû se retirer jusqu’à l’horizon, les mouettes l’avaient suivie, grand calme dans le jardin.

J’imaginais quelques événements tout aussi plaisants :

. Personne ne s’avisait à vouloir faire le bonheur de ses semblables sur la terre ou au ciel, (ce genre d’ambition se termine toujours mal)

. On pouvait perdre son temps sans se sentir obligé de le retrouver ni de le rattraper.

. Les ingénieurs d’Aston Martin trouvaient enfin la solution pour que leurs voitures restent sur la route. Françoise Sagan n’aura plus d’accidents, Roger Nimier non plus.

La matinée s’éternisait.

Finalement, j’écoutai encore Chardonne : je posai un second pied léger sur le plancher.

 

Episode 19

Saint diable

Le soleil fracassait en cascade des milliers de rayons arrogants. Le grand brasier était allumé, le diable s’y réchauffait les extrémités.

On préparait tranquillement notre avenir : valait-il mieux louer Dieu ou vendre son âme au Diable ? On en était toujours au même point. Depuis le début. Depuis le temps où Socrate et Platon dansaient le sirtaki sur les quais du Pirée. Voilà comment, cette fois, on s’en est sorti.

Une nonchalance laiteuse baignait le bar de la plage et ses occupants quand, soudain, Leslie et son bikini occupèrent tout l’espace visuel disponible : spots de rouge éclatant dispersés sur une silhouette à contre-jour. Fin des interrogations existentielles de l’assistance.

Ce qui prouve bien au passage l’immense supériorité de Louis Réard, (entre nous, l’inventeur du bikini), sur la plupart des philosophes de la deuxième moitié du XIXème siècle et de la totalité du XXème, sans oublier les psychanalystes.

Toute tentative d’explication raisonnable est naturellement vouée à l’échec, résumons quand même : a) Leslie, tout aussi anglaise, est beaucoup plus sexy que Kate Moss ; b) Son bikini est beaucoup plus sexy que n’importe quel bikini qu’on a pu voir au cinéma depuis l’invention de celui-ci, y compris dans les films de James Bond.

Vous pensez que j’exagère ? Autres signes de l’effet « Leslie in bikini » : depuis, Jules et Jim n’ont rien dit de désagréable à l’encontre de Caro, Marie-Christine de V. aurait été demandée en mariage et cet après-midi Line n’a pas eu de nouveau chagrin d’amour.

Vous allez encore penser : « En voilà une histoire : une fille se pointe en bikini, encore une, d’accord elle est pas mal ; la terre s’arrête de tourner et le monde devient bon ? ». Eh oui. Le diable sait faire du soleil, beaucoup de soleil, même un peu trop parfois, surtout pour les Irlandaises à peau blanche, il habille des filles comme Leslie en bikini et plein de choses s’arrangent. Au bar de la plage pour le moment.

Et les autres, là-haut, ils s’y mettent quand ?

 

Episode 20

Un après-midi presque parfait

Les nuages s’entremêlaient en souplesse, laissant filtrer la juste quantité de lumière oblique nécessaire à dessiner les visages et former les reliefs. La mer n’était pas en reste. Les vagues glissaient en silence à la surface de l’eau, chacune à son tour, sans bousculade.

C’est très exactement dans ces conditions météorologiques qu’est programmée l’Apocalypse. Normalement, on a encore un peu de temps devant nous.

Les filles étaient sublimes. Caro, Line, Leslie, Marie, étaient si sublimes que personne, même ces deux teignes de Jules et Jim, n’auraient imaginé dire quelque chose de désagréable susceptible de faner leur teint ou de voiler l’arc-en-ciel de leurs yeux. Marie-Christine de V. avait reçu un message d’un prétendant qui lui proposait de venir le rejoindre dans son ranch du Botswana, « c’est quand même loin de Versailles » même pour une descendante présumée de  la duchesse de Choiseul, dame de cœur de ce bourlingueur de Bougainville.

Georges, le barman, venait de réussir une série de dry-martini qui aurait remporté le premier prix au Dry Martini World Contest qui se tient chaque année au Saint James Club, Kensingston, Londres. Le jury est constitué de personnalités légèrement excentriques (parmi elles pas mal d’anciens du Foreign Office et de l’équipe de rugby des Harlequins), toutes réputées pour leur goût très affûté en matière de spiritueux et cocktails divers.

Bref, en cet après-midi-là, le bar de la plage et ses habitants vivaient un de ces moments de grâce seulement connus du diable et de quelques tribus épargnées par la grippe espagnole, la psychanalyse et les prophètes.

Et si un papillon se mettait à battre des ailes quelque part à l’autre bout du monde, comme ça, sans raison apparente ? Vous connaissez la suite, papillon à Tokyo, tornade à Honolulu.  Faut-il souffrir d’un bizarre syndrome d’inquiétude chronique, ou d’un manque de vitamines ABC, pour aller imaginer le pire en plein milieu du meilleur ? Enfin, Shakespeare en parlait déjà : après le beau temps, l’orage, les éclairs, Elseneur, Lear et tout le bataclan.

On entrait en douceur dans les premiers moments de la soirée, l’air était toujours aussi délicieusement respirable, le monde nous foutait la paix : il était peut-être en grève ?

Cet après-midi, les papillons de Tokyo s’étaient tenus tranquilles, ça tient parfois à si peu de chose.