Créations

Aurélien

         Quand elle rencontra Aurélien, elle ne rêvait pas encore d’une autre vie, mais elle errait dans la sienne, insatisfaite, grignotée par un vague à l’âme que la rencontre avec son mari − qui l’avait sauvée d’une détresse suicidaire − n’avait pas réussi à désamorcer ; pas plus que la naissance de ses deux enfants. Dès qu’elle était contrariée, une sourde inquiétude l’envahissait ; qui l’éprouvait terriblement : tu me le confias plus tard lorsqu’une analyse permit de dénouer les liens qui t’oppressaient, ceux d’une immonde toile d’araignée familiale, dont les fils étaient si bien tissés, que tu n’avais pu t’en approcher sans y briser tes ailes avides de voler. Tu les observais, eux : tes parents, ton frère, tes sœurs ; ils t’intriguaient, te donnant l’impression de jouer à s’aimer pour masquer leur haine. On habillait ton corps comme une enfant modèle et on avait sculpté ton âme de valeurs pures, avec l’ordre implicite mais impérieux de ne dévêtir ni l’un ni l’autre ou, en tout cas, de n’en pas modifier la texture. Alors, tu t’étais murée dans le silence et avais grandi à l’extérieur de toi ou de ce qui aurait pu devenir toi, beaucoup plus tôt ou beaucoup mieux. Tu appris à taire tes désirs jusqu’à les oublier ; eux, ne t’oubliaient pas. Tu te sentais décalée. Adolescente, tu sombras dans une grave dépression ; tu réussis pourtant de brillantes études, mais ta solitude et ton désarroi te rendirent terriblement vulnérable et tu ne fus pas épargnée…

          Ta vie de jeune épouse et mère chassa ces nuages et surtout t’éloigna de l’emprise familiale ; mais « ils » t’avaient trop façonnée pour que cela suffise. Alors, pour t’en guérir, ton mari décida de votre départ, et de votre carrière d’enseignants, en Afrique.

         

          La vie, tout de suite, fut plus facile et la distance, en effet, lui rendit une certaine sérénité. Au fond d’elle-même, cependant, le malaise persistait, l’entamait quelque peu.

          Sa vie fut bouleversée le deuxième été, à leur retour en France pour les congés scolaires. Cette année-là, ils avaient loué dans le sud de la France, avec leurs deux enfants, une petite maison au fond de la cour d’une belle demeure en pierre du pays. Brigitte, une lumineuse blonde aux cheveux bouclés, l’air espiègle, vivait là avec Aurélien dont le regard élégant et doux et les yeux sombres la troublèrent dès qu’il lui fut présenté. Ce fut plus qu’un trouble : un choc émotionnel. On aurait cru un prince. Ce regard l’aimantait et elle se sentait soulevée vers des cimes inviolées où soufflait un air pur.

 

          Tu le vis tous les jours : pendant que les enfants jouaient dans la cour, vous passiez, avec d’autres amis, de longues après-midi à discuter, boire et rire et la grande maison était aussi un peu devenue la vôtre. Elle devint aussi le lieu de vos rencontres après que ces après-midi joyeuses passées tous ensemble vous aient appris, au détour d’un regard, d’un regard voilé, à vous connaître, à vous reconnaître.

 

          C’est vrai : tous les deux se ressemblaient, par leur silence, ou par ce je ne sais quoi qui émanait d’eux quand ils parlaient : comme s’ils venaient d’un ailleurs lointain, lointain, inaccessible à tous, sauf à eux. Au milieu des autres qui péroraient, il la fixait soudain, la transperçait de ses yeux flamboyants, mais au-delà du désir, silencieusement, il lui parlait d’amour, d’un amour sublime dont le bonheur resplendissant rend grotesque le plus hurlant des plaisirs. Quand il chantait en s’accompagnant à la guitare les ballades de nos poètes, tous l’écoutaient, mais elle, était subjuguée. Dire qu’elle était sous le charme était peu dire : elle était transportée. Elle passa tout ce premier été, mentalement prise par lui ; il occupait toutes ses pensées. Ses enfants durent en souffrir d’ailleurs. En septembre, elle rentra en Afrique emportant au secret d’elle-même ce morceau d’amour. Toute l’année, elle lui écrivit de longues lettres auxquelles il ne répondit guère. Parfois, de chez une collègue amie, elle lui téléphonait sans bien se rendre compte que cet amour fou, dont lui avait compris le danger, l’éloignait de son mari à qui elle devait d’être debout, guérie de sa famille.

          L’été suivant, ils revinrent dans la petite maison au fond de la cour. Aurélien était là, mais Brigitte l’avait quitté. Il buvait ; il avait toujours bu. Son mari qui ne demandait que son bonheur la laissa le rejoindre dans la grande maison, certains après-midi, sachant peut-être par sa sœur, amie de Brigitte, qu’il ne se passerait rien : Aurélien avait toujours eu du mal avec le sexe. Et en effet, ils passaient des heures, dans sa grande chambre, à plusieurs mètres de distance l’un de l’autre, à écouter de la musique classique, du Bach surtout ou bien des chansons tendres ou « fortes » : du Moustaki, du Reggiani, du Ferré, Ferrat, les yeux dans les yeux, toujours ; ou parfois, c’était lui qui chantait. Moments sublimes : chastement, ils criaient leur amour, enivrés de musique, noyés dans la solitude de leur regard, qui les enlaçait, les rivait, les enchaînait l’un à l’autre malgré la distance charnelle. Ils étaient curieusement soudés par l’interdit qui planait de s’offrir au désir. Il l’avait, ou ils s’étaient mutuellement « falafoudés » comme on dit en Afrique : ensorcelés.

          À la fin des vacances, elle repartit ivre de cet amour. Elle s’y enferma pour mieux le déguster ; elle ne vivait plus qu’en rêvant de lui, nuit et jour, où qu’elle soit, au travail, à la plage, à la maison : quand son mari était absent, elle écoutait à perdre haleine des chansons qu’il avait enregistrées sur quelques cassettes amateur. Parfois même, perdant toute retenue, quand des collègues africains étaient invités à dîner, elle n’hésitait pas à inonder leurs conversations de sa musique et à chantonner elle-même jusqu’à ce que son mari lui ordonne d’arrêter.

          Elle avait déserté la réalité, espérant tous les jours une lettre qui n’arrivait pas, ou si rarement. Mais elle le savait si rétif à concrétiser. Elle acceptait tout de lui. L’année scolaire se passa ainsi, nourrie de leurs souvenirs et de ses rêves.

          L’été suivant, il avait quitté la vieille demeure qui fut reprise par un ami de sa belle-sœur. Ils revinrent dans la petite maison et comme Aurélien logeait maintenant dans un village voisin, elle lui rendait visite à vélo ; il sirotait toujours un alcool, écoutant, à distance d’elle, mais avec elle, quelque musique qui accompagnait la leur. Mais, si l‘attraction était aussi forte, quelque chose en lui s’était cassé, fermé : son silence se faisait plus pesant, comme s’il lui suppliait de partir malgré le souhait qu’elle reste. Vers la fin de l’été, un jour, excédée par son mutisme d’où elle ne l’entendait plus comme avant, elle s’approcha de lui, qui était assis : elle s’agenouilla à ses pieds, implorante, lui prit la main, posa sa tête sur son ventre et leva les yeux vers lui : s’il te plaît… Il se leva d’un bond, la repoussa, furieux, et s’éclipsa dans une autre pièce. Elle entendit le robinet couler comme pour une purification. Quelques instants plus tard, il revint, s’assit et lui dit, son regard planté dans le sien : « on aurait pu faire un bout de chemin ensemble tous les deux, mais tu n’étais pas prête » ! Elle manqua s’écrouler. Non, ce n’était pas possible ! Pourquoi, pourquoi n’avait-il rien dit ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi : ils auraient pu s’aimer et son rêve se réaliser ; là tout s’effondrait et à cause d’elle finalement ! Elle savait cependant qu’il avait raison, qu’elle n’aurait pas pu partir avec lui, pas eu la force de quitter son mari, ni d’écarteler les enfants. Malgré leur cruauté, ces paroles finirent par la calmer, si ce n’est l’enchanter : il l’avait donc aimée aussi et peut être désirée, car elle aurait tout de même volontiers répondu à son désir et parfois, elle en brûlait malgré la forme supérieure de leur amour − qu’ils avaient entretenue d’ailleurs, et peut-être, pour éviter de tomber dans l’amour trop commun des corps.

          Quand peu après elle se leva pour partir, il la prit par les épaules, frotta doucement son nez contre le sien, lui sourit, comme le plus tendre ami, mais lui demanda de ne plus jamais revenir.

 

          Parce qu’il le lui avait demandé, elle obéit sans amertume. Il lui suffisait de savoir qu’il l’avait aimée, qu’il l’aimait, son beau prince, son Aurélien.

 

          Son vague à l’âme la reprit cependant. Elle respectait son mari, elle l’admirait même, pour son intelligence, et se sentait redevable envers lui. Il lui avait tant donné quand elle était aux abois ; mais elle ne l’aimait pas : elle souffrait de son ignorance du sentiment amoureux, ignorance qu’il revendiquait d’ailleurs. Aimer, c’est aider disait-il, et c’est aux actes pour l’autre qu’on mesure l’amour. Sans doute. Mais pour elle, c’était autre chose aussi, et il lui manquait cet amour qu’elle magnifiait et auquel elle demandait maintenant, de faire vibrer son corps. Elle faisait bien l’amour en tant qu’épouse − et son corps exultait − mais comme un acte qui relevait de l’ordre des choses et non de l’amour éprouvé… Elle voulait de l’Amour, mais aussi un amour qui donne du plaisir. Avec Aurélien, elle l’avait rencontré, mais il ne s’était pas gravé dans sa chair.

          Elle parcourait ainsi les jours, songeuse, rêvant de la grande passion qui ferait chavirer ses sens aussi merveilleusement que l’amour d’Aurélien avait bouleversé son être ; ou plus exactement rêvant que quelqu’un l’aime, jusqu’à devenir esclave du plaisir qu’il saurait lui donner.

 

          Au mois d’avril de leur cinquième année d’Afrique, son rêve prit la forme d’un beau jeune homme. Elle le rencontra à la piscine du Novotel où se pavanaient tous les expatriés. Elle et lui se bousculèrent par mégarde dans l’eau ; elle s’excusa, sans bien découvrir son visage.

          Quand il sortit, elle vit qu’il aurait pu être son élève. Blond, fier, le regard bleu, il était séduisant comme on peut l’être à vingt ans à peine. Elle attendit qu’il ait le dos tourné pour sortir à son tour, mais comme s’il l’avait prévu, il se retourna juste à ce moment-là et la regarda ; intensément. Il était trop jeune pour qu’elle puisse s’en éprendre, mais elle décida, que ce serait lui. Elle le ferait tomber amoureux, chavirer de désir pour elle, et si cela s’avérait nécessaire, elle lui apprendrait toute la subtilité du plaisir féminin. On l’avait aimée sans désir, sans lui faire plaisir ; elle se ferait désirer et il se pâmerait d’amour pour elle.

          Elle revint à la piscine tous les soirs, après les cours, dans l’espoir de l’apercevoir. Lorsqu’il était là, elle épiait tous ses gestes, et ses regards fixés sur elle. Pour l’aborder enfin, un jour, elle sortit une cigarette, et l’ayant vu fumer, se permit d’aller lui demander du feu. Au lieu de s’en aller, elle s’assit à côté de lui, se présenta, retraça grossièrement sa situation professionnelle et familiale puis, surprise par sa propre audace, lui dit : « parle-moi un peu de toi ». Il le fit, longtemps, mais elle ne l’écoutait pas ; elle entendit simplement qu’il venait d’arriver avec sa famille, que son père travaillait à l’ambassade et qu’il préparait une licence par correspondance. Elle le regardait fixement, en souriant, l’air amusé, comme pour lui dire : « et si on passait à autre chose maintenant ? ». Alors, il se tut, la regarda à son tour, la regarda encore, encore. Elle le sentit troublé. Elle faillit lui pendre la main, mais il y avait du monde. Elle lui dit simplement : « viens ; habille-toi ; je vais te faire connaître un endroit charmant ». Ils partirent avec sa voiture vers la crique, bien connue des amoureux ; de loin, elle s’assura qu’elle était déserte ; gara la voiture, et le prenant par la main, descendit le chemin qui y menait. L’endroit était charmant en effet : une eau verte, et de part et d’autre de grands flamboyants qui ombrageaient la petite bande de sable. Ils s’assirent et elle commença à lui jouer la comédie de l’épouse délaissée qui manquait d’amour et qui en crevait. Ce n’était pas d’ailleurs exactement une comédie, mais quel couple est heureux en amour ?… Elle fit si bien qu’il s’en émut. Elle en rajouta tellement qu’il lui caressa le visage, esquissa un sourire. Il fallait profiter de ce moment de faiblesse : elle continua de se lamenter sur sa vie passée : son enfance esseulée, son adolescence blessée. Elle se mit à pleurer.

          Elle croyait jouer avec lui, se jouer de lui, à vrai dire, elle conjurait à son insu ses meurtrissures et mendiait ce qu’on ne lui avait pas donné ou mal ou pas comme elle voulait ou comme elle imaginait que c’était. Aurélien l’avait aimé certes et il l’aimait toujours, et ils s’aimaient toujours, elle le savait, mais quelque chose manquait puisque ce si bel amour pouvait se vivre à distance, exister et ne pas se dire ni se vivre vraiment. Elle voulait des mots, des gestes, ceux qui dispensent le plaisir contenu dans les mots. Il fallait qu’il tombe en amour. Il fallait qu’il ose. Il était en bonne voie, mais pour l’instant il dosait, il n’osait pas. Alors, elle s’entendit le vouvoyer, d’un ton suppliant : aimez-moi donc, aimez-moi, comme on aime une femme, comme une femme aime qu’on l’aime. Il était égaré et il prit sans doute son émoi sensuel pour de l’amour parce qu’il balbutia qu’il n’avait encore jamais ressenti tant d’élan pour quelqu’un, qu’il se sentait éperdu, interdit, qu’il voulait bien l’aimer, enfin qu’il l’aimait… Elle profita de ce moment d’égarement : elle ouvrit doucement les cuisses sans le quitter des yeux, lui prit la main, la promena de haut en bas sur son sexe, jusqu’à ce qu’il s’ouvre et qu’il commence à couler. Soulevée de désir, gémissante, elle lui prit ensuite un doigt, pour la pénétrer, puis deux, puis trois, puis quatre qui allaient et venaient en elle puis elle l’aidait à les extirper au bon moment pour caresser à nouveau son sexe, son petit bout de sexe par où elle jouissait toujours si magnifiquement. Elle s’amusait de ce jeu de pénétrations caresses et retardait le moment de la jouissance jusqu’à ce qu’elle n’en puisse plus. Mais il fallait aussi ne pas trop attendre, sinon le plaisir se diffusait trop doucement. Ce jour-là, elle sut le faire durer comme il fallait, et le faire monter, monter jusqu’à l’extase qui reprenait encore quelques instants avant de retomber. Il était si excité qu’elle n’eut pas le cœur de lui refuser son plaisir, mais c’était de lui avoir donné tant de plaisir à elle qui le transportait. Peut-être était-ce la première fois. Il lui demanda de revenir le lendemain et le surlendemain et d’autres lendemains encore : il était subjuguée par le plaisir qu’elle avait appris à lui donner et heureux de penser que ce qu’il appelait son amour pour elle, cicatrisait un peu les plaies ouvertes de son passé. Elle revint jusqu’à ce qu’elle estima avoir été suffisamment « aimée », et désirée puisqu’il ne faisait pas la différence. Et c’était ce qu’elle souhaitait. Mais elle se lassa vite. Il eut beau la supplier, au bout d’un mois, elle refusa, net.

 

          Elle préférait l’amour de son prince, l’amour d’Aurélien, leur amour, leur si bel amour. Quinze ans plus tard, de retour en France, au lycée, un matin, son cœur se mit à battre : une affiche annonçait une soirée chanson d’Aurélien, avec, au centre, sa photo. C’était bien lui. Elle le revit donc, et le revoit encore, à l’occasion de ces soirées qu’il donne annuellement, vers le mois de janvier, dans quelque maison de la culture de la région.

          Il a vieilli, comme elle, mais leur amour n’a pas pris une ride.