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Contes du millénaire : Les Aventuriers oubliés (Chapitre 3)

1210

 

LE BOTANISTE,  LE JARDINIER ET L’ÈVÊQUE DE DURHAM

Comment un marin devint jardinier.

 

Sean O’Connor est né en avril 1210 dans le petit hameau de Madwick près de Cork. Il était dernier-né d’une fratrie de 12 enfants dont la moitié avait survécu. Ses  parents, très pauvres, étaient établis sur une lande ingrate, où ils cultivaient quelques parcelles d’orge et exploitaient un petit troupeau d’une vingtaine de moutons. Le « landlord », Baron de Mogerby, percevait les deux tiers des récoltes, le quart des agneaux, les droits de pâturage et de glanage, et tous les droits seigneuriaux de l’époque. La chaumière lui appartenait ainsi que les animaux sauvages qu’il chassait. La famille devait participer à l’entretien des chemins, fossés et canaux, de même qu’à l’extraction de la tourbe … Les années de famine étaient fréquentes et les O’Connor ne pouvaient compter sur aucun secours. A partir de l’an 1200 les hivers furent moins froids et les étés moins pluvieux, ce qui permit au jeune Sean d’échapper aux années de vaches maigres. Cependant un paysan pauvre ne pouvait pas élever et nourrir une famille aussi étendue, si bien que les frères aînés quittaient la chaumière pour s’exiler au-delà des mers.

A l’église du dimanche, les prières étaient en latin, mais le prêche était en celte. A la maison, la famille de Sean parlait le patois gaélique, mais elle comprenait le norrois des Danois, le scots très proche du celte, et la langue des Anglo-Normands. Son oncle maternel lui apprit à lire, compter et écrire. La langue qui lui fut enseignée fut le français normand, car les conquérants venus de Normandie occupaient depuis plusieurs générations la côte orientale de l’Irlande. Un druide et barde, ami de la famille, avait initié le jeune Sean aux mystères de la nature. Sa passion était celle des arbres et surtout les chênes, qui pouvaient vivre des siècles dans les cagnards abrités du vent d’ouest et du nord : il lui contait alors toutes les légendes du roi Arthur et de ses compagnons.

A 15 ans, le moment de la séparation était venu. Sean se rendit au port de Cork et embarqua comme mousse sur un petit bateau, qui faisait la pêche au hareng en mer d’Irlande. Il changea plusieurs fois de patron et finit par s’embarquer sur un gros bateau équipé pour la pêche hauturière. Il semblait ne pas avoir de chance, car le bateau sombra au large d’Inverness en Ècosse. Tous les marins périrent sauf lui ; il fut retrouvé sur les brisants par un chien errant, dont les aboiements attirèrent une femme qui cherchait des œufs de goéland. Elle le soigna comme une mère. Il commença à chercher un travail dans les estaminets fréquentés par les marins du port. Jusqu’au jour où il rencontra Pedro Iturbide, un curieux personnage qui changea le cours de sa vie. Pedro était un Basque, un capitaine au long cours et un aventurier.

 

Le Capitaine Iturbide et les voyages d’un botaniste.

 

Pedro Iturbide n’avait aucune raison de recruter un nouvel homme d’équipage. Il faisait escale à Inverness et savourait sa bière à l’auberge « Ae’ fish deal », en écoutant les récits de pêches miraculeuses de ses compagnons. Sur le coup de huit heures, on entendit une explosion dans la cave ; un incendie se forma et la panique précipita sur la porte étroite les clients de l’auberge. Iturbide fut assommé par un marin, pressé d’échapper au brasier ; il s’évanouit. Sean était derrière lui, presque dans la rue ; il le vit étendu dans le sang et comprit qu’il allait périr dans le feu. Sean était un véritable Irlandais avec des muscles de taureau, il venait d’atteindre 18 ans. Il saisit une corde qui pendait au seuil de l’auberge et sauta par dessus la foule pour atterrir dans le feu, prendre sur les épaules Pedro Iturbide et faire le trajet en sens inverse. Quelques minutes plus tard, il ne restait plus rien de l’auberge. Tous les marins, y compris celui qui avait frappé Iturbide, faisaient cercle autour de Sean, le félicitant pour son courage. Iturbide avait repris conscience et reconnu celui qui l’avait frappé. Avec un sourire ironique, il lui dit : « quelle compassion, alors que tu m’avais assommé pour passer devant, je vais te punir ! » Il recula, tournoya cinq fois, de plus en plus vite, et souleva l’Ecossais par les aisselles pour l’envoyer dans l’eau sombre et froide du port. L’agresseur ne chercha pas à revenir et l’assistance fit un concert de hourrahs !

Dans la chambre de son auberge, Pedro Iturbide fit monter une grande bouteille de single malt whisky de l’île de Skye, et demanda à Sean de lui conter son histoire. A son tour, Iturbide lui raconta ses aventures : « Je ne suis pas un pêcheur ou un chasseur, je suis un ami de la nature. En réalité je suis botaniste ». Sean montra qu’il ne comprenait pas ce terme savant. Pedro lui dit qu’un botaniste n’était pas un apothicaire mais un savant qui observait les plantes, leur croissance, leur acclimatation aux différentes contrées, leur croisement et la façon de les cultiver. Il avait dans sa jeunesse été étudiant à l’université de Salamanque, puis s’était rendu à Grenade où il avait commencé les travaux des nouveaux jardins du Palais du Calife de Tolède.

Un jour, alors qu’il avait creusé un trou très profond, il trouva une malle de fer, il l’ouvrit et trouva un trésor. Le trésor était formé de pierres précieuses et de magnifiques colliers en or. Il n’hésita pas et en revendit une partie avec discrétion à un marchand juif. Or ce marchand était également armateur et possédait une grande flotte à Palos de Moguer. C’est ainsi qu’il put, tout en conservant une petite fortune de bijoux,  acquérir la Maravilla, sa nef, la merveille qu’il verrait demain. Iturbide lui dit également qu’il avait à présent cinquante ans et qu’il avait besoin d’un collaborateur plus jeune, qui soit un bon marin, un combattant courageux, mais aussi un apprenti botaniste qu’il pourrait former. Sean était-il tenté par l’aventure ?

Sean accepta aussitôt, en soulignant que, depuis son initiation par le barde irlandais du village, il avait toujours rêvé de consacrer sa vie à la nature. Le lendemain il découvrit  avec surprise la « Maravilla » : c’était une grande barque à un mat, dotée de voiles latines carrées et sur un deuxième petit mat une curieuse voile triangulaire qui permettait de naviguer vent debout et vent arrière. Pedro lui dit qu’il l’avait ramenée de la Mer Rouge, où il avait observé la facilité de changement de cap des boutres d’Arabie. La coque de la nef semblait très profonde, de quoi charger beaucoup de marchandises. Ils partirent avec un équipage restreint de cinq hommes. Pedro Iturbide lui dit : « Nous mettrons le cap au nord pour découvrir les contrées scandinaves et les cités de la mer baltique. Ce périple durera trois ans. Ensuite nous mettrons cap au sud, jusqu’au cap Bojador, et nous découvrirons les contrées berbères et arabes de Mauritanie ; ce voyage durera également trois ou quatre ans ».

 

L’océan et les mers tourmentées du nord.

 

Oh ! Combien de tempêtes, d’avaries et d’angoisses ! Un marin galicien de Vigo, qui avait une belle voix de basse, chantait un hymne incantatoire à la tempête, implorant sa clémence. Dès la sortie de la Forth et à l’abord des Îles Shetland, la barque avait enduré des creux de quinze mètres, une pluie permanente et un vent terrifiant. Jamais les voiles ne purent être hissées ; l’équipage écopait, tandis qu’Iturbide pouvait tenir sans faiblir la barre pendant des heures. Comment les Vikings avaient-ils fait un semblable parcours il y a quatre siècles et pu envahir l’Angleterre ? Pedro fournit une explication : c’est une question de courant et de vent, en direction nord/sud le trajet est plus facile.

Enfin la première escale à Hambourg, sur l’embouchure de l’Elbe : il fallait réparer d’urgence le mat d’artimon.  Hambourg était proche du Danemark, souvent envahi dans le passé par les armées danoises ; ce danger s’était éloigné. Le bourgmestre de la ville libre de Hambourg administrait une cité devenue prospère depuis son alliance avec Lübeck, en formant la « Hanse teutonique ». Il  connaissait bien Iturbide et lui offrit l’hospitalité. Le lendemain ils louèrent une carriole pour se rendre à la première expédition botanique dans les fiefs du châtelain de Sigmarten.

 

La majesté des grands chênes

 

Le baron Otmar Blixtrund exploitait une magnifique forêt de chênes centenaires, qui étaient réservés aux ateliers de construction navale de Hambourg, il ne les faisait abattre qu’à 200 ans. Ce fut la première leçon reçue par Sean, on devait en abattre trois. Comment les choisir ?  Tout simplement avec une mesure à un pied du sol, et une longue ceinture de cuir marquée d’encoches correspondant à la circonférence requise. Puis les bûcherons se mirent au travail ; douze serfs se relayaient, à la fin de la journée les arbres géants avaient été mis à terre. La leçon donnée par Iturbide et le baron, concernait l’âge des chênes mesuré par le nombre de cercles concentriques de l’aubier du chêne. Sean dut les compter, il y en avait 225, l’arbre avait dû germer autour de l’an 1000 !

La deuxième étape les avait conduits en Mer Baltique : ils avaient contourné le Jutland, fait relâche à Lübeck et découvert une autre ville hanséatique offrant une très belle perspective de hautes maisons commerciales à plusieurs étages, peintes de couleurs ocre et bleues, des halles, un hôtel de ville et des églises aux flèches très pointues. Enfin ils étaient parvenus en Courlande dans un port similaire, où prospéraient des commerçants danois, russes et teutons. Dantzig était une jolie ville où les chevaliers teutoniques avaient favorisé le commerce. Les églises étaient différentes, leur sommet était couronné par des bulbes recouverts d’un bronze vert et de curieuses doubles croix dorées. Toutes les marchandises qui remontaient de Russie s’échangeaient sur ces rives de la Baltique : fourrures, bois de construction, poissons, viande de renne et de porc, ambre, tissus, pierres précieuses.

Cette ville nouvelle  était au cœur d’une forêt sans fin de grands conifères et de hêtres rouges. C’était l’automne, le matin il faisait déjà très froid et pendant quatre mois tout serait recouvert de neige. Mais l’automne est la saison la plus propice pour ramasser des glands et des châtaignes. Le Basque et l’Irlandais partirent un matin à cheval, le long de la piste de Novgorod ; il étaient accompagnés de trois marins, puissamment armés. Le but de l’expédition était de s’approvisionner en graines et en jeunes plants de ces arbres qui étaient adaptés au froid et à la neige. Sean apprit à déterrer les jeunes plants, à protéger leur motte, puis les envelopper d’un mélange de mousse et d’argile. Pedro Iturbide glissait les lots de graines dans de petites bourses de peaux imperméables et soigneusement annotées.

Au retour, Iturbide introduisit pour la première fois Sean dans la soute de la nef, là où se trouvait son cabinet de curiosité. Une très vaste et confortable salle éclairée par des verrières du pont avant et des hublots, à midi on y voyait parfaitement. Des centaines de plants d’arbres, surtout des ifs, des frênes, érables et chênes, des fleurs et même une orchidée blanche rapportée d’Afrique, un oranger en fleurs embaumait … Sean comprit pourquoi la « Maravilla » contenait tous ces bacs et réservoirs d’eau douce, renouvelés à chaque escale, le commandant arrosait ses plants ! Quand il risquait de geler, les espèces méridionales étaient les plus menacées : un magnifique calorifère de faïence, acheté en Pologne, était alimenté par une réserve de briquettes de tourbe. A chaque escale, les marins devaient rester à quai et arroser les plantes. Sur les cotés, des armoires et des classeurs abritaient sa collection de graines. Enfin les deux fauteuils en cuir étaient très confortables et adossés à  un lutrin sur lequel Iturbide lisait d’énormes livres de botanique.

 

Les forêts glaciales de laponie.

 

Maintenant il fallait prévoir l’hiver, une partie de la Baltique allait geler. Etait-il temps de repartir au Sud ? Non pas du tout : Iturbide dirigea la nef au nord vers la Laponie. Son but était d’hiverner chez son ami botaniste le Comte Ingvar Triggfingh, d’origine suédoise, dans son château de Fohürborghan, proche du monastère de Turkü. Le duché était alors occupé par les Suédois, du moins dans la partie occidentale, car les Varègues de Novgorod étaient établis à l’Est, pour mieux contrôler leurs frontières. Ils hivernèrent pendant quatre mois ; ils chassaient les cerfs dans la neige.

Pendant l’hiver le jour ne durait que quelques heures de lueurs crépusculaires. Ils partirent en décembre à la chasse au sanglier, vers un lac gelé : le Comte Ingvar rencontra un chasseur finnois, muni d’une lance pointue et lui demanda s’il avait rencontré des sangliers. Ce personnage était très curieux : sous sa capuche de peaux d’ours, on devinait un visage rond, un teint cuivré, des pommettes saillantes et des yeux fendus en amande, comme les Chinois. Mais surtout il s’exprimait dans une langue étrange, le finnois. Iturbide s’était aperçu que beaucoup de mots étaient très proches de sa langue maternelle : il s’adressa au Finnois en Euskadi, et ils finirent par se comprendre. Pedro expliqua à Sean que son grand-père lui avait dit que dans le passé, bien avant l’arrivée des Vikings, ses ancêtres basques étaient arrivés des contrées du nord, et que c’était l’origine de la langue basque. Le Comte confirma qu’il avait entendu la même explication dans sa famille.

Enfin ils repartirent en faisant route vers l’Ouest, passèrent le détroit du Sund, mirent cap au sud et arrivèrent à Amsterdam au début de l’été 1230. C’était une ville de canaux encore plus belle que Lübeck, elle avait attiré nombre d’artistes et de savants : ils y passèrent près d’un mois, puis reprirent leur pérégrination.

 

Le périple méridional vers la Mauritanie.

 

Le cabotage le long des côtes atlantiques de Normandie, Bretagne, Languedoc, Biscaye, Aragon, Galice et Portugal dura une bonne année. Les rivages de l’Empire de Mauritanie comportaient peu d’abris côtiers ; ils firent halte dans la petite crique du Bou Regreg et la ville de Salé. Pendant ce très long voyage, Iturbide avait consacré chaque jour de longues heures à apprendre à Sean, le berbère de l’Atlas et l’arabe. Iturbide avait apporté des cadeaux, auxquels les autorités sont toujours sensibles.

 


Le raffinement de Fès et la majesté de l’Atlas.

 

La Maurétanie Tingitane, dont la capitale était Tangi (Tanger), avait occupé jadis toute l’Afrique du Nord ; ce n’était qu’une pièce de l’Empire romain. Après les conquêtes arabes, il pouvait sembler que cette extrémité du monde islamique, le Maghreb, avait simplement changé de maître pour obéir à  Bagdad. Et pourtant le nouveau califat de Cordoue, faisait rayonner un autre Islam, car son berceau était le monde berbère et arabe du Maroc. Le centre du Maroc se déplaça progressivement de Tanger vers Fès, puis Marrakech. Le Maroc (pays de Marrakech) avait reforgé son unité avec les dynasties Idrisside, puis Mérinide ; mais, parmi les capitales impériales, Fès bénéficiait de l’atout d’une capitale religieuse musulmane.

Salé la vieille, voyait en face surgir la nouvelle Salé, Rabat, qui deviendrait capitale impériale. Pour Sean et les marins du capitaine, la  « medina » de Salé offrait un dépaysement complet : des ruelles très étroites, des échoppes à chaque tournant et surtout une activité artisanale de petits métiers d’une incroyable diversité. Iturbide donna consigne à ses marins de faire réparer, reforger et remplacer, les chevilles et les pièces en fer ou en bois du navire, éprouvé par quatre ans de navigation. Pendant cette étape, Iturbide et O’Connor négociaient auprès du Caïd les sauf-conduits et les escortes qui les conduiraient vers la ville sainte de Fès et les montagnes de l’Atlas. Iturbide était un homme simple, mais quel autre homme aurait pu financer six ans d’expéditions, en payant tout rubis sur l’ongle ? Au fond c’était un mécène, un Grand d’Espagne !

 

La passion de la nature du Pacha de Fès.

 

Un mois d’expédition vers Fès, l’arrêt dans la ville, deux autres mois vers l’Atlas, puis le retour à Salé : ce périple de découverte dura neuf mois.

Ils étaient partis de Salé un jour de printemps le long d’une voie très encombrée de charrettes, en remontant la côte ; leur progression avait été assez rapide, car Iturbide avait acheté deux jeunes chevaux barbe, à la crinière très longue. L’escorte de cavaliers bédouins les encadrait et leur garantissait le choix du meilleur itinéraire. La route serait longue, près de 200 lieues. La seule difficulté était le franchissement de trois « oueds », qui risquaient d’être en crue. Le troisième oued était encaissé dans un ravin très profond et le gué était recouvert par la crue : les indigènes avaient installé des cordes entre les deux rives. Les ânes trop chargés étaient pour la plupart emportés par le courant. Sean passa le premier sans difficultés. Le cheval de Pedro Iturbide était plus petit et ce n’était pas un bon nageur ; une corde attachée à la selle avait permis de le tracter vers le rivage. Dans les champs déjà très secs, on ne voyait pas de céréales, mais uniquement des chèvres et des moutons : les Marocains restaient des éleveurs et non des cultivateurs ! En particulier, la terre noire et volcanique du Rharb semblait très fertile et profonde.

Iturbide préleva des pousses d’artichauts sauvages et des plants d’orangers. Le sixième jour était un vendredi, ils étaient arrivés à Meknès et la foule des fidèles se dirigeait vers la mosquée. Les murailles et les portes de la ville étaient splendides, l’eau descendue des montagnes avait permis de construire de très vastes bassins bordés d’oliviers. On remarquait également que Meknès abritait de nombreux juifs : il suffisait d’observer les femmes, dont le visage était découvert et de teint très pâle, et les hommes qui souvent portaient la « kipa ». Les synagogues jouxtaient les mosquées et n’étaient pas cantonnées dans un quartier réservé. Ils quittèrent à regret Meknès et arrivèrent à Fès en deux étapes.

Fès étaient une bien curieuse ville, nichée dans un creux profond au pied de la montagne et entourée d’une immense muraille, percée de portes somptueuses défendues par des gardes en armes. Cette ville, comme Tolède en Espagne, était faite pour être contemplée sous un ciel d’orage. Un brouillard masquait les contours des constructions, il provenait des fours à charbon de bois. Les terrasses des maisons s’étageaient jusqu’au fond de la médina, on devinait quelques figuiers et mûriers. Des minarets émergeaient entre les toits de tuiles vernissées vertes et autres indices de mosquées, palais ou medersas. Enfin surgissait les dômes et minarets de l’université Karaouyine, aussi grande qu’El-Azhar au Caire. Ils entrèrent dans la vieille ville par Bab-Jdid et se dirigèrent vers le palais du Pacha.

 

L’hospitalité du Pacha

 

Si-Mohamed-Hassan-El-Fassi était un Andalou, qui avait longtemps vécu à la cour du Calife de Cordoue, où il avait rencontré des ambassadeurs du monde entier. C’était un lettré et un savant, très heureux de rencontrer des étrangers venus de l’Europe du nord. Il s’adressa dans un anglais parfait à Pedro Iturbide, le chef d’expédition : « Que venez vous chercher ici, Sir ? » Iturbide le détrompa, il n’était pas noble, mais simplement un botaniste amoureux de la nature, venu recenser la flore du Maroc et initier son élève irlandais Sean O’Connor.

Pendant la « diffa », le repas, qui dura quatre heures, une centaine de plats se succédèrent, plus délicieux les uns que les autres. Le tagine d’artichaut, la carpe farcie, le méchoui impérial et la pastilla sucrée leur firent découvrir la cuisine fassie : leur meilleur repas depuis trois ans. Le Pacha El-Fassi fit part des valeurs transmises par leurs ancêtres nomades, le culte du cheval, la passion des voyages et le respect de la nature :

– « Le culte du cheval, normal pour tout nomade, a été renforcé par la religion musulmane : chez nous il existe des animaux purs et impurs. Le cheval est l’animal pur, il est farouche, noble et beau, fier et dévoué à son maître. L’animal impur est bien sur l’animal non-ruminant qui a le pied fourchu : le porc que vous mangez en Europe. Cependant le plus impur de tous est le chien : un être vil, sournois, sale et lubrique. Au Maroc, l’injure suprême est « kelb », chien, ou pire, fils de chienne ! Chez vous, les nobles invitent leur chien à table, ils l’installent contre la cheminée. Si Alexandre voulut faire de son cheval un dieu, l’idée ne lui serait pas venue de le faire pour son chien » !

– « La passion des voyages explique que tant de nobles et savants arabes aient abandonné tous les honneurs pour parcourir le monde. Beaucoup de marabouts, saints, dont vous pourrez voir les tombes et les chapelles dans les djebels les plus isolés ont commencé par voyager. Il en fut d’ailleurs de même pour vos saints chrétiens ».

– « Enfin, l’essentiel, peu connu des étrangers, est le respect de la nature. Jamais un bédouin n’arrachera la jolie fleur qui a trouvé de l’eau et survécu au désert. Monsieur Iturbide, la nature est notre passion commune, je suis prêt à vous conseiller et vous fournir toutes les escortes et les gites nécessaires ».

Iturbide et O’Connor séjournèrent un mois à Fès et  purent explorer tous les recoins de la vieille ville. La ville n’était pas très gaie, pas de couleurs dans les maisons, les passants revêtus de djellabas grises et terreuses et les femmes voilées en noir se pressaient dans les ruelles étroites. Comme à Salé, les souks regorgeaient de marchandises. Les visites les plus passionnantes avec le Pacha furent celle des palais. Ils avaient un trait commun, le caractère très raffiné des zelliges et des sculptures retraçant les versets du Coran. Mais nulle part ces azulejos bleus que les Omeyades avaient introduits en Andalousie. Cependant il y avait une particularité à Fès : la beauté des plafonds, des moucharabiés et des décorations sculptées dans un bois sombre ou de couleur ambre. Iturbide se dirigea vers le Pacha et lui demanda si c’était du bois de cèdre, qui était la raison principale de sa venue dans l’Atlas. Après confirmation, ils décidèrent de partir en direction des forêts de cèdres.

 


Les cèdres de l’Atlas.

 

En direction de l’Atlas, la petite caravane des voyageurs contemplait les cimes lointaines et la succession des collines bleutées. Il faisait très chaud en ce mois de juin, mais ils savaient qu’en altitude ils rencontreraient la neige et les nuits seraient très froides. Sur les conseils du Pacha, ils avaient acheté de lourdes djellabas de laine. Une fois arrivés vers les grands lacs, il fallut abandonner les chevaux pour des mules. C’est alors qu’ils découvrirent les grands cèdres bleus. Rien à voir avec les sapins ou même les chênes de la Baltique : des arbres géants. A pied, Pedro et Sean, prirent la mesure de la circonférence du plus gros des cèdres. Combien d’années ? Trois fois la circonférence du plus gros chêne du château de Hambourg, donc cet arbre avait 1000 ans, l’âge du Christ. Restait à collecter des semences : les curieuses pommes vertes, se dressant à la verticale sur les hautes branches, devaient contenir les graines. Heureusement le vieux cèdre était habité par une colonie de babouins, qui en raffolaient ; ils les rongeaient comme les écureuils et leurs débris tombaient sur la neige. Ils remplirent alors les petits sacs de peau d’Iturbide, et Sean, en fouillant le sol, trouva plusieurs jeunes plants et les enfouit dans sa besace. Comme l’expédition avait été plus rapide que prévue, Iturbide proposa d’étendre son périple jusqu’à Marrakech. Ils se mirent en route et redescendirent vers la plaine.

 

Marrakech, la ville multicolore.

 

Le voyage vers Marrakech était plus long que prévu et dura un mois. La route était aussi encombrée que celle de Fès, mais la chaleur de l’été plus pénible. Enfin, ils découvrirent à une grande distance de la ville le panorama des grands sommets de l’Atlas et les cimes enneigées. Au loin, on devinait au milieu d’une grande oasis de palmiers, un minaret très haut. C’est par ce point de repère qu’ils abordèrent la ville. Cette mosquée de la Koutoubia avait été construite sous les Almohades par le Sultan Yacoub el Mansour ; elle était si belle qu’une réplique du minaret avait été élevée en Andalousie à Séville. Et cependant le minaret de la Giralda n’était pas aussi haut qu’à Marrakech. Le roi du Maroc avait quitté son « méchouar » pour se rendre ce jour là à la mosquée. Des centaines de cavaliers vêtus de capes rouges encadraient l’entrée de la mosquée ; les notables étaient venus rendre hommage au roi. On disait que le minaret mesurait plus de 40 toises ; il était orné de fines mosaïques vertes ; son sommet s’achevait par une tour plus petite et une flèche portant trois grandes sphères dorées. La beauté du site provenait également de l’immense bassin, alimenté par les eaux de la montagne toute proche, et des palmiers qui l’encerclaient. Au-delà surgissaient les hautes murailles de couleur ocre et rose et les portes monumentales de la ville. Comme à Fès, les portes étaient gardées, les voyageurs se dirigèrent vers le palais du Pacha qui devait les héberger.

 

La place des mille et une nuits

 

Un mois n’était pas de trop pour découvrir ce petit paradis. La grande place, Djemaa-el-Fna, s’éveillait l’après-midi, elle se vidait quand le Muezzin de la Koutoubia annonçait le coucher du soleil, puis elle se remplissait à nouveau pour toute la nuit. Aucun pays d’Europe ne pouvait offrit un spectacle similaire à celui-ci : des jongleurs, charmeurs de cobras, conteurs, vendeurs d’eau, étals de fruits et petits restaurants … Des milliers d’hommes et de femmes envahissaient la place, des noirs d’Afrique et même des hommes bleus du désert. Pas d’étrangers européens, des costumes très gais, djellabas blanches assorties de capuchons des « bourgeois » ou djellabas de laine grise des berbères de l’Atlas, des caftans, ces robes vertes ou bleues des femmes riches, couvertes de paillettes et de bijoux, ou les simples voiles des femmes pauvres, et des centaines d’enfants. Quel spectacle de mille couleurs ! Au fond de la place s’ouvraient deux entrées du souk, plutôt des souks, car il y en avait des dizaines, rassemblant les corporations de dinandiers, orfèvres, ébénistes, teinturiers … Il y avait même pour la joie d’Iturbide des boutiques qui vendaient des plantes, des légumes et des fleurs : il acheta des plants de palmiers et d’orangers sans illusion, car ils ne vivraient pas dans les pays froids, à moins de les chauffer pendant l’hiver !

A l’entrée du souk aux bijoutiers, Iturbide remarqua une boutique d’antiquaire et reconnu dans une des vitrines l’un des plus beaux colliers de son trésor de Grenade, négocié jadis auprès du marchand juif. Le patron de la boutique en voulait 10 fois le prix obtenu par le voyageur basque. Il lui expliqua qu’il l’avait acheté au grand négociant andalou Moïse Dayan de Grenade. A son avis ce collier d’or, rehaussé de turquoise et d’améthystes, avait appartenu à la Dame d’Elche, une princesse ibère d’Alicante, quatre siècles avant l’ère chrétienne ! Comme les ressources du voyageur commençaient à fondre, Iturbide vendit au marchand un bracelet d’or, qu’il négocia pour un bon prix !

Quand vint l’automne, ils reprirent la route et parvinrent à Salé, où  les marins avaient remis le bateau presque à neuf. Ils repartirent pour la dernière étape du voyage vers le sud.

 

Au seuil  du désert de Mauritanie.

 

Mogador n’était alors qu’une petite bourgade de pêcheurs, formée de maisons en pisé badigeonnées en bleu. Le but de cette escale était de découvrir cette population à prédominance juive, qui avait été l’une des premières à peupler la région ; c’étaient des tribus d’Israël qui avaient fui à l’est lors de l’exode d’Egypte. Cependant les ancêtres de ces habitants étaient pour la plupart des berbères convertis à la religion juive. Les synagogues attestaient la persistance de la foi, alors que les mosquées étaient peu nombreuses et les colonies chrétiennes semblaient avoir disparu. Une autre survivance intriguait Iturbide, les arganiers, ces arbres d’un autre âge, qui ne subsistaient qu’au Maroc. Ils partirent les découvrir dans les environs de Mogador : des arbres rabougris très vieux étaient investis par des chèvres ; celles-ci mangeaient toute l’écorce, les feuilles et les précieuses noix et pourtant cette forêt survivait ! Les voyageurs ramassèrent les précieuses noix qui faisaient une huile réputée, on verrait bien si elles germeraient ! En plein décembre il faisait toujours très chaud. Ils descendirent la mer en direction du désert et de l’estuaire de l’oued Draa.

 

Les mystères du Draa : où sont passés les éléphants ?

 

Tout en suivant la côte vers le Sud, la Maravilla s’approchait de l’embouchure de l’Oued Draa. Pendant le voyage Iturbide expliqua le but de son dernier voyage à Sean en lui faisant lire un manuscrit qui semblait très ancien. C’était la relation d’un voyage intitulé le périple d’Hannon, roi des Carthaginois, recopié par un moine. Ce personnage avait bien existé et avait entrepris un long voyage d’exploration, bien avant les Romains, son intention était de fonder des colonies nouvelles en Mauritanie. Il disait être parti avec 30 000 hommes et, après avoir franchi le cap Spartel, être descendu jusqu’à l’embouchure du Draa. Il, aurait alors observé un fleuve majestueux, bordé de terres fertiles, et surtout découvert dans ce fleuve une faune inattendue : des crocodiles, girafes, buffles et même éléphants. En 1500 ans le climat s’était peut-être modifié : il fallait vérifier la présence de ces animaux. Iturbide fit remarquer qu’il fallait se méfier des récits de voyages, parfois imaginaires.

En débarquant sur une crique abritée du vent, les voyageurs découvrirent un paysage incontestablement désertique et surtout un fleuve absent : quelques flaques. Pour vérifier une hypothèse, Iturbide s’avança dans l’estuaire à marée basse et vérifia qu’à quelques brasses, un courant d’eau froide venait du lit du fleuve. Donc il y avait bien une rivière souterraine. Une petite hutte abritait un berbère et ses chèvres, il leur loua deux ânes et proposa son fils Ali comme guide.

Ali savait parfaitement ce que des étrangers voudraient découvrir, il parla aussitôt des éléphants et les conduisirent en deux journées vers une grotte où il y avait des gravures rupestres. De magnifiques fresques rouges, aussi belles qu’à Altamira, représentaient des girafes, des autruches, des buffles, des hippopotames et des éléphants. Il était donc possible que des hommes préhistoriques aient cohabité avec ces animaux, puis la désertification avait fait son œuvre. Or, ces animaux ne peuvent pas vivre sans eau : ils n’existaient plus … Quelle déception : plus d’éléphants, les rêves des voyageurs étaient dissipés !

Ali, le guide, leur dit : « il est inutile de traverser l’Anti-Atlas et de chercher plus loin le cours du Draa, car il reste sec et se perd dans le désert avant de surgir très loin dans une oasis. En revanche, si vous voulez voir des crocodiles, remontez la côte pendant une semaine de marche vers l’embouchure du Souss ». Ils se résignèrent, revinrent au bateau et remontèrent vers le nord, jusqu’à l’autre fleuve.

D’ailleurs, après une semaine de voyage, ils découvrirent un véritable fleuve permanent. Un long cordon d’oasis fuyait vers l’horizon, les flancs de la montagne étaient couverts de maisons en pisé et de forts protégés contre les razzias. Une population importante vivait là. Les oasis étaient couvertes de champs de canne à sucre ; le sucre avait été l’une des richesses de l’empire romain et le royaume du Maroc continuait de l’exploiter. La surprise fut de découvrir dans le fleuve trois crocodiles, mais pas d’éléphants. Hannon n’avait pas tout inventé !

Les voyageurs décidèrent de remonter un affluent du Souss, vers les cimes de l’Atlas ; ils franchirent des défilés abrupts et des pistes dangereuses pour arriver vers de hauts plateaux. Les voyageurs avaient un dernier objectif botanique : découvrir les forêts de genévriers et de tuyas. Ces deux arbres s’étaient adaptés aux hivers froids, ils pourraient s’acclimater en Irlande et en Ecosse. Ils firent provision de plants et surtout de graines ; les thuyas étaient des arbres majestueux, dont le bois très dur se prêtait à la sculpture. L’expédition s’achevait ; ils descendirent vers la côte et renoncèrent à poursuivre vers le cap Bojador, où tant de navires s’étaient échoués et commencèrent leur périple de retour.

Le retour vers les contrées du nord dura un an et un beau jour ils arrivèrent en vue des îles de l’estuaire de la Forth. Le périple avait duré sept ans. Malheureusement la tempête était forte et ils s’échouèrent à peu de distance d’Edimbourg. Deuxième naufrage de Sean O’Connor ; deux marins se noyèrent et Iturbide faillit périr … Une nouvelle destinée attendait Sean.

 

Comment l’évêque de Durham décida de recruter Sean O’Connor !

 

Pauvre Maravilla, sept ans de périple sans accroc et le naufrage en fin de parcours ! Les mats étaient cassés, la coque percée, les voiles perdues, il fallait au moins six mois de réparations ! Heureusement les collections de graines et de nombreux plants d’arbres avaient été à l’abri des fuites de la coque. Le botaniste fit don de ses collections à l’université d’Edimbourg. Le capitaine Iturbide réunit son équipage pour faire part de sa détresse ; il fallait se séparer. Son compagnon Sean devrait faire autre chose : il avait 25 ans, marin il périrait un jour en mer ! Autant profiter de sa formation de botaniste. Il le conduirait auprès de l’un de ses amis de toujours, l’évêque de Durham, qui pourrait lui trouver une place de jardinier. Dans huit jours, ils partiraient pour l’évêché.

 

L’évêque de Durham était aussi un amoureux de la nature

 

Les voyageurs avaient emprunté une navette de voyageurs qui suivait la route romaine de York ; ils avaient  embarqué  les plants et les sachets de graines sélectionnés par Sean pour ses futures plantations. En arrivant en vue de la Cathédrale de Durham, Iturbide lui raconta l’histoire de cet évêché : « Il y a cent ans, après le meurtre de l’évêque Guillaume Waltcher, Guillaume de Saint Calais, un moine de l’abbaye de Saint Calais, avait été désigné par le roi Guillaume le Conquérant comme évêque de Durham. Son successeur, Rainulf Flambard, l’incendiaire, un évêque combattant, débuta la construction de la Cathédrale. Ses domaines étaient déjà considérables et les barons normands en étaient fort jaloux. En fait, les principaux châteaux du comté : Brancepeth, Middleham, Raby, Barnard … étaient des domaines de l’évêché et les barons étaient ses vassaux ».

L’évêque actuel, le quatorzième, Richard Poore, en fonction depuis 1229, était Anglais et très cultivé. « Je l’ai connu comme évêque de Salisbury, nous avons étudié ensemble à Paris, il se passionnait alors pour la botanique ».

Le site de Durham était exceptionnel, la ville était entièrement fortifiée et la Cathédrale, aussi belle que celle de York, était accotée à un château et protégée par des  murailles crénelées. Ils furent introduits dans le presbytère et Richard Poore donna l’accolade à Iturbide, heureux de le retrouver après tant d’années. Iturbide lui dit aussitôt le projet pour son compagnon irlandais. Aucun problème : « il vous suffit de visiter quatre ou cinq de mes domaines et de choisir le plus approprié, Sean O’Connor aura tous les moyens qu’il désire. Qu’il me construise le plus beau parc paysager de la région, j’y passerai mes vieux jours ». Pendant deux semaines Sean défricha le jardin du château. Un jour, ils partirent vers l’intérieur et découvrirent le château de Raby. Les terres étaient immenses ; des milliers de serfs auraient pu faire les travaux d’aménagement, mais c’était trop venté et trop froid. La châtelaine Isabelle Nevill les avait reçus avec chaleur, elle ne rêvait que d’arbres, mais la nature était ingrate. Le deuxième château était à côté de Durham, mais les terres étaient trop plates, il eut fallu des terrassements pour simuler des vallons.

 

Le choix définitif fut plus au nord, près d’Edimbourg, dans l’estuaire de la Forth, le lieu de leur naufrage. Barnard Castle avait été construit par un Normand, Bernard de Bailliol, également allié aux rois d’Ecosse, à la famille Bulmer et aux Nevill. La mer ne gelait pas en temps normal, très peu de neige et peu de vent. A l’arrière du château, une grande plaine permettrait d’aménager des perspectives arborées et de petits vallons abrités serviraient de gite pour les espèces délicates. Un petit manoir fut mis à la disposition du nouveau jardinier. Les amis se séparèrent. Iturbide lui dit : « Je rentre dans mon pays basque et je vais me marier avec une amie d’enfance ; tu devrais faire la même chose et ne pas attendre la cinquantaine. Je reviendrai te voir dans 20 ans, quand tout sera poussé » !

 

Le premier parc paysager et la première expérience de serres.

 

A cette époque toutes les terres étaient occupées par les nobles et les évêques commanditaires, souvent descendants des normands et des vikings. Le servage avait persisté suivant les coutumes de Normandie ; les conditions de vie des familles de paysans étaient aussi précaires dans les petits manoirs que dans les grands châteaux. Ces domaines étaient fortifiés en raison de la fréquence des guerres et du banditisme, c’est pourquoi leur abord était déboisé pour voir l’ennemi. Dès lors l’idée d’un parc paysager paisible semblait absurde : une utopie pour le plaisir des yeux où les visiteurs suivraient des allées sinueuses, bordées de grands chênes en devinant au loin la silhouette du château !

Les paysans de Barnard Castle devaient à leur seigneur des corvées et des livraisons en nature de céréales et de bétail. Avec l’accord de l’évêque, Sean supprima tout cela. Pour les moutons, les murs de pierre et les grilles espacées de barres de fer éviterait leur pénétration dans les plantations. Pour les champs de céréales, ils seraient transférés au midi, à proximité de la route du château. Les serfs mobilisés sur les chantiers seraient payés à la tâche et non à la journée.

Au fond du parc, les arbres les plus hauts, ceux qui dans un siècle atteindraient 50 à 70 mètres ; les chênes, tuyas et cèdres furent placés en quinconce, puis venaient les feuillus, frênes, châtaigniers et érables de la baltique, plus près du château des chênes verts d’Extremadure, des allées d’ifs et des buissons de genévriers, puis des massifs de rhododendrons. Enfin la grande allée menant au château fut plantée de chênes espacés de 30 pieds, des plants du Yorkshire, une variété dont les feuilles déchiquetées offraient à l’automne un magnifique tableau coloré. Un seul inconvénient, à partir des semences, dans dix ans, il n’y aurait que des arbrisseaux. Alors Sean eut une idée, inspirée par l’observation des plantations d’Iturbide dans la coque de la Maravilla. Chauffer !

Il fit installer près de son manoir un grand four, comme il en avait vu à Fès, pour faire du charbon de bois ; le four était relié par des tuyaux à un vaste hangar en bois muni de baies vitrées. Un système d’arrosage perfectionné était installé. Les graines semées dans un terreau fertile, germaient très vite ; puis les plants grandissaient même pendant l’hiver. Restait l’acclimatation progressive des plantes et leur installation en pleine terre. Il y eut des échecs, mais dans l’ensemble le hangar chauffé  était efficace.

Il fallait songer à se marier : Sean avait remarqué dans les antichambres de l’évêché un fort joli minois, qui appartenait à une nièce de Richard Poore, Mary Bulmer, donc un membre de la famille du baron de Barnard ! Sean était fort timide : il n’avait pas rencontré de femmes pendant ses voyages et surtout pas des jeunes filles de la noblesse. Et cependant il lui parla et raconta ses aventures, puis sa passion de jardinier. Elle fut séduite ; de rendez-vous en rendez-vous, ils finirent par se déclarer leur amour. Il soumit sa requête de mariage, qui fut agréée par l’évêque, par le baron et surtout par Mary.

Plus tard, bien plus tard, Iturbide apparut un jour à la porte du manoir, il avait 77 ans ! Il se fit reconnaître par Sean, puis découvrit sa jolie femme et ses trois adolescents. Pedro put admirer la serre chauffée et la perspective dégradée des arbres. Les jardins de la propriété étaient les plus beaux du Yorkshire.

Incroyable, mais vrai, Pedro Iturbide avait fait la même chose que Sean O’Connor : il s’était marié et était père de trois enfants. Il était revenu à Grenade où il avait semé et planté ses semences de Mauritanie et ses plants de genévriers ; hélas les arganiers avaient refusé de pousser !  Bien plus Iturbide avait rencontré à Ronda la femme de sa vie, une gitane !

 

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